L’archipel électoral mélenchoniste

Pour sa troisième candidature à l’élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon a recueilli près de 22% des voix. S’il a raté de peu la qualification, il est néanmoins parvenu à améliorer de près de 2 points son résultat de 2017 et Jérôme Fourquet montre qu‘il a rassemblé un vaste électorat aux composantes assez disparates1Les cartes ont été réalisées par Sylvain Manternach, géographe et cartographe, et Céline Colange (Laboratoire MTG de l’Université de Rouen)..

Un électorat interclassiste

En effet, alors que les électorats d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen sont très typés sociologiquement (CSP+ surreprésentées pour Macron et meilleurs scores parmi les CSP- pour Le Pen), le vote Mélenchon est lui très homogène professionnellement. Comme le montre le graphique suivant, il atteint dans toutes les catégories un score compris entre 21% et 27%. Par rapport à 2017, il progresse un peu chez les cadres et professions intellectuelles et recule légèrement auprès des professions intermédiaires, ces évolutions accentuant la dimension interclassiste de son électorat.

2017-2022 : le vote Mélenchon par CSP

On notera à ce propos que l’« insoumis » revendiquant un héritage marxiste, marqué par la grille de lecture de la lutte des classes, est le candidat présentant l’électorat le moins clivé sociologiquement. Il en va de même si on analyse les résultats en termes de statut : 23% parmi les salariés du public contre 25% dans le privé, mais également 22% auprès des artisans-commerçants et un score élevé (30%) auprès des chômeurs. Jean-Luc Mélenchon fédère donc à la fois des professions intellectuelles du public (enseignants, chercheurs, professions de la culture), mais aussi des petits indépendants et des classes moyennes et populaires, du privé comme du public.

La dimension interclassiste du vote Mélenchon renvoie également à une forte diversité du recrutement de son électorat en termes de niveau éducatif. Si les électorats de Macron et de Le Pen sont très marqués de ce point de vue (le candidat de LREM atteint par exemple 36% parmi les détenteurs d’un diplôme supérieur à Bac+2/3 quand la représentante du RN recueille le même score parmi les non-bacheliers), Mélenchon parvient à rassembler entre un quart et un cinquième des voix à tous les étages de la pyramide éducative, ceci traduisant la diversité de ses soutiens sur le plan socioprofessionnel. 

2017-2022 : le vote Mélenchon par niveau de diplôme

Si Mélenchon a donc brassé large au sein du monde du travail, c’est assez logiquement dans les milieux syndiqués que l’écho de sa campagne a été le plus manifeste. Il n’obtient ainsi « que » 19% parmi les salariés ne se sentant proches d’aucun syndicat contre pratiquement le double (35%) parmi ceux qui se déclarent proches d’une confédération. C’est parmi les sympathisants de la CGT (44%, contre seulement 7% pour le communiste Fabien Roussel) et de FO (41%) qu’il enregistre le meilleur soutien, même si 25% des proches de la CFDT ont également voté pour lui. Pour reprendre une vieille expression, ce qui reste du « mouvement ouvrier organisé » a donc constitué un point d’appui électoral important pour Jean-Luc Mélenchon au sein du salariat.           

Le candidat « insoumis » en tête parmi les jeunes : Mélenchon, le Sanders français

À côté du salariat syndiqué ou proche d’un syndicat, la jeunesse représente une autre composante importante de l’électorat « insoumis ». Comme c’était déjà le cas en 2017, Mélenchon est en tête dans la jeunesse avec 36% des voix de 18-24 ans (contre 21% pour Emmanuel Macron et 18% pour Marine Le Pen), mais il renforce encore son audience dans cette tranche et dans les générations les moins âgées, alors qu’il ne progresse quasiment pas auprès des 50-64 ans et des soixante-cinq ans et plus, qui n’ont été que 12% à glisser un bulletin Mélenchon dans l’urne. La structure du vote Mélenchon par tranches d’âge se trouve du coup encore plus typée cette année avec un très fort écart de scores entre les 18-24 ans et les soixante-cinq ans et plus.

