L’Allemagne, l’Europe et le monde face au coronavirus

Alors que l’épidémie due au coronavirus plonge l’Europe et le monde dans une crise sanitaire et économique inédite, Ernst Stetter, ancien secrétaire général de la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS), analyse pour la Fondation Jean-Jaurès les enjeux des prochaines semaines pour le futur de l’Allemagne et, au-delà, l’avenir de l’Union européenne. 

Le 19 mars 2020, Angela Merkel a adressé à la nation allemande un remarquable discours, véritable chef-d’œuvre de communication de crise. Retransmise par toutes les chaînes d’information du pays, l’allocution de la chancelière était à la fois émotionnelle, empathique et déterminée. Signe du caractère exceptionnel de la situation, c’était la première fois depuis qu’elle est entrée en fonction en 2005 qu’elle s’adressait ainsi au pays. Si, au contraire de Giuseppe Conte et d’Emmanuel Macron, Angela Merkel n’a pas annoncé de confinement, elle a lancé un puissant appel à la responsabilité individuelle et collective afin que tous les citoyens du pays respectent les mesures décidées par les autorités. 

Comment expliquer la différence d’approche par rapport à ses voisins italiens et français ? Est-elle dûe à la spécificité du fédéralisme allemand ? On est en droit de le penser. Mais il faut également rappeler que l’Allemagne a hérité de son histoire un rapport particulier à la démocratie et une conception quasi sacrée des libertés individuelles. Originaire de l’Allemagne de l’Est, la chancelière est personnellement concernée par ce passé. Elle s’est ainsi opposée au confinement réclamé par des virologues, des spécialistes en santé publique et des responsables politiques dans les Länder. L’analyse de son discours permet de comprendre son raisonnement : son argument consiste à dire que c’est en temps de crise qu’il faut maintenir le respect vis-à-vis d’autrui et l’engagement au service de la communauté. 

En l’absence de décision de confinement, il faut désormais espérer que le message passe auprès des Allemands. Si l’Allemagne n’a pas encore imité la France, le non-respect de l’appel solennel lancé par la chancelière pourrait rendre une telle mesure inévitable. À Bonn, le maire a par exemple déjà dû ordonner la fermeture définitive des restaurants et des cafés car les gens n’ont pas respecté les consignes de distance et ont voulu profiter du beau temps en continuant à se rencontrer en terrasse pour boire un verre ensemble. En Bavière, le ministre-président Markus Söder a également du se montrer ferme : si la règle de ne limiter ses sorties qu’aux besoins impératifs n’est pas respectée, il a promis d’ordonner un confinement immédiat à l’ensemble de la région. Beaucoup d’autres villages et de petites villes ont déjà ordonné à leur population de se confiner. La décision de l’étendre au niveau national dépendra du week-end du 21-22 mars, au cours duquel le comportement des Allemands sera décisif. 

C’est avec la suspension de tous les matchs de football de la « Bundesliga » que la population allemande a connu son premier choc et commencé à réaliser la gravité du moment. Les matchs de football du samedi après-midi sont sacrés en Allemagne. Signe que la mesure n’est pas encore comprise ni digérée par tout le monde, les réseaux sociaux sont remplis de messages, de dessins et de vidéos ironiques pour dénoncer l’interdiction. 

Mais l’ironie et les plaisanteries s’accompagnent désormais d’une certaine inquiétude. Les gens comprennent de plus en plus le danger que cette crise fait peser sur leur santé et les conséquences qu’elle pourrait avoir sur l’économie. Bien plus que sur du foot et de l’événementiel, une économie est basée sur l’approvisionnement des biens et le maintien des services qui assurent le bien-être de la population. L’entraîneur de l’équipe nationale de football, Jogi Löw, s’est exprimé de façon très tranchée pour aller dans ce sens en expliquant que « l’avidité, le profit, la constante recherche de meilleurs résultats et des records étaient au premier plan. Les catastrophes environnementales, comme celles d’Australie ou d’ailleurs, ne nous avaient que très peu touchés. Maintenant, le coronavirus a une prise très ferme sur le monde ». Selon lui, le report de l’Euro 2020 était une décision lucide et sans alternative.

