L’agroécologie : un nouveau modèle pour une agriculture en pleine crise culturelle

Quelques mois après les manifestations des agriculteurs en France comme en Europe, Stéphane Le Foll, maire du Mans et ancien ministre de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, revient sur ce malaise qui continue de traverser la profession. Selon lui, l’agroécologie est la clé de la résilience agricole face aux crises climatiques et économiques et ce changement de modèle pourrait faire de la France à nouveau une véritable puissance industrielle, agricole et écologique.

« Je suis d’une école qui ne croit qu’au relatif, à l’observation, à l’analyse à l’étude des faits, d’une école qui tient compte des milieux, des tendances, des préjugés et des hostilités même ; car tous les paradoxes, les sophismes pèsent autant que les vérités et les généralités dans la conduite des hommes et des choses qui les intéressent. »
Léon Gambetta1Pierre Barral, Les fondateurs de la Troisième République, Paris, Armand Colin, coll. U, 1968.

La conduite des hommes est sans doute à la fois le plus bel engagement qu’on puisse faire mais sans doute le plus difficile car effectivement les « paradoxes, les sophismes pèsent autant que les vérités »2Ibid., ce qui rend la tâche souvent ardue. En Europe, aujourd’hui, la question agricole agite et oscille entre vérités et contradictions. Quelle agriculture voulons-nous ? Doit-on changer de modèle agricole ? Comment doit-on penser le rapport au marché ? Toutes ces questions bousculent les agriculteurs européens, et bien entendu les agriculteurs français. L’été dernier, les Pays-Bas ont été les premiers à faire remonter cette colère profonde, le Premier ministre dut alors démissionner, un parti « agraire » vit le jour et malheureusement l’extrême droite gagna les élections législatives. La mobilisation s’est alors répandue en Allemagne avec une rare intensité pour ce pays, puis en France. 

Dans nos campagnes et nos villes, on vit des panneaux de signalisation tournés à l’envers par les agriculteurs qui voulaient démontrer une forme d’absurdité des normes qui leur sont toujours imposées3« Panneaux à l’envers : que signifient ces actions des agriculteurs ? », France Bleu, 25 novembre 2023.. Le Salon international de l’agriculture, habituellement vitrine de la fierté agricole et rurale, est devenu un lieu d’expression de la colère contre le président Macron. Ce malaise toujours présent est marqué par quatre grands sentiments : le sentiment de « travailler pour rien » ; celui de « vendre pour rien ou à perte » à l’industrie et la grande distribution qui, eux, font du profit ; celui de ne plus supporter les normes environnementales qui s’accumulent et enfin celui de rejeter toutes les importations comme la manifestation d’une concurrence déloyale issue d’une production moins contrainte par les normes que la nôtre. Contrairement à ce qu’on peut penser a priori, cette crise n’est ni une crise de marché, en ce sens qu’elle ne résulte pas de l’effondrement des prix, ni une crise structurelle liée à un déséquilibre offre-demande, mais c’est bien une crise de modèle, une crise culturelle. 

L’agriculture française vit une crise culturelle

Comment analyser une telle situation, un tel retournement et cette colère qui a été si contagieuse ? Nous sommes entrés dans une phase de mutation nécessaire pour nous adapter aux conséquences du dérèglement climatique et pour amorcer la transition énergétique et écologique. Pour écrire cette nouvelle phase, le monde agricole fait face à une véritable crise culturelle. En effet, penser l’agriculture de demain implique de changer de paradigmes et d’habitudes culturelles. C’est ce changement qui fait peur et qui tend un milieu vulnérable car soumis à de nombreux aléas économiques, climatiques et sanitaires et à des injonctions de plus en plus contradictoires. 