2017-2022 : le vote Mélenchon par tranches d’âge

Ainsi, le candidat le plus âgé est celui qui a été le plus soutenu par les jeunes et le moins plébiscité des « grands candidats » par les personnes de sa propre génération. Les thématiques et les propositions portées par Mélenchon, qu’il s’agisse de la critique radicale du capitalisme, de la planification écologique, du revenu minimum étudiant ou de la créolisation de la société ont manifestement moins résonné parmi les seniors que parmi les plus jeunes, qui étaient nombreux dans ses meetings comme parmi ses militants. Comme le souligne Jean-Laurent Cassely, le candidat de l’Union populaire a été porté par la « génération climat », « celle qui interpelle les “boomers” pour leur indifférence supposée vis-à-vis du réchauffement climatique. Celle, ensuite, qui se reconnaît dans les nouveaux combats culturels de la gauche, en particulier ceux liés au féminisme et à l’antiracisme, pour lesquels le candidat “insoumis” a donné des gages tout au long de sa campagne2Voir Jean-Laurent Cassely, « Anatomie de la coalition Mélenchon 2022 », L’Express, 14 avril 2022.. » Le fait que Mélenchon et son équipe aient beaucoup investi les réseaux sociaux et maîtrisent les codes de la culture digitale a sans doute également été utile pour parler à cette jeunesse. Un candidat relativement âgé, porteur d’un discours très à gauche et suscitant l’enthousiasme d’une grande partie de la jeunesse, notamment chez les diplômés : le profil de la candidature de Jean-Luc Mélenchon n’est pas sans rappeler celui de Bernie Sanders aux États-Unis.  

Un recul dans les vieux fiefs communistes de province mais une forte progression dans les grandes villes

Sous une apparente stabilité de son étiage électoral sur le plan national, son score passant de 20% en 2017 à 22% à 2022, la géographie du mélenchonisme se caractérise par des évolutions marquées et contrastées. Sous l’effet de la concurrence de Fabien Roussel – le PC ayant décidé de partir sous ses propres couleurs alors qu’il avait soutenu Mélenchon en 2012 et 2017 –, l’« insoumis » voit son score s’éroder parfois assez sensiblement dans la plupart des zones d’influences historiques du PC. C’est le cas dans le bassin minier du Pas-de-Calais, dans le Valenciennois, à Dieppe, dans l’agglomération havraise ou dans le sillon mosellan, par exemple. Mais les vieux bassins industriels ne sont pas les seuls concernés. On constate la même érosion dans le Vimeu (Somme), le Cher, l’Allier, la Haute-Vienne, la Corrèze, la Dordogne, les Hautes-Pyrénées, les Landes ou bien encore dans ce qui reste de l’ancien Midi rouge dans le Languedoc. De la même façon que les parrainages de maires communistes ont manqué à Mélenchon3Voir Analyse et géographie des parrainages en faveur des différents candidats à la présidentielle, Ifop focus n°228, février 2022., une partie de l’électorat communiste de province lui a préféré le candidat du Parti.   

Évolution du score de Jean-Luc Mélenchon entre 2017 et 2022

Mais ces pertes dans la partie de la « France périphérique », correspondant à la survivance de la vieille implantation communiste, ont été plus que compensées par des progressions très significatives du candidat de l’Union populaire dans d’autres territoires. On observe tout d’abord une poussée très marquée dans la plupart des grandes métropoles régionales et à Paris, comme l’indique le tableau suivant.  

2017-2022 : évolution du vote Mélenchon dans les grandes villes françaises
Villes% Mélenchon 2017% Mélenchon 2022Progression
Montpellier31,5%40,7%+ 9,2 pts
Lille29,9%40,5%+ 10,6 pts
Grenoble28,8%38,9%+ 10,1 pts
Toulouse29,2%37%+ 8,2 pts
Rennes25,9%36,3%+ 10,4 pts
Strasbourg24,4%35,5%+ 10,1 pts
Nantes25,5%33,1%+ 7,6 pts
Lyon22,8%31,1%+ 8,3 pts
Marseille24,8%31,1%+ 6,3 pts
Paris19,6%30,1%+ 10,5 pts
Bordeaux23,4%29%+ 5,6 pts