Les systèmes sociaux sont heureusement stables. Leurs ressources s’élèvent à plus de 100 milliards d’euros. La stabilité de la croissance allemande et le maintien du taux de chômage à des niveaux très bas depuis plusieurs années ont permis de dégager des recettes considérables. Celles-ci ont alimenté des réserves qui peuvent à présent servir à financer des programmes de soutien aux consommateurs et aux entreprises pour stimuler l’économie nationale. Les ministres de l’Économie et des Finances ont ainsi apporté une garantie sans limite pour les entreprises et les petits commerces ainsi que pour les professions indépendantes et libérales. 

De surcroît, le ministre des Finances a déclaré, le 19 mars dernier, que l’Allemagne disposait actuellement de plus de 200 milliards de ressources budgétaires. Si on compare cette somme au budget fédéral qui s’élève à 362 milliards d’euros, on comprend que ces ressources financières sont considérables. Elles seront d’une grande utilité. 

Il est indéniable que cette pandémie bousculera le budget 2020 ainsi que ceux des prochaines années. Le mantra budgétaire du « zéro noir » n’est plus à l’ordre du jour, et la croissance des recettes fiscales appartient désormais au passé. Le fonds gouvernemental pour les difficultés financières a déjà été lancé, avec des transferts d’argent à destination des petites et moyennes entreprises. La prochaine évaluation fiscale prévue en mai 2020 montrera selon toute vraisemblance que les revenus connaîtront une baisse spectaculaire. Le consensus politique est déjà établi autour de la nécessité d’aider les entreprises et les personnes en difficulté. Personne n’est encore en mesure de dire si cela suffira. Le gouvernement allemand a conscience que l’économie ne peut pas être mise à l’arrêt et qu’il faut éviter les effets domino. La majorité des travailleurs allemands sont employés par les petites et moyennes entreprises qui constituent le réseau des sous-traitants des grandes sociétés du pays. À titre d’exemple, les fournisseurs de la seule industrie automobile allemande emploient plus de 300 000 personnes en Allemagne.

Les mesures fiscales adoptées par l’Allemagne sont similaires à celles qui ont été décidées en France. De part et d’autre du Rhin, les secteurs les plus touchés sont pour l’instant le tourisme, la restauration, le transport aérien et toutes les activités de l’événementiel. Avec leurs plans de soutien ciblé, les deux gouvernements ont pris les mesures adéquates, notamment au travers des aides au chômage partiel, ce que les Allemands appellent le « Kurzarbeitergeld » (indemnités de travail de courte durée). Il faut à présent espérer qu’en dépit de certains mécontentements ces mesures permettront de stabiliser les deux plus grandes économies de l’Union européenne.

Les mesures unilatérales prises par les pays européens pour répondre à la crise actuelle illustrent malheureusement le dysfonctionnement des institutions de l’Union européenne (UE) qui, près de douze ans après la crise de 2008, ne semblent pas aptes à coordonner efficacement l’action économique et budgétaire des États membres. Il aurait été souhaitable que les États membres agissent face à la crise de façon commune et sans remettre en question les quatre libertés fondamentales qui définissent l’Union : la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes. À l’heure actuelle, celles-ci ne sont plus prioritaires pour beaucoup de gouvernements européens, et un sentiment du retour au chacun pour soi semble commencer à s’installer. Ce comportement illustre encore une fois la faiblesse dont l’Union européenne avait déjà fait preuve au cours de la crise des migrants de 2015 ou lors du dernier sommet sur le budget pluriannuel. 

Après que l’Institut Robert Koch, qui est l’organe fédéral en charge de surveiller et de prévenir les maladies, a déclaré la région Grand Est de la France comme zone de risque supérieur, l’Allemagne a par exemple fermé sans grande consultation ses frontières avec l’Alsace et la Lorraine. La Commission européenne avait bien tenté d’expliquer que puisque le virus s’était désormais propagé dans tous les États membres, les restrictions aux frontières ne contribueraient pourtant pas nécessairement à le contenir. Conséquence de ces actions désordonnées, la situation entre l’Allemagne et la Pologne est déjà catastrophique, avec plus de 40 kilomètres de bouchons formés par des poids-lourds souhaitant traverser une frontière désormais fermée et qui ne laisse passer qu’au compte-goutte des camions chargés de marchandises. 