Il existe donc une rupture profonde avec le modèle de l’après-guerre, un modèle fondé sur une fierté commune, celle d’avoir nourri la France pendant les Trente Glorieuses. Cette part de gloire productive est la matrice idéologique et culturelle du monde agricole, du syndicalisme majoritaire. Cette période de gloire a même eu son prolongement en politique avec Jacques Chirac, période bénie où rien n’était impossible tant la France était considérée comme le leader incontesté de l’agriculture européenne. Produire, vendre au bon prix et exporter étaient le triptyque du monde agricole d’après-guerre dans une euphorie productive que seuls les mis de côté, les dépassés par cette modernité ont subie avec douleur. Seuls quelques-uns se sont opposés à ce mouvement, les « paysans travailleurs » et l’agriculture bio. Les machines, la chimie, la génétique et la spécialisation des régions et des productions ont produit d’énormes gains de productivité du travail qui ont conduit à l’agrandissement des exploitations, faisant de ce modèle un modèle de plus en plus capitalistique et malheureusement de plus en plus polluant. Car pour la première fois dans l’histoire agricole on pouvait s’affranchir des contraintes des milieux, des conditions agronomiques, pédoclimatiques (soit les conditions de température, d’humidité et d’aération dans les sols), en investissant dans les machines, la chimie, le drainage, les remembrements, l’irrigation sans se préoccuper jusqu’il y a peu de temps des conséquences environnementales. 

Aujourd’hui, ce modèle touche à sa fin et c’est bien l’enjeu qui secoue le monde agricole. En introduction, je parlais des quatre « sentiments » qui expliquent cette crise agricole car, pour comprendre, il faut sortir du rationnel un moment. En effet, le rôle de l’agriculteur change : il n’est plus perçu comme la matrice de la nation qui produit et nourrit tout un peuple, participant même à l’imaginaire politique et territorial de la France. Henri Mendras a écrit, il y a cinquante ans, La fin des paysans4Henri Mendras, La fin des paysans, Arles, Actes Sud, 1967., soldant toute une période agricole de notre histoire dans une sentence qui fit date et qui reste toujours d’actualité.  

Aujourd’hui encore et plus qu’avant, l’agriculture, notamment productiviste, est contestée sur les réseaux sociaux, par les associations environnementalistes et anti-élevage. L’agriculteur se sent alors incompris, mal traité, sa place n’est plus acquise et son rôle indéfini. C’est pourquoi cette crise est plus grave qu’une crise de marché car c’est une histoire qui se termine, une époque qui disparaît, une construction qui s’efface. Cette construction culturelle et économique se confronte directement à la fois à la réalité du dérèglement climatique avec les sécheresses, les inondations et les crises sanitaires qui perturbent les capacités productives, mais aussi à la pression politique qui pousse tous les secteurs à accélérer le pas vers la transition écologique. C’est un choc qui suscite des résistances et des oppositions diffuses dans le corps social agricole qui se trouve pris à contre-pied de son histoire récente et de la construction culturelle qu’il s’en est fait. S’ajoute à cette incompréhension une absence effective de perceptives, de construction d’un nouvel imaginaire culturel affirmant la part de modernité que les agriculteurs doivent revendiquer dans cette phase de mutation.

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Une conjoncture exceptionnelle

Si la crise liée au Covid-19 a replacé très brièvement les agriculteurs en première ligne pour nourrir les Français et raviver cette fierté perdue, la guerre en Ukraine a fait entrer les agriculteurs dans une cycle d’augmentation des prix. Mais dès l’été 2023, la priorité redevient la défense du pouvoir d’achat et la lutte contre l’inflation. Sur les plateaux, Michel-Édouard Leclerc, les ministres et tous les leaders de la grande distribution se sont exprimés contre la hausse des prix. Il fallait le dire et le répéter : l’inflation allait baisser ou plutôt se stabiliser, particulièrement dans l’alimentation, après plus de 20% d’augmentation. De la part du gouvernement, le double langage entre la volonté de faire baisser les prix et sa foi dans sa loi Egalim a atteint à ce moment son paroxysme, creusant le fossé politique avec la base agricole.

