Le bonheur est-il dans la décroissance ?

Si la croissance soulève des problèmes manifestes, la décroissance est une notion controversée. Christophe Caresche, Géraud Guibert et Diane Szynkier examinent sa pertinence et ses limites : la décroissance peut-elle être utile à une gauche qui conjuguerait préoccupations sociales et écologiques, progressisme et responsabilité ?

La croissance est-elle aujourd’hui encore la solution, ou n’est-elle pas en passe de devenir le problème ? Ses excès, sa démesure, ses conséquences sur l’environnement, sur la société et sur l’économie elle-même, soulèvent des questions qui ne peuvent plus être ignorées. Pour autant, les réticences sont nombreuses et vives dès que l’on parle de décroissance. Sont-elles fondées ? Christophe Caresche, Géraud Guibert et Diane Szynkier proposent d’analyser la pertinence du concept autant que ses limites.

Avant toute chose, ils pointent ce qui constitue peut-être le cœur du malentendu : pris au sens strict, le terme de décroissance évoque la régression, la stagnation de la technique, la diminution des richesses et apparaît ainsi comme l’exacte antithèse du progrès. Mais la décroissance n’est pas une alternative concrète, ni un programme ; sa véritable vertu réside dans sa critique du dogme du salut par la croissance et sa capacité à réveiller les consciences. Cette invitation à remettre en cause les bases du système capitaliste et de la société de consommation ne peut laisser la gauche insensible. Mais comment concilier ces critiques légitimes avec le progressisme auquel il n’est pas question pour la gauche de renoncer ?

D’abord, en reconnaissant la légitimité de cette contestation de la croissance. De fait, les auteurs s’accordent avec les tenants de la décroissance sur un certain nombre de points. La logique actuelle de croissance prédatrice débouche sur l’épuisement des ressources naturelles, et vouloir répondre par davantage de progrès aux dangers engendrés par le progrès lui-même relève du pari : rien ne garantit l’infaillibilité de ce calcul. Mais, au-delà de la question écologique, de façon peut-être plus fondamentale encore, l’idée même selon laquelle la croissance implique le progrès doit être nuancée. Le chômage, l’effritement du lien social, la déshumanisation du travail, conséquences de l’obsession pour la productivité et la richesse, autorisent à douter de la réalité de ce progrès sur le plan humain comme sur le plan social. A cet égard, le PIB, qui ne mesure que les activités marchandes, constitue un indicateur partiel et insuffisant dudit progrès. L’avènement d’une société d’hyperconsommation engendre l’aliénation psychologique de ses membres, les assujettit au règne de l’argent et de la logique marchande et s’ajoute aux motifs de contestation de la croissance.

Mais les ambiguïtés et les limites de ce concept de décroissance ne peuvent être ignorées. Il souffre d’abord de l’absence de définition politique positive. Certains « objecteurs de croissance » reconnaissent ainsi la difficulté d’inventer un nouveau récit pour l’imaginaire collectif : la part de sacrifice que la décroissance présuppose rend particulièrement délicate l’imposition d’un tel projet. La décroissance a ainsi pu être stigmatisée parce que les populations et pays les plus pauvres pâtiraient les premiers de sa logique de réduction globale. Le programme politique concret de ses partisans présente en outre de graves lacunes sur la question de la transition et de ses modalités. Les tenants de la décroissance récusent l’idée d’une croissance verte, reléguée au statut de « mirage » (Hervé Kempf) parce qu’aussi inefficace que socialement inégalitaire et se montrent tout aussi critiques à l’égard des « développementalistes ».  C’est qu’il ne s’agit pas, pour les décroissants, de rendre le système plus vertueux mais bien de changer de système. Or, cette volonté de rupture radicale les place dans une posture contestataire finalement peu opérationnelle. Quel crédit accorder par ailleurs à une position qui récuse toute forme de progrès technique ? Il serait absurde et déraisonnable de se priver de l’apport du progrès technique – qui n’est ni bon ni mauvais en lui-même, sa valeur dépendant entièrement de l’utilisation qui en est faite – pour répondre à la crise écologique. Enfin, face à l’accroissement démographique, le développement apparaît comme une solution incontournable.

Entre ces deux options, la gauche doit tracer sa voie propre, proposer une synthèse entre écologie et solidarité. Ces deux questions sont interdépendantes : la politique sociale ne peut pas ne pas prendre en compte les enjeux écologiques ; réciproquement, et quoi qu’en disent certains décroissants, la politique écologique suppose au préalable la réduction des inégalités sociales. Imaginer une modification profonde dans la façon de mesurer la croissance, sortir de la logique de chiffres, améliorer la qualité de l’indice du PIB en prenant en compte d’autres paramètres serait un premier pas. La mise en place d’un revenu maximal autorisé et la création d’un revenu universel d’existence participeraient à la réduction des inégalités. Pour rompre avec le tout consommation, la gauche aurait aussi tout intérêt à considérer le combat mené par les décroissants contre la publicité envahissante et agressive, et à en proposer une limitation dans le temps et l’espace. D’autres points de convergence pourraient être trouvés entre les partisans de la décroissance et la pensée social-démocrate, autour d’une volonté commune de concevoir une autre économie, qui s’appuierait sur des bases nouvelles. La relocalisation, avec un soutien aux petites entreprises, à l’artisanat, au commerce de proximité, ainsi qu’une attention particulière à l’agriculture paysanne et vivrière, le ralentissement du rythme des activités, la priorité donnée à l’usage contre la logique d’accumulation des biens de consommation et du gaspillage pollueur (en valorisant l’économie de recyclage et en développant l’économie de la fonctionnalité) seraient autant de propositions sur lesquelles décroissants et sociaux-démocrates sont susceptibles de s’accorder.

Telle est, selon les auteurs du présent essai, la perspective à retenir pour la gauche : celle d’une conjugaison entre préoccupations sociales et préoccupations écologiques, entre solidarité et responsabilité.

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