Angela Merkel quittera la chancellerie allemande au mois de septembre 2021. Parmi les dossiers de politique étrangère auquel son successeur devra faire face, la question des relations avec la Russie fera figure de priorité. Face à l’agressivité du Kremlin dans l’Est de l’Europe et à sa volonté affichée de diviser les démocraties européennes, il est temps pour Berlin de réorienter sa politique russe. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse le positionnement des candidats à la succession d’Angela Merkel sur le sujet.
Le dernier mandat d’Angela Merkel prendra fin au mois de septembre 2021. Parmi les dossiers de politique étrangère auquel son successeur devra faire face, la question de l’orientation à donner aux relations avec la Russie fera figure de priorité. En dépit des agressions russes et des humiliations infligées par Vladimir Poutine à Angela Merkel, à l’image d’une désormais célèbre rencontre de 2007 au cours de laquelle le président russe s’amusa à venir avec un chien afin de mettre mal à l’aise une chancelière notoirement phobique, cette dernière a toujours maintenu le cap d’une politique basée sur le dialogue et le respect mutuel.
L’échec du couple Macron-Merkel au Conseil de l’Europe de juin 2021
À l’occasion du dernier sommet de l’Union européenne (UE) organisé en juin 2021, Angela Merkel et Emmanuel Macron ont échoué à convaincre leurs homologues de renouer, sans conditions préalables, un dialogue au plus haut niveau avec Vladimir Poutine. Cette proposition de l’inviter à participer à un sommet entre l’UE et la Russie s’inscrit dans la droite ligne de la politique de maintien du dialogue voulue par Angela Merkel. La chancelière s’en est justifiée à l’issue du sommet en rappelant que, même à l’époque de la guerre froide, de telles rencontres continuaient à être organisées afin de maintenir le fil du dialogue. L’échec de cette initiative illustre bien les divisions que la Russie suscite aujourd’hui en Europe.
De fait, qu’il s’agisse du conflit ukrainien, de l’empoisonnement de Navalny, de l’annexion de la Crimée ou des cyber-attaques, les relations diplomatiques entre la Russie et l’Europe sont aujourd’hui au plus bas. Seules la France et l’Allemagne continuent à plaider pour un renforcement d’un dialogue auquel leurs homologues européens ne croient plus, et ce d’autant moins depuis l’humiliation infligée par Moscou au haut représentant européen Josep Borrell qui, en visite en Russie, a appris en pleine conférence de presse que le Kremlin venait de décider de l’expulsion de trois diplomates européens.
Le ministre fédéral des Affaires étrangères, Heiko Maass, a résumé la situation d’un ton pessimiste à l’occasion d’une rencontre Allemagne-Russie organisée à Potsdam le 18 mai 2021 : « les temps sont sérieux dans les relations germano-russes, aussi sérieux qu’ils ne l’ont probablement pas été au cours des trente dernières années ».
Face à la Russie, l’UE a besoin de définir et d’adopter une politique commune capable d’agir plus efficacement. Depuis le début de la guerre dans l’est de l’Ukraine au printemps 2014 et l’annexion de la Crimée, l’UE se contente de rester sur un mode de gestion de crise vis-à-vis de la Russie. Pourtant, il a été maintes fois démontré depuis que les actions russes en Ukraine ne constituent pas une crise ponctuelle, mais sont l’expression d’une politique assumée de violation de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des États européens, politique à laquelle s’ajoute une volonté claire de diviser et d’affaiblir le bloc européen.
Auditionnée au Bundestag en février 2021, Katharina Bluhm, professeure à l’université libre de Berlin, assure que des nouvelles sanctions économiques ne contribueraient ni à provoquer un changement de régime, ni à contraindre Moscou à changer sa politique européenne. Selon elle, il conviendrait en conséquence d’adopter une perspective de long terme en pariant sur l’avenir et la jeunesse russe.
