Le bilan de la présidence allemande du Conseil européen

La présidence allemande du Conseil européen s’est achevée le 31 décembre 2020. Comment juger la performance de Berlin au terme de ces six mois marqués par la crise liée au coronavirus, la dégradation de la situation économique et les difficiles négociations entre les vingt-sept pour tenter d’y apporter une réponse commune ? Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse le bilan de la dernière présidence allemande de l’ère Merkel.

« Beaucoup des choses n’ont pas pu être mises en œuvre, et c’est dommage ». C’est par cette formule plus que typique de la chancelière allemande qu’Angela Merkel a choisi de résumer la présidence allemande du Conseil européen.

De fait, l’Allemagne s’était préparée depuis longtemps pour cette présidence du Conseil européen, pour laquelle elle avait planifié de nombreux thèmes de travail et projets de réformes. Mais la pandémie est venue perturber ce programme, et la présidence allemande de l’Union européenne (UE) au deuxième semestre 2020 a donc dû pivoter vers la lutte contre le coronavirus et la négociation de mesures d’urgence pour tenter de limiter autant que possible les conséquences sanitaires, économiques et sociales de la crise pour les citoyens européens.

Pour mesurer le chemin parcouru, il faut rappeler la situation qui était celle de l’UE au moment où la première vague du coronavirus s’abattait sur elle au cours du premier semestre 2020. Dans des discours presque quotidiens, la présidente de la Commission plaidait sans succès pour que les États membres s’entendent sur une approche commune contre le virus. Les frontières se fermaient sans aucune concertation au sein de l’espace Schengen, la solidarité européenne s’effaçait derrière les urgences nationales, et le refus de la France ou de l’Allemagne d’exporter le peu de masques à leur disposition obligeait les nations les plus touchées, l’Italie et l’Espagne, à jouer le jeu de la propagande anti-européenne en se tournant vers la Russie et la Chine pour les fournir en blouses médicales et en masques de protection. Face à l’échauffement des esprits, la Commission apparaissait impuissante. Dans les milieux économiques, on craignait une dévastation économique européenne et mondiale, tandis que les bourses connaissaient un effondrement comparable à celui de la crise financière de 2007-2008. Certains pays vivaient sous la menace d’une hémorragie économique à court terme, tandis qu’à moyen terme on voyait se dessiner à l’horizon la menace d’une rupture de la zone euro, voire de l’UE.

La Covid-19 et le tabou brisé de la dette commune

C’est précisément à ce moment que l’Allemagne a pris la présidence de l’UE et aidé à stabiliser la situation. Des programmes de sauvetage dotés de sommes astronomiques ont été déclenchés au niveau européen et, de façon encore plus notable, un tabou longtemps considéré par les Allemands comme totalement inviolable a été brisé : un emprunt conjoint européen assorti d’une clause de solidarité entre les États membres. Alors que l’Allemagne s’y refusait depuis des années, la chancelière Angela Merkel et son ministre des Finances Olaf Scholz ont réussi en très peu de temps à convaincre leur partis et leurs groupes parlementaires de la CDU/CSU et du SPD à accepter l’idée d’un endettement commun à l’ensemble de l’UE.

C’est sans doute là le succès le plus marquant, pour ne pas dire historique, de la présidence allemande. Il est d’autant plus important que le cadre financier pluriannuel et l’instrument de reconstruction («Next Generation EU») autorisent désormais pour la première fois l’UE à emprunter collectivement de l’argent sur les marchés financiers et à redistribuer ces fonds sous la forme de prêts et, surtout, de subventions qui n’auront pas à être remboursées. Avant le coronavirus, un tel mécanisme n’aurait pas été possible : il n’aurait pas été approuvé par l’Allemagne, et le gouvernement britannique s’y serait également opposé s’il avait encore été présent à la table des négociations européennes.

L’UE semble avoir tiré les leçons de ses erreurs passées. Alors que, pendant la crise financière de 2007-2008, les gouvernements allemand et français avaient adopté une attitude moralisatrice et puni la Grèce pour « ses erreurs » de gestion, l’UE a cette fois-ci fait le choix de la solidarité en mobilisant 750 milliards d’euros d’aides à très court terme. Le mérite de ce succès revient à l’entente franco-allemande retrouvée et au soutien qu’a su apporter Emmanuel Macron à l’action d’Angela Merkel et de son ministre des Finances Olaf Scholz. Cette entente historique a été décidée au sommet de juillet 2020, au cours duquel le gouvernement fédéral d’Allemagne a sauté par-dessus son ombre politique.