Dans ces métropoles universitaires abritant de nombreux étudiants, Mélenchon enregistre des progressions atteignant parfois 10 points. Ce « grand bond en avant » ne peut cependant pas s’expliquer uniquement par l’écho croissant rencontré par le discours des « insoumis » dans la jeunesse ou les milieux universitaires. Ces grandes villes sont historiquement des fiefs du Parti socialiste et des écologistes (qui les dirigent quasiment toutes, à l’exception de Toulouse) et toute une partie de cette gauche urbaine, comprenant les fameux « bobos », mais également d’autres groupes sociaux, a manifestement encore plus massivement qu’en 2017 pratiqué le vote utile à gauche en faveur de Jean-Luc Mélenchon. Ce dernier y capte également par ailleurs une frange de l’électorat de gauche qui avait voté Macron en 2017 et qui, à l’issue d’une mandature orientée à droite, s’est sentie flouée et a décidé de sanctionner le sortant en votant pour le candidat « insoumis », qui récupère 8% des voix macronistes de 2017. Ce transfert s’observe par exemple dans l’est parisien avec un recul de près de 7 points pour Emmanuel Macron dans les 11e et 20e arrondissements, quand Jean-Luc Mélenchon y progresse de 12 et 16 points.

Les scores élevés du candidat « insoumis » dans les grandes métropoles régionales sont également à mettre en regard avec une autre caractéristique sociologique de l’électorat « insoumis » qui se recrute bien davantage dans la France des locataires (30%) que dans celle des propriétaires (17%). Dans ces grandes villes, les prix de l’immobilier sont élevés et rendent difficile l’accession à la propriété pour les jeunes, les classes moyennes et les catégories dotées d’un capital culturel et scolaire important, mais ne disposant que d’un niveau de revenus assez moyen, soit autant de clientèles électorales des « insoumis ». Tous ces éléments ont contribué à alimenter une puissante dynamique en faveur de ce mouvement dans ces grandes villes, où Mélenchon a phagocyté quasiment tout l’électorat de gauche local, au point de virer en tête dans bon nombre de ces capitales régionales, comme cela a été le cas à Montpellier, Marseille, Grenoble, Strasbourg, Lille, Rennes, Nantes ou bien encore à Toulouse.   

Le vote banlieusard

Les villes-centres des principales métropoles françaises ne sont pas les seuls théâtres de la poussée mélenchoniste, qui s’observe encore plus spectaculairement dans les communes de banlieue et notamment en Île-de-France, comme l’illustre le tableau suivant.

2017-2022 : évolution du vote Mélenchon dans certaines communes de la banlieue francilienne
Villes% Mélenchon 2017% Mélenchon 2022Progression
Garges-lès-Gonesse39,9%62,1%+ 22,2 pts
Saint-Denis43,4%61,1%+ 17,7 pts
Gennevilliers47,1%61,1%+ 14 pts
Trappes32,6%60,6%+ 28 pts
Stains41,2%60,2%+ 19 pts
Bobigny43,2%60,1%+ 16,9 pts
Aubervilliers41,1%60%+ 18,9 pts
Grigny42,3%56,8%+ 14,5 pts
Sevran36,5%54,9%+ 18,4 pts
Goussainville33%52,5%+ 19,5 pts

On constate également le même phénomène en province dans des villes comme Creil ou Vaulx-en-Velin, par exemple, où Jean-Luc Mélenchon atteint 54,9% des suffrages exprimés dans ces deux communes. En cinq ans, l’audience électorale du mélenchonisme a donc considérablement prospéré dans ces villes de banlieue, où il est devenu hégémonique en préemptant tout le vote de gauche et notamment les voix qui s’étaient portées sur Benoît Hamon en 2017 (à Trappes, par exemple).