La contradiction est d’autant plus forte que la loi Egalim, demandée dès 2017 par Christiane Lambert, présidente de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), visant à aligner les prix agricoles sur les coûts de production sans se préoccuper de la structure des coûts, était une erreur. Cette loi a laissé penser que sur les marchés alimentaires européens, voire mondiaux, une loi française pouvait à elle seule régler les rapports complexes entre l’offre agricole, la transformation industrielle et la grande distribution. Cette loi a en outre introduit un biais intuitif car, en cas de hausse des coûts de production, il est facile de comprendre et d’accepter la hausse des prix de vente ; mais à l’inverse il est plus difficile d’accepter, pour les agriculteurs, la baisse des prix en cas de baisse des coûts de production, condamnant leur marge pour toujours. D’autant que la grande distribution est soumise à la demande des consommateurs qui sont d’abord soucieux de préserver leur pouvoir d’achat et elle exerce à ce titre une pression pratiquement continue à la baisse. Ainsi, les phases inflationnistes pour les producteurs ne posent pas de problèmes mais le risque est d’en sortir, surtout quand on ajoute une maladie française, la psychose issue des négociations annuelles à la veille du Salon de l’agriculture. Ne pas voir cela, c’est ne rien comprendre à ce qui est en jeu ; la difficulté en agriculture est bien l’équilibre totalement instable entre l’offre et la demande qui nécessite une régulation contractuelle entre acteurs, que seul un cadre de confiance peut permettre. Malheureusement, nous en sommes loin en France. En conséquence, c’est « la grande incompréhension ». En effet les magasins Leclerc et les « discounters » ont été les grands bénéficiaires en gain de parts de marché de l’après-crise liée au Covid-19 au nom justement de la lutte contre l’inflation et des prix bas. Les consommateurs ont fait leur choix tout en soutenant dans tous les sondages les agriculteurs. Michel-Édouard Leclerc et tous ses magasins se sont attiré, comme à chaque fois, les foudres de la profession agricole.

Il y a donc une vraie contrainte budgétaire pour les ménages et une vraie divergence d’intérêt ressentie par les agriculteurs. Le domaine alimentaire est ultra-sensible pour les ménages (avec le logement et la mobilité), c’est ce que l’on appelle une dépense primaire contrainte qui est déterminée par toutes les autres. Elle l’est d’autant plus, selon une étude de France Stratégie, que vous appartenez au décile des ménages les moins riches qui habitent loin des centres-villes. La part consacrée à l’alimentation reste autour de 13% et, en phase d’inflation, c’est le volume consommé qui diminue. Ainsi avec la crise, le nombre de bénéficiaires de dons alimentaires n’a jamais été aussi élevé5Les chiffres de la Banque alimentaire indiquent 316 000 bénéficiaires en 2023, soit une hausse de 3% par rapport à 2022., chaque maire de France en a fait le triste constat. La baisse des volumes de consommation alimentaire, le choix massif des marques de distributeurs moins chères, la baisse du volume des produits biologiques confirment la pression que l’inflation alimentaire a exercée sur le budget des consommateurs. Le nier, c’est refuser d’accepter la réalité qui s’impose, vécue comme une incompréhension de plus de la part des agriculteurs. 

C’est d’autant plus déstabilisant pour la profession agricole qu’elle subit en outre les injonctions permanentes des normes environnementales. Et soyons honnêtes, elles s’empilent les unes aux autres pour résoudre chaque problème sans cohérence d’ensemble, pour les sols, les haies, l’eau, les zones humides et la lutte contre les pesticides. On doit y ajouter une pincée de discours écologistes culpabilisants (« l’élevage et l’agriculture polluent », « il ne faut plus manger de viande ») et toute une profession exprime son ras-le-bol. Ressurgit alors le discours victimaire des soixante-dix heures par semaine pour 500 euros par mois, tandis que les suicides restent malheureusement toujours élevés dans ce milieu6Mutuelle sociale agricole, « La mortalité par suicide au régime agricole : une préoccupation majeure pour la MSA », communiqué de presse, 8 juillet 2021.. Tout cela donne une image catastrophique du secteur qui réduit d’autant les vocations et la reprise des exploitations, ce qui ne fait qu’entretenir le cercle vicieux de dénigrement de toute cette profession. Le Rassemblement national (RN) tire profit de ce malheur sans avoir à assumer les conséquences de ses promesses : le protectionnisme national contre les importations, l’Europe et la technocratie affublée de tous les maux, l’appel à la fin des normes environnementales… L’ambiance devient alors explosive et plus difficile encore, sans aucun débouché politique sauf la surenchère.  