Le budget reste l’instrument politique le plus important de l’UE. C’est lui qui assure le fonctionnement de multiples programmes financiers qui, à l’image des fonds structurels, sont souvent indispensables pour le bon fonctionnement de certains pays européens. Que l’UE s’entende sur un budget de plus de 1000 milliards d’euros et sur ces 750 milliards d’euros de prêts n’est donc pas une mince affaire. Toutefois, le budget demande en même temps au moins une certaine discipline économique pour garantir l’accès au marché européen qui promet croissance et meilleur bien-être pour les citoyens, et donc assure souvent pas moins que le pouvoir politique.

Le mérite en revient en grande partie à la présidence allemande et à la diplomatie qu’elle a su déployer face aux quatre pays frugaux. L’affaire aurait été autrement plus compliquée à faire aboutir si un pays moins important s’était trouvé à la présidence de l’UE.

L’Union des valeurs contre l’Union des avantages économiques

Mais le travail est encore loin d’être achevé, et l’UE devrait par la suite s’atteler à la difficile tâche de négocier les détails de l’accord afin de répondre à plusieurs exigences qui sont parfois contradictoires : faire en sorte que les 1800 milliards d’euros d’aide relancent rapidement l’économie tout en répondant aux exigences de la protection environnementale et au défi de la numérisation.

Le Conseil européen s’est très vite entendu sur le principe général d’une réduction d’au moins 55% des émissions de CO2 d’ici 2030 par rapport à leur niveau de 1990, mais le climat n’a pas été suffisamment pris en compte par les dirigeants européens qui ont préféré se concentrer sur la relance économique. Il revient désormais à la présidence portugaise d’en faire une véritable priorité.

Lier le plan de relance aux questions économiques était moins difficile que soumettre la distribution de ces fonds également au respect de l’État de droit et des valeurs européennes, un point qui a failli faire échouer le plan de sauvetage de l’UE. En effet, on a encore une fois pu constater que, aux yeux de certains pays européens, l’argent des subventions européennes revêt une bien plus grande importance que les valeurs censées les accompagner. La présidence allemande a donc été contrainte d’accepter la cruelle réalité : en dépit des efforts de plusieurs pays pour en faire un espace politique et solidaire, l’UE reste en premier lieu une communauté économique et financière au sein de laquelle les intérêts nationaux conservent la priorité.

Malgré la réussite des innovations budgétaires qu’elle a su négocier et les montants exorbitants des prêts auxquels elle a consenti, la présidence allemande aurait été considérée comme un échec politique si elle avait été privée du soutien de la Hongrie et de la Pologne sur le budget européen. En menaçant de rejeter le budget européen et de paralyser l’ensemble du plan de relance des vingt-sept, ces deux pays ont habilement tourné à leur avantage la règle de l’unanimité européenne pour obtenir que Bruxelles ne conditionne pas ses aides au respect de l’État de droit.

Le premier ministre hongrois Viktor Orbàn s’est particulièrement illustré à cette occasion avec un calcul tout à fait diabolique. Dans une interview publiée dans le prestigieux hebdomadaire allemand Die Zeit quelques jours avant le conseil européen de décembre, celui-ci a expliqué sans aucune gêne le fond de sa pensée : « Les pays dans le besoin veulent l’argent vite. Donnons-leur cet argent. Les autres pays veulent de nouvelles règles d’État de droit. Très bien, discutons-en. La première chose, nous devons nous y mettre tout de suite. La seconde est moins urgente et peut attendre quelques mois ».

S’ils brillent par leur cynisme, ces propos ont au moins le mérite d’illustrer les divisions qui caractérisent les vingt-sept, entre d’un côté ceux qui souhaitent approfondir la construction européenne pour en faire un espace politique intégré capable de fournir un contre-modèle à l’autoritarisme chinois ou russe, et ceux qui se contentent d’une structure économique à même de leur apporter des avantages économiques et financiers.

Lorsque les traités fondateurs européens ont été signés à Rome en 1957, une union européenne des valeurs n’était pas à l’ordre du jour. Ce n’est qu’au fur et à mesure, principalement sur la base de la jurisprudence de la Cour européenne de justice, que la Communauté économique européenne s’est transformée en une alliance invoquant les valeurs communes aujourd’hui énumérées à l’article 2 du traité de l’UE.