Les données d’enquête de l’Ifop indiquent une forte prévalence de ce vote parmi les foyers les plus modestes. Mélenchon passe ainsi de 13% parmi les tranches de revenus les plus aisés à 31% parmi les personnes gagnant moins de 900 euros. De la même manière, si 17% des salariés en CDI ont glissé un bulletin Mélenchon dans l’urne, les salariés plus précaires se sont davantage portés sur lui : 27% parmi les intérimaires et 33% chez les personnes en CDD (et 30% parmi les chômeurs, comme on l’a vu précédemment). On retrouve la même logique en termes de type de logement occupé. Mélenchon recueille 17% des voix des personnes résidant en maison individuelle, 22% parmi ceux vivant dans un immeuble privé, mais pas moins de 29% auprès de ceux qui occupent un HLM. Ces populations très modestes sont surreprésentées dans ces communes de banlieue et y ont constitué une composante essentielle du vote Mélenchon. La direction des « insoumis » avait d’ailleurs fait de la mobilisation de cette population un objectif prioritaire et avait déployé d’importants efforts militants dans ces quartiers populaires et d’habitat social pour inciter à aller voter et lutter contre l’abstention.   

2017-2022 : évolution du vote Mélenchon en Île-de-France

Mais ces scores impressionnants de Jean-Luc Mélenchon en banlieue ne s’expliquent pas uniquement par la dimension sociale liée au niveau de vie et à la précarité de ces populations. Le facteur ethnoculturel a sans doute également joué un rôle important. Une enquête Ifop pour La Croix a en effet montré que pas moins de 69% des personnes de confession musulmane avaient voté pour le candidat « insoumis », que ses adversaires ont souvent taxé d’« islamo-gauchiste ». En 2017, cet électorat avait déjà soutenu ce candidat – qui avait obtenu 37% des voix musulmanes4Sondage Ifop réalisé on line auprès d’un échantillon national représentatif de 5 770 personnes le 23 avril 2017 pour Pèlerin. –, mais la progression est, cette année, spectaculaire. Le fait que Mélenchon et ses lieutenants aient participé aux mobilisations contre l’islamophobie, qu’ils se soient opposés aux tenants d’une laïcité trop stricte (notamment dans le cadre des débats sur la loi sur « le séparatisme ») ou qu’ils aient dénoncé les contrôles au faciès a sans doute généré un sentiment de proximité et de reconnaissance dans cet électorat. On peut également penser que la candidature d’Éric Zemmour a suscité cette année de l’inquiétude dans toute une partie de l’électorat musulman qui s’est mobilisée en faveur de Jean-Luc Mélenchon, car il leur est apparu comme le meilleur rempart politique face au zemmourisme, comme l’explique un jeune habitant de la cité de la Solidarité (dans le 15e arrondissement de Marseille) : « Mélenchon, c’est le seul qui nous a défendus quand Zemmour et Le Pen ont attaqué les musulmans5Voir Gilles Rof, « Dans les quartiers populaires de Marseille, l’islamophobie de la campagne a dopé le vote pour Jean-Luc Mélenchon », Le Monde, 12 avril 2022.. » Dans cet électorat, le candidat de l’Union populaire a donc bénéficié d’un vote utile pour faire barrage à l’extrême droite. Il a capté les voix assez nombreuses qui s’étaient portées sur Benoît Hamon en 2017 (17% à l’époque contre seulement 4% cette année pour le total Hidalgo+Jadot), mais également celles issues de la déception suscitée par Emmanuel Macron qui recule sensiblement dans cet électorat en passant de 24% en 2017 à 14% cette année.   

Dans la dernière ligne droite de la campagne, différents messages émanant de leaders d’opinion musulmans (imans, influenceurs, personnalités) appelant à voter pour Jean-Luc Mélenchon ont circulé sur les réseaux sociaux, ce qui a entretenu et alimenté la dynamique électorale dans les banlieues françaises, comme parmi les binationaux résidant au Maghreb. L’« insoumis » réalise ainsi, par exemple, 54,5% des voix à Tanger, 52,8% à Fès-Oujda, 47,5% à Rabat 6Voir Ghita Zine, « Élections présidentielles 2022 : au Maroc, Mélenchon en tête, l’extrême droite perce à Agadir et Marrakech », Yabiladi News, 11 avril 2022. ou bien encore 55,4% parmi les électeurs français résidant en Algérie.