Dans la même audition, Michael Harms, le directeur général du Comité oriental de l’économie allemande, a fait le constat que des sanctions contre la Russie avaient apporté peu ou pas de changements dans le système politique russe. Mais en dépit de ces résultats mitigés, Janis Kluge, de l’Institut allemand pour la politique et la sécurité internationales (Stiftung Wissenschaft und Politik – SWP), a rappelé que les sanctions restent la seule solution d’urgence à laquelle les pays européens peuvent recourir face aux provocations russes.
L’offre empoisonnée de Poutine
Il faut être deux pour dialoguer, et jusqu’à présent seule l’Europe semblait intéressée. Mais depuis la rencontre organisée à Genève le 16 juin 2021 entre Joe Biden et Vladimir Poutine, certains nourrissent de nouveau l’espoir que la Russie soit prête à discuter. Un espoir renforcé par la publication dans l’hebdomadaire Die Zeit, le 22 juin 2021, d’une tribune de Vladimir Poutine. Rédigée à l’occasion du 80e anniversaire de l’attaque allemande contre l’Union soviétique, le maître du Kremlin y propose un renouveau des relations germano-russes basé sur la responsabilité mutuelle.
Toutefois, le président russe attribue à l’Ouest et à l’élargissement de l’OTAN vers les pays d’Europe de l’Est l’entière responsabilité de la situation de défiance mutuelle croissante entre les deux pays. Vladimir Poutine accuse Washington et Bruxelles d’avoir manœuvré pour favoriser le coup d’État ukrainien de 2014, et c’est donc en réalité l’occident qu’il faudrait blâmer pour la guerre dans le Donbas et l’annexion de la Crimée.
Analysant la proposition de Poutine, Ralf Fücks, ancien directeur de la Fondation Heinrich Böll (proche des Verts) et intellectuel allemand renommé, parle d’une offre empoisonnée. En effet, si on acceptait ces arguments, alors l’expansion vers l’Est de l’OTAN serait le péché originel qui aurait détruit la nouvelle Europe. Ralf Fücks souligne au contraire dans son commentaire que l’OTAN en tant que telle n’a jamais été une menace concrète pour la Russie, ni politiquement ni militairement. Il souligne ainsi que l’idée de l’élargissement vers l’Est n’est originaire ni de Washington, ni de l’OTAN elle-même, mais trouve en réalité ses origines dans la volonté des nouvelles démocraties d’Europe centrale et orientale de se protéger contre le retour des ambitions impériales du Kremlin. Une crainte légitime et confirmée plus tard par les interventions militaires de la Russie contre la Géorgie, l’Ukraine et l’annexion de la Crimée.
De même, Vladimir Poutine affirme dans sa tribune soutenir l’idée d’un renouveau du dialogue germano-russe au niveau de la société civile. Dans les faits, la multiplication des interdictions d’ONG décidées par le pouvoir russe sape systématiquement la possibilité d’un tel dialogue. La liste des organisations étrangères déclarées indésirables en Russie s’allonge chaque année, et même le très renommé forum germano-russe figure maintenant sur la listes des organisations interdites en Russie. Si une ONG russe coopère avec l’une de ces organisations, son personnel risque désormais la prison. Loin d’encourager le dialogue, le pouvoir russe entend en réalité exercer un contrôle étendu sur la jeunesse de son pays. Pour Susan Stewart, de l’institut allemand SWP, le Kremlin redoute en effet que de tels contacts au niveau de la société civile nourrissent l’opposition et ne débouchent, hantise de Vladimir Poutine depuis les révolutions de couleur du milieu des années 2000, sur un changement de régime soutenu de l’extérieur.
Olaf Scholz et l’espoir d’une politique russe à la Willy Brandt
Que comptent faire les potentiels successeurs d’Angela Merkel ? Olaf Scholz ne s’est pas encore prononcé concrètement sur la question. Dans son premier discours sur la politique étrangère en tant que candidat prononcé le 29 juin 2021 devant la DGAP (Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik, l’institut allemand de la politique étrangère) à la veille d’un déplacement (électoral) aux États-Unis, il s’est contenté de souligner, sans citer expressivement la problématique russe, que « l’Europe doit être le cadre inconditionnel de la politique étrangère et de sécurité allemande“.