Un président et un gouvernement sans projet qui tentent de répondre à l’urgence 

Les annonces du Premier ministre sur une botte de paille ont fait « pschitt »7Laurence Girard, « Attal donne des gages aux agriculteurs, mais la colère ne retombe pas », Le Monde, 26 janvier 2024., renvoyant au président de la République le dénouement de la crise lors du Salon de l’agriculture. Sommé de répondre, il a tenté la table ronde « façon gilets jaunes » mais le couac de l’invitation des Soulèvements de la Terre a tout fait échouer et l’improvisation d’un débat au pied levé dans le chaos a achevé cette séquence8Stéphane Duguet, « Emmanuel Macron au Salon de l’agriculture : des affrontements historiques », Public Sénat, 24 février 2024.. Le président de la République a maintenu sa longue visite au Salon qui m’apparaissait comme une catharsis vis-à-vis d’une profession agricole qui s’est laissée déborder comme souvent et intentionnellement par une base en colère confuse et sans limite. 

Seules la remise en cause précipitée des normes environnementales et du plan Écophyto et la mise en œuvre d’aides ciblées pour les exploitations en difficulté restaient des solutions d’urgence. Reste la proposition osée du président de République à l’occasion du Salon de l’agriculture 2024 de mettre en place des prix planchers. Si l’on fixe les prix, cela nécessiterait inévitablement des quotas de production mais surtout de bloquer les marges des filières, voire de les baisser. Une question se pose alors : pour combien de temps ? Car du niveau de marges dépendent, pour les agriculteurs, l’industrie, la distribution la capacité d’investissement. Et nos modèles de production agricole, de transformation, artisanaux et industriels, de distribution, petites, moyennes ou grandes, nécessitent plus que jamais des investissements importants pour innover, décarboner les filières agricoles et alimentaires, intégrer pleinement le bien-être animal. Ainsi, poser la question du prix sans poser la question de la structure des coûts de production est une erreur que je n’ai pas faite quand j’étais ministre.

En conclusion, dans le secteur agricole, où prix et volumes de production sont aussi sensibles et variables, où prix et qualité des produits sont aussi extrêmement imbriqués, il faut plus que jamais réaffirmer la nécessité de retrouver de la confiance entre les acteurs par une régulation contractuelle revigorée. Cette régulation contractuelle s’impose aux trois niveaux que sont les producteurs, les transformateurs, les distributeurs avec des périodes pluriannuelles pour lisser les hausses mais surtout les baisses de prix. Les agriculteurs doivent avoir une stabilité et une visibilité en acceptant de ne pas bénéficier des opportunités liées aux hausses des prix souvent éphémères mais en se prémunissant des effets délétères et longs de baisses brutales des prix. C’est d’autant plus d’actualité que ces baisses ne peuvent plus être compensées par des gains de productivité du modèle conventionnel qui sont de plus en plus limités par la stabilité des rendements et l’impact des facteurs naturels, climatiques et sanitaires qui percutent de manière récurrente les productions et les revenus. Cet impact nécessiterait à lui seul une réflexion sur la manière dont on intègre en agriculture le coût du dérèglement climatique, le système assuranciel actuel public et mutualiste étant incapable de le gérer compte tenu des sommes en jeu.

S’intéresser aux coûts de production agricole, c’est intégrer la nature dans la fonction de production

