L’Allemagne est entrée en récession. Entre hausse des coûts de l’énergie, inflation, baisse des salaires réels, chute de la consommation intérieure et baisse du commerce extérieur, tous les fondamentaux économiques du pays semblent vaciller. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse ici les enjeux d’une crise économique allemande qui menace la prospérité de tout le continent.
Les dernières données de l’économie allemande ne sont pas encourageantes, et les prévisions pour l’année en cours sont mitigées. En effet, l’économie allemande s’est contractée pour le deuxième trimestre consécutif, entraînant ainsi une récession. L’inflation élevée affecte à la fois le pouvoir d’achat et la consommation des ménages allemands. De plus, d’autres indicateurs montrent que l’économie dans son ensemble s’affaiblit considérablement.
Selon l’Office fédéral de la statistique Statista, le produit intérieur brut a diminué de 0,3% au premier trimestre 2023 par rapport au trimestre précédent, en raison de la baisse des dépenses de consommation. À la fin de 2022, la production économique avait déjà diminué de 0,5% par rapport au trimestre précédent, après ajustement des prix, des variations saisonnières et calendaires. Cependant, les treize principaux instituts de recherche économique prévoient une croissance moyenne, bien que faible, de 0,2% pour l’année en cours.
Une perte réelle de pouvoir d’achat
L’inflation est si élevée qu’elle entraîne une baisse des salaires réels en 2023, malgré une récente augmentation robuste des salaires bruts. Au premier trimestre 2023, les revenus mensuels bruts des employés ont augmenté de 5,6% par rapport à la même période de l’année précédente, soit la plus forte augmentation depuis 2008. Cependant, l’inflation, de 8,3%, a été nettement plus élevée pour la même période.
En conséquence, les experts de l’Office fédéral de la statistique ont calculé une baisse réelle des revenus d’environ 2,3% par rapport à la même période de l’année précédente. Cette tendance se poursuit depuis 2022 : la forte inflation a plus que compensé la croissance des salaires des employés en 2023. En conséquence, de nombreux allemands consomment moins, et l’économie est entrée en récession au premier trimestre. La perte de pouvoir d’achat a toutefois été moins importante qu’aux trois trimestres précédents par rapport à la même période de l’année précédente. L’année précédente, les salaires réels ont même parfois chuté jusqu’à 5,4%. En 2023, les travailleurs sont donc menacés de pertes de salaires réels pour la quatrième année consécutive.
Bien que des augmentations salariales substantielles aient été négociées dans certains secteurs, l’inflation reste élevée. Les économistes prévoient ainsi que les prix à la consommation augmenteront de 6,5% par rapport au même mois de l’année précédente. Bien que ce soit le niveau le plus bas depuis plus d’un an, il reste bien supérieur à de nombreuses augmentations de salaire.
Une crise uniquement liée à la guerre russe en Ukraine ?
Il serait trop simpliste d’attribuer la récession actuelle en Allemagne à la seule guerre en Ukraine. Selon un économiste de la Commerzbank, Jörg Krämer, la forte hausse des coûts de l’énergie a bien évidemment eu un impact considérable au cours des mois d’hiver précédents. De même, l’économiste Aloys Prinz de l’université de Münster considère également que les prix élevés de l’énergie sont l’une des principales causes de la récession actuelle en Allemagne. Mais selon lui, la politique de taux directeurs de la Banque centrale européenne, bien que nécessaire pour lutter contre l’inflation, a également contribué à la situation actuelle. En effet, une forte hausse des taux d’intérêt peut avoir des effets secondaires importants qui freinent l’économie, voire la font s’effondrer.
Le commerce extérieur : de bras armé à talon d’Achille ?
En plus de la faible consommation, la récession en Allemagne est également due à l’évolution du secteur manufacturier, en particulier dans l’industrie du bâtiment, qui est fortement dépendante de l’énergie. Les exportations jouent aussi un rôle important. Certains secteurs, tels que l’industrie automobile et l’industrie chimique, sont encore fortement ralentis par des goulots d’étranglement dans l’approvisionnement, bien que ceux-ci disparaissent progressivement.
L’institut IMK, lié aux syndicats allemands, s’inquiète de plus en plus de « l’environnement peu dynamique du commerce extérieur » : de fait, l’économie américaine s’affaiblit en raison des taux d’intérêt élevés et, parallèlement, la reprise économique en Chine ne repose pas autant sur des investissements importants que lors des précédentes phases de reprise, ce qui limite les bénéfices pour les secteurs d’exportation de l’économie allemande.
Si il ne parvient pas à s’adapter, le commerce extérieur pourrait ainsi devenir le talon d’Achille de l’économie allemande. La situation actuelle n’est pourtant pas entièrement nouvelle : si la crise de la mondialisation est devenue plus persistante depuis dix-huit mois et le déclenchement de la guerre en Ukraine, la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 et, bien avant, la crise financière de 2007 avaient initié cette ère d’instabilité des marchés mondiaux.
La récession : une chance pour la transformation écologique ?
L’Allemagne n’a pas suffisamment tiré les leçons nécessaires pour s’adapter à ces transformations mondiales. La mondialisation contestée, la numérisation croissante dans tous les domaines économiques et le changement climatique nécessitent un bouleversement profond des modes de production pour assurer une croissance écologique et équilibrée. La compétitivité internationale et l’intégration dans les cycles économiques mondiaux ne peuvent plus être uniquement opérées sous la doctrine du libre-échange illimité. Un changement de paradigme se dessine. L’Inflation Reduction Act de Joe Biden et le programme NextGeneration de l’Union européenne en sont des exemples : ces deux programmes visent à atténuer les crises actuelles et à stimuler la transition vers une économie numérique et durable, tout en prouvant qu’une restructuration de l’économie créera autant de nouveaux emplois de qualité que ceux qui disparaîtront.
La récession actuelle montre bien le défi de la transformation écologique, et la crise énergétique de l’hiver dernier en a constitué un excellent test. Elle a montré à quel point l’abandon des énergies fossiles est dangereux pour une grande partie de l’économie allemande, au premier rang de laquelle on peut citer l’industrie chimique et l’industrie automobile, les deux fleurons du commerce extérieur national.
Dans un article de 1999 resté dans les annales, l’hebdomadaire The Economist avait qualifié l’Allemagne d’« homme malade » de l’Europe. Ce qualificatif est gravé dans les mémoires allemandes et européennes, et le risque que l’Allemagne retombe dans ses travers doit absolument être évité. L’action du gouvernement fédéral vise à redonner confiance aux acteurs afin d’empêcher la plus grande économie d’Europe de replonger dans une crise profonde. L’enjeu n’est pas seulement national : au-delà de l’Allemagne, c’est la prospérité de l’Europe entière qui en serait affectée.
Cette récession représente une chance de corriger certaines orientations économiques. Entre l’intervention étatique souhaitée par le chancelier Olaf Scholz et la volonté de l’industrie d’avoir les mains libres, il y a là une occasion de faire émerger un chemin pour la transformation écologique de l’Allemagne en développant davantage de technologies vertes dont le monde entier aura bientôt un besoin vital.