Comme on l’a vu précédemment, Jean-Luc Mélenchon a souffert de la concurrence de Fabien Roussel dans certains fiefs communistes. C’est notamment le cas dans des villes industrielles ou anciennement industrielles de province comme La Grand-Combe dans l’ancien bassin minier d’Alès, Avion dans le Pas-de-Calais, Gonfreville-l’Orcher dans la banlieue ouvrière du Havre, Oissel dans celle de Rouen, Martigues et sa raffinerie en bordure de l’étang de Berre, la cité cheminote de Varennes-Vauzelles dans la Nièvre ou bien encore Hussigny-Godbrange dans l’ancien bassin minier lorrain.     

2022 : les votes Mélenchon et Roussel dans certains fiefs communistes
Communes% Roussel% Mélenchon
La Grand-Combe27,2%22,8%
Avion12,7%22,6%
Gonfreville-l’Orcher11,5%26,8%
Martigues7,6%23,2%
Oissel7,4%29,8%
Varennes-Vauzelles6,6%19%
Hussigny6,3%23,9%

Ces moindres performances ne renvoient cependant pas qu’à la concurrence du candidat communiste. Un facteur socioculturel entre également en ligne de compte. Dans ces communes ouvrières ou anciennement ouvrières, les personnes issues des immigrations maghrébines et africaines sont également présentes, mais dans des proportions nettement moins importantes que dans les communes de la banlieue parisienne que nous avons évoquées précédemment. Le « vote musulman » y a donc été moins puissant, ce qui y a limité le score de Jean-Luc Mélenchon. Ce facteur permet sans doute également en partie d’expliquer que le candidat « insoumis », bien que virant très confortablement en tête dans certains vieux fiefs communistes du Val-de-Marne (45,3% à Vitry, 40% à Champigny ou 37,3% à Chevilly-Larue, par exemple), n’y atteint pas les niveaux stratosphériques constatés dans le « 93 ».

Dans les classes populaires et les milieux les plus modestes, la concurrence a été rude entre Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen. Les deux candidats font ainsi jeu égal parmi les chômeurs et les personnes résidant en HLM. Parmi celles travaillant en CDD ou intérim, l’écart n’est que de trois points : 30% pour Mélenchon contre 33% pour Le Pen. Quand on pénètre dans la partie la plus stable du salariat, composée par les personnes bénéficiant d’un CDI, l’avance de Le Pen se fait un peu plus nette avec 29% contre 22% pour Mélenchon. Ce dernier est notamment devancé parmi les ouvriers et employés : 26% contre 34%.

Les votes Mélenchon et Le Pen dans les milieux populaires

Tout se passe comme si le candidat « insoumis » bénéficiait d’une meilleure assise dans les couches les plus modestes et précaires, quand Marine Le Pen prendrait l’avantage dans les segments plus insérés des milieux populaires. L’analyse par niveau de revenu net mensuel confirme ce diagnostic, Mélenchon ne surclassant son adversaire que parmi les personnes disposant de moins de 900 euros de revenus nets mensuels, parmi lesquels sans doute un certain nombre de bénéficiaires d’allocations, qui sont moins nombreux parmi ceux dont le revenu net dépasse 1 300 euros et qui votent moins Mélenchon.

À ce clivage économique et statutaire parcourant les classes populaires, s’ajoute dans le salariat un clivage syndical. Mélenchon devance Le Pen parmi les salariés se disant proches d’un syndicat (35% contre 22%), alors qu’il est nettement distancé au sein des salariés sans sympathie syndicale (19% contre 28%). Mais le facteur ethnoculturel et religieux constitue également une ligne de partage marquée, notamment dans les milieux populaires. Comme on l’a dit, Jean-Luc Mélenchon a rassemblé 69% des voix des personnes de confession musulmane contre 7% seulement pour Marine Le Pen, qui bénéficie en revanche d’un soutien deux fois plus important que celui de l’« insoumis » parmi les personnes de confession catholique : 27% contre 14%. Ce prisme ethnoculturel et la composition démographique de la population locale doivent donc être intégrés quand on analyse le vote dans les « quartiers populaires », puisqu’ils permettent d’éclairer des différences de comportements électoraux, qui ne peuvent s’expliquer que très partiellement si l’on s’en tient uniquement aux variables sociologiques classiques.      

