L’Arabie saoudite et l’Iran : un rapprochement possible ?

Les relations entre Riyad et Téhéran sont et ont toujours été complexes et souvent tendues. Le changement d’administration à Washington et la situation actuelle au Moyen-Orient peuvent-elles favoriser « un rapprochement » entre les deux pays ? Farid Vahid, directeur de l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient de la Fondation, analyse les évolutions récentes des relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran et les possibles perspectives.

Depuis plusieurs années, la rivalité géopolitique entre l’Arabie saoudite et l’Iran est une source d’instabilité dans la région du Moyen-Orient. Riyad accuse Téhéran d’avoir pour ambition « d’exporter » son modèle révolutionnaire au sein du monde arabe et Téhéran reproche à Riyad de financer le terrorisme et d’apporter un soutien idéologique aux tenants d’une lecture radicale de l’Islam. Depuis 1932, date de la création de l’Arabie saoudite par Abdelaziz ibn Saoud, les relations entre les deux pays ont toujours été de nature complexe et sensible, en particulier après la révolution islamique de 1979 en Iran. Les deux pays souhaitent exercer une influence stratégique considérable sur les pays de la région par le biais notamment de la religion. De plus, n’ayant pas la même lecture et interprétation de l’Islam (l’un chiite et l’autre sunnite), la rivalité religieuse n’a fait que s’accroître au cours des dernières décennies.

Le 2 janvier 2016, à la suite de l’exécution du cheikh Nimr (religieux chiite saoudien et opposant) en Arabie saoudite, l’ambassade saoudienne a été attaquée et incendiée à Téhéran par des groupes ultra-conservateurs. Depuis cette attaque, les deux pays n’ont plus de relations diplomatiques. D’autres pays, comme les Émirats arabes unis, ont également réduit leur présence diplomatique à Téhéran. Toutefois, les relations entre les deux pays n’ont pas toujours été de cette nature. Pendant les années de la présidence de Rafsandjani en Iran (1989-1997), les deux pays ont entretenu des relations stables et cordiales. Si avec l’élection de Mahmoud Ahmadinejad en 2005, des tensions entre les deux pays ont commencé à apparaître, c’est avec le début de la guerre en Syrie en 2011 que les deux pays se sont engagés directement dans un conflit par procuration.

Les tensions entre les deux pays ont pris une nouvelle dimension avec le début de la guerre au Yémen en juillet 2014 et avec l’accession au trône de Salmane ben Abdelaziz Al Saoud en janvier 2015. Le fils de ce dernier, Mohammed ben Salmane, est alors nommé ministre de la Défense et prend personnellement en charge l’intervention saoudienne au Yémen. Paradoxalement, cette année coïncide avec une période où l’Iran a adopté une politique étrangère ouverte en acceptant de réduire drastiquement ses activités nucléaires en échange de la levée des sanctions liées au nucléaire. Le 14 juillet 2015, l’Iran et les pays du P5+1 (États-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni, Allemagne et UE) signent le Plan d’action global commun (JCPoA, appelé Accord de Vienne), une réussite diplomatique majeure après plusieurs années de négociations. Or, dès le départ, cet accord ne contente pas unanimement la communauté internationale, notamment certains pays de la région comme l’Arabie saoudite et Israël. En pleine crise syrienne et yéménite, les opposants à l’accord nucléaire de 2015 réclament que les négociations prennent en compte les activités régionales de l’Iran et son programme de missiles balistiques. Pour Téhéran, il n’est pas question de mêler d’autres questions au dossier nucléaire. L’application du JCPoA sur le long terme aurait permis d’établir une certaine confiance entre les signataires de l’accord puis de négocier avec l’Iran sur d’autres sujets dans un second temps.