Soudainement, l’Europe ne semble plus être un projet de partage, de solidarité et de soutien mutuel. L’heure est au chacun pour soi et la coordination entre les États membres n’est plus à l’ordre du jour. Il n’est pas certain que l’UE puisse survivre à cette séquence. Pour y parvenir, la condition primordiale sera de retrouver le sentiment de solidarité parmi ses États membres. En attendant, l’UE doit tout mettre en œuvre pour maintenir la circulation des marchandises, garantir la monnaie et montrer qu’un fléau comme le coronavirus ne pourra être maîtrisé qu’au travers d’une solidarité sans faille.

On découvre par ailleurs que l’Europe n’est pas en mesure de maintenir les chaînes de livraison de produits aussi essentiels que des médicaments, des masques ou des produits sanitaires. La plupart des médicaments ne sont plus fabriqués que dans deux pays, la Chine et l’Inde. Si les chaînes de livraison venaient un jour à être coupées, nous serons contraints de réaliser très rapidement les risques que font peser sur nous le mode de fonctionnement actuel de la mondialisation. 

Il est évident que cette crise entraînera un changement fondamental dans le mode de fonctionnement des chaînes de production et de valeur ajoutée. Elle produira également un bouleversement radical de nos modes de vie. Le coronavirus vient nous montrer cruellement qu’une mondialisation non régulée et sans structures de résilience est insoutenable avec le modèle de société nous souhaitons en Europe et dans le monde. 

La résilience collective est le défi majeur de cette crise. Nous devrons non seulement maintenir mais réformer nos structures de gouvernance mondiale. L’OMS, l’OMC, le FMI et la Banque mondiale sont des institutions irremplaçables et c’est seulement par un système multilatéral plus efficace et plus développé que nous pourrons surmonter un fléau tel que le coronavirus. Notre système international de gouvernance doit livrer dans le sens propre du mot.

À l’échelle mondiale, nous devrons accepter davantage de restrictions pour assurer la protection des populations fragiles et des personnes à risque. Il ne s’agit pas seulement de surmonter cette crise, mais également celles à venir. C’est seulement en agissant de façon collective au service des citoyens que la crise pour être surmontée. L’ »America First » vantée par Donald Trump ou le repli sur soi observé en Hongrie et en Pologne sont des impasses. Même unie, l’Europe ne pourra traverser la tempête sans aide extérieure. La menace d’une pandémie exige de chacun qu’il participe à un système de collaboration et de coordination mondiale.

Cette crise est l’opportunité de corriger nombre de nos dysfonctionnements actuels. Nous pouvons y trouver l’élan nécessaire pour réaliser d’immenses progrès afin d’améliorer le vivre-ensemble en France, en Allemagne, en Europe et dans le reste du monde. 

En attendant, les mesures adoptées dans les prochaines semaines par chaque État seront décisives. Pour l’Europe, il faudra également relever le défi de démontrer que le succès rencontré par la Chine dans la lutte contre le coronavirus peut être atteint de façon plus transparente et plus démocratique, sans avoir à recourir à des mesures de surveillance et des lois d’exception liberticides. Au-delà de nos systèmes de santé et de nos institutions européennes, ce sont nos démocraties elles-mêmes qui sont mises à l’épreuve. 

Le coronavirus est un brutal rappel à la réalité. Des choses que nous pensions acquises ne le sont plus. Des actes anodins de nos vies quotidiennes ne sont plus considérés comme normaux. Il nous faut faire l’apprentissage d’une vie fragile et soumise à des menaces aléatoires que nous pouvons difficilement maîtriser. C’est l’ensemble de notre rapport aux autres et à l’existence que nous sommes contraints de repenser en urgence.

Pour le dire simplement, à l’issue de la crise du coronavirus, notre perception de nous-mêmes aura changé. La question est de savoir en quoi et jusqu’à quel point. C’est ce que le philosophe slovène Slavoj Žižek explique avec justesse dans un texte publié dans le Neue Zürcher Zeitung : « C’est la leçon la plus troublante que l’épidémie de virus en cours nous réserve : les gens sont beaucoup moins souverains qu’ils ne le pensent. L’homme continue ce qui lui est apporté. Il parle et ne sait pas quoi dire. Il apparaît – et à un moment donné, il disparaît de la surface de la Terre. Il doit pouvoir supporter cela sans devenir fou. »

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