Lorsque l’UE s’est élargie en 2004 à de nouveaux pays de l’est et du sud de l’Europe, les traités d’adhésion engageaient donc ces derniers à respecter un certain nombre de valeurs : la démocratie, la liberté d’expression, la protection des minorités, le respect de l’État de droit et de l’indépendance de la justice devaient désormais être intégrées dans leur droit national. Cette obligation a ensuite été encore renforcée par le traité de Lisbonne de 2007, qui confère une valeur juridiquement contraignante à la charte européenne des droits fondamentaux.

C’est ce traité de Lisbonne qui constitue aujourd’hui la dernière chance de sauver des pays comme la Hongrie, la Pologne, la Roumanie ou la Slovénie des dérives autoritaires de leurs dirigeants. Cependant, les défenseurs d’une Europe éclairée pâtissent d’un désavantage : si l’article 2 du traité sur l’Union européenne affirme que cette Union est bien fondée sur les valeurs de l’État de droit, l’absence d’instruments juridiques pour sanctionner d’éventuels reculs démocratiques crée un flou qui profite aux partisans de l’illibéralisme. Il leur est d’autant plus facile de se soustraire aux sanctions que la notion d’État de droit diffère d’un pays à l’autre de l’UE et est soumise à un vaste champ d’interprétation : l’État de droit français ne recouvre pas le même spectre que le « Rechtsstaat » allemand. En plus d’être politique et éthique, il existe donc une vraie difficulté juridique à définir d’une manière uniforme les règles et principes d’un État de droit européen.

La séquence politique actuelle découle de ce flou. Il explique la difficulté des négociations autour de la conditionnalité des aides européennes, mais pas seulement. En effet, la perspective de voir les aides européennes réduites de façon substantielle constituait une menace directe pour la survie politique des gouvernements hongrois et polonais. Ce sont en effet ces aides qui permettent au PiS polonais et au gouvernement de Viktor Orbàn de financer leur politique clientéliste dans les zones rurales. Au-delà de l’utilité économique de ces aides et de leur exploitation politique, leur suspension enverrait le message que ces deux pays ne sont pas des États de droit mais des régimes autoritaires potentiellement instables, ce qui pourrait dissuader certains investisseurs étrangers de maintenir ou d’accroître leur présence sur place. Les conséquences économiques pourraient être dramatiques.

Pour ces pays, la question de la non-conditionnalité des aides était donc cruciale. Alors que l’Europe sort généralement de ses blocages par la négociation et le compromis, leur obstructionnisme n’a pu être contourné qu’en utilisant la méthode de la carotte et du bâton. Même la chancelière Merkel, pourtant au pouvoir depuis 2005 et parfaitement rodée aux négociations européennes, ne semblait pas trouver de solution adéquate, et le compromis qui a été négocié, s’il permet de gagner du temps et d’assurer le bon fonctionnement de l’UE à court terme en temps de crise, s’est fait sur la base du plus petit dénominateur commun.

Angela Merkel aurait incontestablement pu adopter une position plus dure face à Viktor Orbàn, mais elle a sans surprise préféré s’en tenir à sa méthode habituelle basée sur le pragmatisme : l’unité et le bon fonctionnement des institutions priment sur le reste.

L’Union européenne reste une Union à réformer

Malgré l’importance des désaccords initiaux, la compétence diplomatique de la présidence allemande a permis de parvenir à un accord. En parvenant à rassembler et à faire avancer les vingt-sept, l’Allemagne, sa chancelière et son gouvernement ont montré qu’un grand pays de l’UE pouvait réussir là où les institutions européennes échouent encore trop souvent. Ce dernier semestre 2020 a montré que l’UE pouvait s’améliorer, mais les difficultés observées nous rappellent encore une fois que la règle de l’unanimité imposée par les traités européens peut être un frein au progrès.

Si l’UE ne brille pas en ce début d’année 2021, elle a au moins su limiter les dégâts considérables qu’on pouvait redouter de la crise sanitaire et économique historique que le monde traverse. De ce point de vue, la présidence allemande de l’UE doit être considérée comme un succès. Le pragmatisme d’Angela Merkel a su permettre à l’UE de se donner les moyens de faire face à la pire crise de son histoire. Alors qu’elle s’apprête à passer la main, il faut y voir son testament politique à l’attention de l’UE. Mais ces directives suffiront-elles à l’UE pour se sortir de la deuxième et de la troisième vagues du coronavirus ? Rien n’est moins sûr.

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