Dans leur programme électoral, les sociaux-démocrates soulignent leur rôle de parti de la paix et leur attachement à une politique de détente envers la Russie dans la tradition de Willy Brandt et de sa politique du changement par le rapprochement. Le SPD souligne le rôle important de l’ONU, du Conseil de l’Europe et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) en tant que forums pour instaurer la confiance et la compréhension. Le parti social-démocrate qualifie les actions du gouvernement russe dans l’est de l’Ukraine et en Crimée de violations du droit international qui mettent à rude épreuve les relations entre l’Allemagne et la Russie, et violent les principes de l’ordre européen de paix et de sécurité. Néanmoins, le SPD souligne que le gouvernement allemand doit procéder à une désescalade des tensions et reprendre le dialogue avec Moscou car la paix et la sécurité de l’Allemagne ne peuvent être garanties qu’avec la Russie, pas sans ni contre elle.
Malgré l’arrêt du processus de Minsk dans l’est de l’Ukraine, le SPD veut le relancer et maintenir la perspective d’une levée progressive des sanctions économiques contre la Russie en cas de progrès substantiels dans sa mise en œuvre. Pour Olaf Scholz, candidat du SPD à la chancellerie, il faut construire une architecture de sécurité à long terme pour toute l’Europe, Russie inclue. En attendant, il prône de poursuivre la politique de détente inspirée par Willy Brandt en développant des liens entre les sociétés civiles des deux pays, notamment en facilitant la délivrance de visas aux étudiants.
Armin Laschet et la volonté de définir des intérêts communs
Du côté du candidat des chrétiens-démocrates, Arnim Laschet, le ton est plus offensif. Selon lui, en utilisant les cyberattaques et la désinformation, la Russie remet en cause « nos valeurs ». L’OTAN doit donc contrer cette menace par une « dissuasion crédible », mais le dialogue et la coopération avec la Russie restent souhaitables lorsque, comme pour la protection du climat, des intérêts communs sont en jeu.
Dans son manifeste électoral, la CDU qualifie de menace pour la stabilité de l’Europe la remise en cause par « l’agression russe » de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. La CDU souligne que l’UE est, qu’elle le veuille ou non, bel et bien impliquée dans le conflit russo-ukrainien, et qu’il lui faut donc développer une politique commune afin d’assurer sa sécurité collective.
La CDU appelle donc à davantage de coopération en matière de politique de défense à travers une Union européenne de la défense et un Fonds européen de la défense qui iraient au-delà de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). En attendant, la CDU appelle la Russie à respecter les accords de Minsk, et déclare souhaiter poursuivre le dialogue avec la Russie.
Dans une interview avec Deutsche Welle, sa première sur la politique étrangère, Arnim Laschet s’est prononcé en faveur d’une prise de position claire de l’Allemagne sur ses valeurs politiques, ce qui n’exclut pas la coopération. Selon lui, la politique étrangère doit consister à chercher un terrain d’entente avec des États qui ont un modèle différent. Comme la Chine, la Russie est un partenaire nécessaire pour la protection du climat et le développement des relations économiques. Dans ce cadre, le candidat du SPD assure qu’une rupture des relations diplomatiques ne serait pas une bonne chose. S’il y a des difficultés, il faut se parler plus, pas moins. Il soutient donc la politique d’Angela Merkel, et annonce qu’en cas de victoire en septembre prochain la politique russe de l’Allemagne serait ancrée dans la politique européenne et le respect du droit international.
Annalena Baerbock et le souhait d’une approche multilatérale
De leur côté, les Verts se prononcent très clairement dans leur programme électoral contre le virage autoritaire de pouvoir russe et sa politique étrangère hostile à la démocratie et à la stabilité de l’Europe et de ses pays voisins. Pour les Verts, l’UE a formulé des conditions très claires pour un éventuel assouplissement de ses sanctions contre la Russie, et si ces conditions ne sont pas remplies et que la Russie refuse de respecter ses engagements pris dans le cadre des accords de Minsk, ils disent se tenir prêts à les renforcer.