Dans tout ce contexte, l’absence, au niveau européen comme au niveau national, de projet, d’ambition pour l’agriculture avec une cohérence écologique et économique a pesé lourd. La politique agricole commune (PAC) a été reconduite sans grand débat en renvoyant aux États des décisions, spécialement dans le domaine crucial de l’environnement, laissant ainsi s’installer des écarts de réglementation. Au niveau national de la même manière, rien de concret ne se dégage pour notre agriculture, ni de méthode, ni de dynamique. Sans vision et sans analyse, la majorité a remis en cause la « loi d’avenir » que j’avais fait voter avec une large majorité de gauche et de droite à l’Assemblée nationale qui proposait un projet pour la France. La première loi Egalim a annulé ainsi les Certificats d’économie de produits phytosanitaires pourtant nécessaires à la réussite autant écologique qu’économique du plan Écophyto 2. Elle a abandonné la dynamique vers l’agroécologie et ensuite a stoppé celle des groupements d’intérêt économique et écologique. J’ajoute qu’Emmanuel Macron a fait campagne pour la suppression du glyphosate, puis a ensuite accepté sans le dire le retournement de l’Europe sur le sujet. Même chose sur les « néo-nécotinoïdes ». Interdire n’est pas la solution si les changements de modèle ne sont pas posés pour structurer la nécessaire étape de la transition vers l’agroécologie.

De ces impasses accumulées dans une confusion générale, on paie le prix aujourd’hui et les agriculteurs à bon droit demandent des explications. Tout cela finit comme toujours par la prise de décisions conjoncturelles ne donnant aucune perspective. Pire, on en reste au stade des vieux débats sans cesse ressassés depuis des années. L’agriculture bio contre l’agriculture conventionnelle, la grande distribution contre les agriculteurs, la grande distribution contre l’industrie alimentaire, les consommateurs sommés de choisir pour les uns ou les autres, les pro-bassines contre les anti-bassines, les végans contre l’élevage, les gros contre les petits, la protection chimique des plantes contre l’absence de tout recours à la chimie, l’importation et les accords commerciaux contre la fermeture des frontières.

Les injonctions se multiplient avec deux lignes de force : retour en arrière sur l’environnement et montée du localo-nationalisme qui s’est manifesté au Sénat avec l’embardée de la droite contre le CETA. L’origine des produits que j’ai toujours défendue avec la mise en place d’une stratégie « origine France » pour tous les produits, y compris les produits transformés, ainsi que le développement des plans alimentaires territoriaux (PAT), le soutien aux indications géographiques protégées, sont une stratégie gagnante qui n’a rien à voir avec le protectionnisme.

En effet, si l’on part du principe que le reste du monde est déloyal et qu’il faut s’en protéger, je souhaite bon courage à nos agriculteurs, ceux de la filière laitière dont sept milliards de litres de lait sont exportés sur les 23 milliards produits, aux viticulteurs dont 13 millions d’hectolitres sont exportés sur les 38 millions d’hectolitres produits, aux céréaliers producteurs de blé tendre dont 15 millions de tonnes sont exportées pour 35 millions produites9FranceAgriMer, chiffres 2019.. Il ne faut pas être naïf comme on dit dans le commerce mondial, il faut de la force et de la fermeté ; mais il faut plaider pour un retour à une régulation mondiale plutôt qu’à un néoprotectionnisme, surtout si c’est pour isoler la France de l’Europe et du reste du monde. Imaginons que les tenants du protectionnisme arrivent au pouvoir, les taux d’auto-approvisionnement (rapport entre consommation nationale et production nationale en y intégrant les exportations) en France sont supérieurs ou égaux à 100% pour plus de 50% des filières alimentaires, pour 20% à plus de 90%, pour 10% à plus de 80% et seuls 20% sont à moins de 50% dont les fruits tropicaux, le riz, la viande ovine et les produits de la pêche et de l’aquaculture10Calculs sur la base des chiffres FranceAgrimer 2019.. Tout indique que nos agricultures auraient à y perdre, compte tenu de la déstabilisation de toutes ces filières et des excédents potentiels qui seraient reportés sur le marché national. Il faut stopper la démagogie et revenir à une vraie politique commerciale qui affirme la recherche d’autonomie productive française comme composante essentielle d’une Europe elle-même à la recherche d’autonomie stratégique.

Cela nécessite de définir les grands secteurs stratégiques alimentaires à l’échelle française et européenne, de penser un plan d’investissement pour innover et soutenir la conversion vers l’agroécologie, de diversifier et de soutenir les productions dans les protéines végétales et les légumineuses. Il en va de notre autonomie agricole et alimentaire et de notre capacité productive à un coût acceptable pour dégager du revenu agricole et structurer des filières qui répondent aux besoins des consommateurs.