Un soutien appuyé dans les terroirs alternatifs et « décroissants »

En passant en revue les zones de force du mélenchonisme, nous avons évoqué jusqu’à présent la France urbaine, à savoir les grandes villes et leurs banlieues. Mais la carte fait également ressortir d’autres territoires dans lesquels les scores de Jean-Luc Mélenchon sont élevés. Et il s’agit pour le coup d’espaces ruraux, voire très ruraux, qui, sur le plan sociologique comme géographique, diffèrent totalement des grandes métropoles. Ces territoires sont en effet peu densément peuplés et correspondent à des zones de collines ou de moyennes montagnes, où se pratique une agriculture faiblement intensive. Ils courent pour l’essentiel des montagnes ariégeoises aux Hautes-Alpes en passant par les Corbières, le Larzac, les Cévennes, le sud de la Drôme, le Trièves et le Vercors. Dans ces campagnes et montagnes du sud de la France, une population autochtone plutôt âgée a vu arriver par vagues successives depuis les années 1960 des néoruraux qui se sont sédentarisés. La culture politique locale, marquée par l’influence historique du protestantisme en lutte contre l’État central, les mobilisations de paysans pauvres et par la présence de maquis durant l’Occupation, penchait traditionnellement à gauche. Ce tropisme a été renforcé par l’arrivée de ces populations nouvelles souvent porteuses d’une culture contestataire (lutte sur le Larzac) ou alternative (adeptes de la décroissance, de l’agriculture bio, communautés autonomes). Dans ces territoires économiquement peu dynamiques, l’emploi public pèse lourd et la question du maintien des services publics en milieu rural fédère une large partie de la population. Cet écosystème est assez favorable aux thèses portées par les « insoumis », qui firent élire deux députés en Ariège lors des élections législatives de 2017. Et ce n’est sans doute pas un hasard si Jean-Luc Mélenchon choisit la ville de Digne-les-Bains, située à l’autre extrémité de cet arc contestataire et alternatif méridional, comme lieu de tournage de son émission « La France dans les yeux » sur BFM TV le 17 février dernier.    

Le vote Mélenchon en 2022

On retrouve des configurations et des ambiances similaires dans le Tarn-et-Garonne, le Lot, le Limousin ou le Centre-Bretagne, soit autant de terroirs agricoles pauvres qui eux aussi ont accueilli des néoruraux. Dans ces régions, les hauts lieux de cette contre-culture alternative ont offert des scores particulièrement élevés au candidat « insoumis ». On peut citer par exemple l’emblématique commune de Trémargat7Voir Trémargat en vies, Coop Breizh, 2016. dans les Côtes-d’Armor (64,4% pour Mélenchon), Saoû ou Die dans la Drôme (49,9% et 44,6%), Massat ou La Bastide-de-Sérou en Ariège (49,6% et 37,2%), Limans (48,1%) dans les Alpes-de-Haute-Provence ou bien encore Saint-Germain-de-Calberte (36,9%) en Lozère.  

Lors de la pandémie de Covid-19, cet arc contestataire et alternatif méridional s’était manifesté par un faible niveau de vaccination, du fait à la fois d’une défiance assez ancrée vis-à-vis des institutions étatiques, mais aussi de la prégnance des médecines alternatives et d’un discours antivax et technophobe (opposition aux OGM, aux compteurs Linky ou aux antennes 5G, notamment) dans toute une partie de la population locale8Voir Pourquoi la défiance vaccinale est-elle plus forte dans le sud de la France ?, Ifop focus n°227, août 2021..  

L’indice comparatif de vaccination établi par Emmanuel Vigneron9Sur la base des données de l’Assurance maladie, le géographe de la santé de l’université de Montpellier, Emmanuel Vigneron, avait dressé à une très fine échelle cette carte inédite de la couverture vaccinale. Le chercheur a calculé pour chaque territoire un « indice comparatif de vaccination » qui neutralise statistiquement l’effet de l’âge des populations locales pour faire ressortir d’autres paramètres influant sur le taux de vaccination.