Annalena Baerbock, leur candidate, a étudié le droit international. Elle se réfère dans ses déclarations au « Völkerrecht », qu’elle souhaite renforcer. Selon elle, le monde ne peut devenir plus sûr que si les pays travaillent ensemble de façon plus étroite, et non moins. Elle souhaite que l’Allemagne participe davantage au financement de l’ONU et s’implique plus étroitement au sein des organisations internationales et régionales. Dans leur programme, les Verts qualifient l’OTAN de « lien transatlantique important » qui apporte une contribution majeure à la sécurité de l’Europe. Ils y accusent la Russie d’avoir contribué aux tensions internationales en soutenant le président syrien al-Assad, l’annexion illégale de la Crimée et l’intervention militaire dans l’est de l’Ukraine. À l’image des autres partis, ils défendent une position équilibrée ; les sanctions doivent être maintenues, de même que le dialogue au sein du conseil OTAN-Russie.
Si un dialogue constructif doit être maintenu sur les questions nécessaires, les droits de l’Homme doivent rester à l’agenda des discussions. Ainsi, pour l’ancien président du parti, Cem Özdemir, « la candidate ne câline pas avec les dictateurs » et Vladimir Poutine peut craindre l’élection d’une « avocate internationale à la Chancellerie qui défend avec confiance notre démocratie libérale et nos alliés ».
Nord Stream 2, le sujet qui fâche
On constate donc que la question des relations avec la Russie ne suscite pas de désaccord majeur entre les trois principaux candidats à la succession d’Angela Merkel. Il en va cependant différemment à propos du projet de gazoduc Nord Stream 2.
Selon Annalena Baerbock, le gazoduc ne contribue pas à la protection du climat, est dirigé contre les intérêts énergétiques et géostratégiques de l’Union européenne, met en danger la stabilité de l’Ukraine et doit donc être arrêté immédiatement. À l’inverse, Olaf Scholz et Arnim Laschet déclarent vouloir terminer la construction et n’arrêter les livraisons de gaz par Nord Stream 2 que si la Russie venait à faire pression sur l’Ukraine. Pour les deux candidats, le gazoduc est d’abord un projet économique, tandis que la candidate verte y voit un projet stratégique qui permettrait à Poutine de faire pression sur l’Occident et l’Ukraine au travers de leur dépendance au gaz russe. Elle exige que le dernier permis d’exploitation, encore en suspens, ne soit pas délivré. Si nécessaire, elle se déclare prête à payer une indemnité aux consortiums des entreprises concernées.
Cette controverse aura-t-elle un impact électoral ? Si le positionnement des Verts pourrait les aider à mobiliser les électeurs anti-russes, les Allemands choisiront en réalité de voter en fonction des questions économiques, climatiques ou sanitaires. Surtout, ils choisiront le candidat en qui ils ont confiance. Ce qui ne présage rien de bon pour Annalena Baerbock, dont la popularité s’est récemment effondrée.
Lorsqu’on demande aux citoyens qui ils préféreraient voir devenir chancelier, le dernier sondage du « Politbarometer » de la chaîne de télévision publique ZDF publié le 25 juin 2021 indique ainsi que Annalena Baerbock est désormais nettement distancée par Armin Laschet de la CDU et Olaf Scholz du SPD. Seulement 28 % des personnes interrogées ont déclaré que la candidate des Verts était apte à devenir chancelière. Lors du précédent « Politbarometer » publié en mai, elles étaient 43 %. Le candidat Laschet a en revanche engrangé plusieurs points de popularité supplémentaires auprès des électeurs : 43 % peuvent désormais l’imaginer devenir chancelier, contre seulement 37 % en mai dernier. Mais c’est le candidat du SPD, Olaf Scholz, qui obtient désormais le meilleur score : avec 48 %, il a gagné six points depuis le mois de mai.