L’Allemagne fait le choix d’une immigration qualifiée

Le 23 juin 2023, la politique d’immigration de l’Allemagne a pris un nouveau tournant avec le vote d’une loi destinée à favoriser l’immigration de travailleurs extra-européens. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse les enjeux d’un débat migratoire dicté par des impératifs démographiques et économiques.

Le 23 juin 2023, la politique d’immigration de l’Allemagne a pris un tournant important. Le Bundestag a voté en faveur d’une proposition de loi du gouvernement fédéral, qui a ensuite été approuvée par la deuxième chambre, le Bundesrat, le 7 juillet 2023.

En substance, le gouvernement vise à attirer davantage de personnes en provenance de pays situés en dehors de l’Union européenne. L’Allemagne encourage donc une migration bien réglementée, et ce afin de maintenir la compétitivité de son industrie.

La coalition gouvernementale est consciente que l’Allemagne n’est pas actuellement la destination privilégiée des professionnels internationaux, contrairement aux États-Unis et au Canada. Les personnes ciblées sont principalement des universitaires hautement qualifiés et des personnes issues de professions spécialisées, en particulier dans les domaines de l’artisanat et de la santé. Ainsi, le ministre du Travail, Hubertus Heil, accompagné de la ministre des Affaires étrangères, s’est récemment rendu au Brésil pour recruter du personnel de santé et leur proposer des contrats de travail.

Une immigration facilitée et simplifiée

Pour faciliter l’accès au marché du travail allemand, la loi va simplifier la reconnaissance des diplômes étrangers. Pour venir en Allemagne en tant que travailleur qualifié, un visa de séjour pourra ainsi être délivré à ceux disposant de deux ans d’expérience professionnelle et d’un diplôme reconnu. Pour permettre aux candidats à l’immigration ayant des compétences recherchées de trouver plus facilement et sans obstacles bureaucratiques un emploi en Allemagne, un système de points, inspiré du modèle canadien, sera également introduit. Les critères pour obtenir des points, qui faciliteront la recherche d’un emploi, sont les qualifications, la connaissance de l’allemand et de l’anglais, l’expérience professionnelle, un lien potentiel avec l’Allemagne, l’âge, ainsi que le potentiel des conjoints ou partenaires qui déménagent avec le candidat.

Une pratique plutôt singulière en Europe

Le gouvernement allemand adopte ainsi une position singulière en Europe, qui va  à l’encontre du discours dominant sur l’immigration. De Stockholm à Rome en passant par Copenhague, Vienne, Budapest, Varsovie ou Amsterdam, la priorité affichée est celle de la réduction des flux migratoires et du contrôle des frontières. La proposition de loi allemande est motivée par les besoins en main-d’œuvre d’un pays qui ne peut pas compter sur sa démographie déclinante pour maintenir sa position économique avec sa force de travail actuelle.

Le chancelier allemand a rappelé à plusieurs reprises que la politique migratoire de l’Union européenne ne devrait pas avoir pour seul objectif de contrôler fermement les flux migratoires aux frontières. Il souligne que presque tous les pays européens ont un grand besoin de travailleurs qualifiés et que, par conséquent, une immigration légale est nécessaire pour que l’Europe dispose à l’avenir d’une main-d’œuvre suffisante. Au-delà des besoins des entreprises, cette immigration choisie est également nécessaire pour stabiliser les systèmes sociaux, financer les retraites et assurer le bon fonctionnement de l’économie.

Un choix politique dicté par la démographie

Comme ailleurs en Europe, certains goulots d’étranglement économiques peuvent encore être attribués aux effets de la pandémie de Covid-19. De nombreuses industries ont en effet perdu ou licencié des travailleurs pendant la crise sanitaire, et ceux-ci ne reviennent plus.

Toutefois, le mal est plus profond. Selon l’Agence fédérale pour l’emploi, il manque des travailleurs qualifiés dans 200 professions en Allemagne. Les soins infirmiers, la garde d’enfants, les hôpitaux en général, l’industrie du bâtiment et de l’informatique sont particulièrement touchés. Dans une profession sur six en Allemagne, il y a une pénurie de travailleurs qualifiés, comme le souligne une analyse de l’Agence fédérale pour l’emploi.