Une puissante dynamique dans certains départements ultramarins

Toute chose étant égale par ailleurs, on retrouve pour partie le même cocktail et le même climat d’opinion dans certains départements ultramarins, qui se sont caractérisés par une très forte opposition à la vaccination obligatoire. Sur fond de méfiance historique vis-à-vis de la métropole, réactivée sur le plan sanitaire aux Antilles par le scandale du chlordécone, toute une partie de la population locale s’est mobilisée contre les directives gouvernementales. Lors d’un déplacement en Guadeloupe en décembre 2021, Jean-Luc Mélenchon apporta son soutien aux soignants de l’hôpital de Pointe-à-Pitre menacé de suspension, car non vaccinés. Il fustigea à cette occasion « l’attitude coloniale » du gouvernement et fit des propositions pour répondre à la crise sociale locale et aux problématiques environnementales. Ce contentieux profond entre le gouvernement et la population locale sur la crise sanitaire s’est ajouté à un phénomène que nous avons déjà évoqué plus haut, à savoir la déception plus générale ressentie par une partie de l’électorat de gauche vis-à-vis du quinquennat. Or, comme dans les banlieues en métropole, cette déception a sans doute été plus aiguë aux Antilles, en Guyane et à La Réunion du fait des difficultés sociales persistantes. Ce climat d’opinion, mêlant revendications sociales, vote utile à gauche (la Guyanaise Christiane Taubira a appelé à voter pour lui en fin de campagne) et anti-macronisme, a été particulièrement porteur dans ces départements pour Jean-Luc Mélenchon, qui ne manqua pas de se déplacer dans certains d’entre eux (Guadeloupe, Martinique et Réunion) et où il progressa spectaculairement par rapport à 2017.   

2017-2022 : évolution du vote Mélenchon dans certains DOM

Départements ultramarins, campagnes alternatives, bastions syndicaux, « génération climat », banlieusards et bataillons de la gauche diplômée des métropoles constituent l’archipel mélenchoniste. Le résultat de l’élection présidentielle dépendra pour beaucoup de l’attitude contrastée de ces différentes îles et îlots au second tour.

Les cartes ont été réalisées par Sylvain Manternach, géographe et cartographe, et Céline Colange (Laboratoire MTG de l’Université de Rouen).

  • 1
    Les cartes ont été réalisées par Sylvain Manternach, géographe et cartographe, et Céline Colange (Laboratoire MTG de l’Université de Rouen).
  • 2
    Voir Jean-Laurent Cassely, « Anatomie de la coalition Mélenchon 2022 », L’Express, 14 avril 2022.
  • 3
    Voir Analyse et géographie des parrainages en faveur des différents candidats à la présidentielle, Ifop focus n°228, février 2022.
  • 4
    Sondage Ifop réalisé on line auprès d’un échantillon national représentatif de 5 770 personnes le 23 avril 2017 pour Pèlerin.
  • 5
    Voir Gilles Rof, « Dans les quartiers populaires de Marseille, l’islamophobie de la campagne a dopé le vote pour Jean-Luc Mélenchon », Le Monde, 12 avril 2022.
  • 6
    Voir Ghita Zine, « Élections présidentielles 2022 : au Maroc, Mélenchon en tête, l’extrême droite perce à Agadir et Marrakech », Yabiladi News, 11 avril 2022.
  • 7
    Voir Trémargat en vies, Coop Breizh, 2016.
  • 8
    Voir Pourquoi la défiance vaccinale est-elle plus forte dans le sud de la France ?, Ifop focus n°227, août 2021.
  • 9
    Sur la base des données de l’Assurance maladie, le géographe de la santé de l’université de Montpellier, Emmanuel Vigneron, avait dressé à une très fine échelle cette carte inédite de la couverture vaccinale. Le chercheur a calculé pour chaque territoire un « indice comparatif de vaccination » qui neutralise statistiquement l’effet de l’âge des populations locales pour faire ressortir d’autres paramètres influant sur le taux de vaccination.

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