Avec l’élection de Donald Trump et la sortie unilatérale des États-Unis du JCPoA le 8 mai 2018, le lien très fragile qui s’était établi entre le gouvernement de Hassan Rohani et l’administration de Barack Obama est complètement rompu. Alors que selon tous les rapports de l’Agence internationale de l’énergie atomique, l’Iran respecte ses engagements nucléaires, l’administration Trump décide de mener une stratégie de « pression maximale » envers Téhéran. En isolant complètement l’économie iranienne du reste du monde, les États-Unis veulent affaiblir l’Iran et lutter contre son influence régionale. C’est dans ce contexte que certains pays arabes de la région, comme les Émirats arabes unis et Bahreïn, normalisent leurs relations avec Israël. Deux axes d’influence se confrontent alors au Moyen-Orient : d’une part, l’Iran et ses groupes alliés dans divers pays arabes comme l’Irak, la Syrie, le Liban et le Yémen, et d’autre part, Israël, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite. Enfin, certains pays tentent de rester neutres, tels qu’Oman.

Avec l’élection de Joe Biden à la présidence des États-Unis, la situation change sensiblement pour les pays de la région. L’Arabie saoudite perd un très bon ami (Donald Trump) et doit faire face à une administration plus sensible à la situation des droits de l’homme et qui cherche notamment à réintégrer le JCPoA. Alors que Téhéran et Washington négocient indirectement depuis plusieurs semaines à Vienne afin de trouver un mécanisme permettant un retour effectif de Washington et de Téhéran au JCPoA, les responsables saoudiens ont radicalement changé de discours à l’égard de l’Iran. Ainsi, lors d’une interview télévisée le 27 avril dernier, le prince héritier saoudien déclare : « l’Iran est un pays voisin et tout ce que nous souhaitons c’est d’avoir des relations bonnes et spéciales avec lui ». Un changement de ton apprécié par Téhéran selon le porte-parole du ministère des Affaires étrangères iranien. Le changement de ton du prince héritier est en effet radical. Il y a quatre ans, lors d’un autre entretien télévisé, il s’était exprimé en ces termes : « les points communs sur lesquels nous pouvons nous entendre avec ce régime sont quasiment inexistants ».

Selon un article du Financial Times publié le 18 avril dernier, des responsables iraniens et saoudiens ont discuté durant le mois d’avril à Bagdad au sujet de la guerre au Yémen. Khalid bin Ali al-Humaidan, le chef des services de renseignement saoudien, aurait dirigé la délégation saoudienne. Du côté iranien, ce sont des représentants du Haut Conseil à la sécurité nationale qui ont représenté Téhéran. L’Irak se positionne comme un médiateur entre les deux pays, d’une part en raison de ses liens étroits avec les deux pays, qui en font un médiateur parfait, et d’autre part pour la simple raison que les Irakiens souffrent de la rivalité irano-saoudienne. Selon une source de l’article, les discussions entre Téhéran et Riyad « avancent plus vite parce que les négociations américaines [liées à l’accord nucléaire] avancent plus vite et [à cause] des attaques des Houthis ». En effet, depuis l’élection de Joe Biden, les Houthis n’ont pas diminué leurs attaques de missiles et de drones. Le 14 septembre 2019 a eu lieu l’attaque la plus spectaculaire de ce genre. En ciblant les installations pétrolières d’Aramco (compagnie nationale saoudienne d’hydrocarbures) dans l’est de l’Arabie, la production pétrolière du pays a baissé alors de 60% durant quelques heures.

N’ayant pas pu arrêter ce type d’attaques et étant sous pression politique en raison de la grave crise humanitaire qui touche le Yémen, Mohammed ben Salmane a besoin de trouver une solution pour une sortie de crise et cette solution passe par un dialogue avec Téhéran. De plus, de nombreux pays de la région comme l’Irak et le Liban souffrent de la rivalité non constructive entre les deux pays. Durant les derniers mois, de nombreuses manifestations y ont eu lieu contre l’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite. Un dialogue est donc nécessaire afin de trouver des solutions pacifiques pour les nombreuses crises qui touchent les pays de la région, notamment la guerre syrienne. Après avoir soutenu les opposants du régime de Bachar el-Assad depuis le début de la crise syrienne, des responsables saoudiens auraient rencontré Assad le 3 mai 2021 afin de discuter d’une reprise des relations diplomatiques. Cette nouvelle démarche montre que Riyad ne souhaite pas laisser tomber la Syrie sous l’influence totale de Moscou, de Téhéran ou encore d’Ankara.