Le vrai souci se situe en réalité dans le changement de la démographie. Comme le souligne l’Office fédéral des statistiques, les grandes cohortes de la génération des « baby-boomers », nées à la fin des années 1950 et au début des années 1960, quitteront le marché du travail au cours de cette décennie. Actuellement, les personnes à l’âge de la retraite constituent encore une minorité de la population. D’ici à dix ans, ils représenteront la plus grande proportion. Simultanément, de moins en moins d’enfants naîtront en Allemagne, et ce alors que les besoins du marché du travail ne diminueront pas. Une crise se profile, quand bien même plus de femmes qu’avant sont sur le marché du travail et que beaucoup de personnes restent en emploi plus longtemps.

Selon les chiffres du gouvernement fédéral, le déficit de main-d’œuvre qualifiée sera d’environ 240 000 personnes d’ici à 2026, et atteindra plus de 7 millions de travailleurs qualifiés en 2035. Monika Schnitzer, la présidente du très respecté conseil d’experts économiques (Sachverständigenrat), estime que, face à ce grand défi économique et social, l’Allemagne aura besoin d’un million et demi d’immigrés par an. L’Allemagne aura donc besoin de 400 000 nouveaux citoyens chaque année si elle veut maintenir le niveau de sa main-d’œuvre. Si elle est convaincue que la nouvelle loi va dans la bonne direction, Monika Schnitzer juge cependant qu’il faudra en faire beaucoup plus pour que le compte y soit. Elle cite par exemple un nécessaire changement d’approche des bureaux d’immigration, qui devront passer d’une logique de dissuasion à celle d’une offre de vrai service pour faciliter les demandes d’emploi. Il faudra  par exemple cesser de systématiquement exiger que les personnes qualifiées étrangères parlent allemand avant de leur accorder un emploi. 

« Gastarbeiter » : une approche révolue

L’Allemagne a une longue expérience avec les travailleurs étrangers, les « Gastarbeiter». Ils ont été recrutés après la signature de traités gouvernementaux passés avec l’Italie (1955), l’Espagne et la Grèce (1960), la Turquie (1961), le Portugal (1964) et la Yougoslavie en 1968.

À l’époque, il fallait des travailleurs moins qualifiés pour assurer, entre autres, l’exploitation des mines de charbon ou l’assemblage des voitures dans les usines. Les autorités voulaient qu’ils retournent chez eux à l’expiration de leur contrat, mais les « Gastarbeiter » sont restés. En 2022, plus de 22 millions d’habitants, sur une population de 83 millions, ont une origine étrangère. Parmi eux, environ 2,9 millions ont leurs origines en Turquie, la moitié d’entre eux ayant obtenu entre-temps la nationalité allemande. Cela a créé un sentiment mitigé, surtout après la réunification en Allemagne de l’Est, dans les villes comme Berlin, Cologne ou Stuttgart, où les grandes communautés d’origine turque sont souvent mal acceptées et non intégrées dans la société allemande. Le mot « Migrationshintergrund » (« contexte migratoire ») est entré dans la langue, trop souvent avec une connotation explicite de préjugé.

Les critiques attendues de l’opposition

Aujourd’hui, la situation est bien différente de celle des années 1960. Néanmoins, et sans surprise, le sujet migratoire n’est pas consensuel parmi les partis politiques, notamment au sein de la droite et de l’extrême droite. Pour les chrétiens-démocrates, la loi est une imposture, qui favorise principalement l’immigration de travailleurs peu qualifiés du monde entier et crée en réalité un droit de séjour pour ceux qui doivent quitter le pays.

Fidèle à sa ligne anti-migration, voire raciste, l’AfD s’agite au Bundestag en dénonçant  un pays où « tout le monde peut entrer, mais personne n’est expulsé » !

À l’inverse, Die Linke, par la voix de la députée Gökay Akbulut, considère que la loi est trop favorable aux intérêts des entreprises et des employeurs, et ne prend pas en compte les aspects relatifs à la protection des droits de l’homme dans les critères d’accueil des étrangers.

En répondant aux critiques, Hakan Demir, du SPD, vise en particulier les chrétiens-démocrates. Il souligne que l’Allemagne devrait être une société ouverte et capable d’accepter de nouveaux voisins.

Un pas en avant vers une société ouverte

L’Allemagne ne s’est jamais réellement considérée comme un pays d’immigration. C’est une des raisons pour laquelle il y avait dans le pays et au sein de la société un manque d’ouverture sur le monde et de culture d’accueil. En ce sens, la loi semble être un véritable pas en avant, surtout lorsque l’on prend en compte le contexte global de rejet et de méfiance à l’égard de l’étranger dans lequel elle a été imaginée.

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