L’élection présidentielle du 18 juin prochain en Iran n’aura pas une influence particulière sur les récentes initiatives entre Téhéran et Riyad. La politique régionale de l’Iran étant fixée par les Gardiens de la révolution et par le Haut Conseil à la sécurité nationale, une victoire des réformistes ou des conservateurs n’aura donc pas d’effet direct. Ceci étant dit, un échec des négociations entre Téhéran et Washington compliquera tout rapprochement entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Selon plusieurs sources, Javad Zarif, le ministre des Affaires étrangères iranien, se rendra prochainement à Abou Dhabi, principal allié de l’Arabie saoudite dans la région. Le ministre iranien s’est également rendu la semaine dernière au Qatar, en Irak et à Oman. Ayant acquis une influence régionale majeure depuis l’invasion américaine de l’Irak, l’Iran est désireux de renforcer ses liens avec ses voisins arabes du golfe Persique. L’Irak est probablement le seul pays qui a la capacité de se positionner comme médiateur entre l’Iran et certains pays arabes comme la Jordanie ou l’Égypte avec lesquels Téhéran n’entretient pas de bonnes relations. Moustafa al-Kazimi, Premier ministre d’Irak depuis le 7 mai 2020, a activé le réseau diplomatique de son pays afin de baisser les tensions régionales. 

Un rapprochement stratégique entre l’Iran et l’Arabie saoudite pourrait être bénéfique pour les deux pays et pour toute la région. Le prince héritier saoudien souhaite moderniser son pays en diversifiant l’économie saoudienne qui dépend très fortement des exportations pétrolières et en menant des réformes sociétales. Malgré certaines réformes, Mohammed ben Salmane est fortement critiqué pour son autoritarisme, pour l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi et pour la guerre au Yémen. Un dialogue direct entre Téhéran et Riyad pourrait mener à une solution pacifique de la crise yéménite. L’Arabie saoudite et l’Iran pourront également coopérer sur d’autres sujets comme la crise écologique qui est un grand défi pour les deux pays. Malgré l’existence d’une certaine rivalité religieuse entre les deux pays, Téhéran et Riyad ont cependant toujours coopéré sur le pèlerinage du Hajj, l’Iran ayant le cinquième quota de pèlerins le plus important (86 500 pèlerins en 2017). D’autres questions, telles que la puissance militaire de l’Iran ou les importations massives en armement de l’Arabie saoudite, resteront toutefois des sources de tension entre les deux pays.

S’il est encore trop tôt pour s’enthousiasmer, l’effet Biden commence à se faire sentir au Moyen-Orient. N’étant plus dépendants du pétrole saoudien et conscients de la montée en puissance de la Chine, les États-Unis ont tout intérêt à favoriser un équilibre des forces au Moyen-Orient afin de parvenir à une situation stable qui leur permettra de se concentrer sur d’autres défis comme la Chine. Les pays de la région doivent donc faire preuve de responsabilité et rétablir le dialogue. Aucune solution durable ne pourra être trouvée au Liban, en Syrie ou au Yémen sans la coopération des différentes puissances régionales. Dans ce contexte, l’idée de créer un Conseil de coopération des pays du golfe Persique (les États arabes plus l’Iran) semble tout à fait pertinente. Si l’Iran et l’Arabie saoudite n’ont aujourd’hui ni relations diplomatiques ni échanges économiques, les récentes discussions entre les deux pays à Bagdad peuvent être le début d’un rapprochement qui sera long et complexe, mais nécessaire pour la paix et la stabilité au Moyen-Orient.

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