L’agroécologie : la clé de notre souveraineté  

Un article de Jean-Christophe Bureau, professeur d’économie à l’AgroParis Tech, rappelait qu’il y a quarante ans, l’Insee avait publié une analyse qui remettait en cause la vision d’une France productrice et exportatrice si elle était trop dépendante des intrants importés11Rapport Insee, 1974. : protéines végétales, engrais, énergie fossile. Cette note avait conduit le PDG de l’Inra de l’époque, Jacques Poly, à proposer le choix d’une « agriculture plus autonome et plus économe ». François Guillaume avait remisé « aux oubliettes » tout ce travail. L’histoire se répète mais entre-temps notre dépendance s’est accrue. La souveraineté n’existe pas sans « agroécologie » ; elle sera toujours partielle sauf à vouloir organiser la rareté et la cherté. Ce qui est gratuit et souverain, c’est ce qui est disponible dans la nature, la nôtre, le soleil, la photosynthèse, la qualité de nos sols, la biodiversité. Ainsi être moins dépendant de l’azote importée nécessite de développer les sols de légumineuses qui fixent l’azote de l’air, évitant d’importer massivement du gaz, voire de l’urée. De même, la diversité des rotations et la couverture des sols favorisent la protection naturelle des végétaux et évitent d’importer massivement des produits phytosanitaires. De plus, nos saisons productives sont plus longues qu’ailleurs, ce qui est un atout qu’il faut utiliser écologiquement. Ainsi, à ceux qui parlent de souveraineté, je voudrais dire qu’elle n’existe pas sans autonomie productive, liée aux principes de l’agroécologie définis dans le titre I de la loi d’avenir agricole de 2014.

La ligne conductrice pour notre pays doit être de s’interroger non plus sur « quel est le rendement de telle ou telle production prise au singulier ? » mais bien « comment avez-vous fait pour produire autant avec si peu ? ». C’est cette stratégie que je porte depuis 2012 pour faire comprendre que l’agroécologie est une synthèse entre l’exigence d’autonomie alimentaire et agricole par et pour l’écologie. C’est une révolution verte, car elle a le pouvoir de redonner la fierté d’être agriculteur par une réponse à l’urgence climatique dans le respect des sols et de la biodiversité, mais aussi de permettre une production élevée pour nourrir la planète.  

La structure de la fonction de production en agriculture n’est pas un arbitrage entre capital et travail mais entre capital, travail et nature. C’est pourquoi j’ai défendu les démarches coopératives avec les groupements d’intérêt économique et environnemental (GIEE) qui maximisent le « capital nature » avec des assolements sur grandes surfaces pour des couvertures de sols diversifiées, favorisant la biodiversité et la fixation de carbone par la photosynthèse des plantes. 

Pour cela, il faut changer d’état d’esprit, revenir à l’entraide, au modèle coopératif, à la mutualisation avec des initiatives originales, comme ce fut le cas avec les groupements agricoles d’exploitation en commun (GAEC), ou les coopératives d’utilisation de matériels agricoles (CUMA). Ces orientations nécessaires aujourd’hui s’opposent à celles prises par la FNSEA, syndicat agricole majoritaire de l’époque, lors de son congrès au Mans en 2005, qui plaidait alors pour faire de l’agriculture une entreprise. Dans le rapport du congrès, il était acté que l’agriculteur était devenu un chef d’entreprise comme les autres et que l’individualisme était promu à la place de l’esprit coopératif. C’était une erreur car la différence fondamentale avec l’industrie et toutes les autres activités économiques est que l’agriculture a dans son capital le climat et le vivant, la terre et les sols qui ne se traitent pas comme des machines qu’on achète, qu’on amortit pour être renouvelées, mais qui nécessitent au contraire un entretien agronomique, biologique constant pour rester productifs. C’est toute la différence.

C’est pourquoi il faut fractionner la part du besoin en capital avec des exploitations de taille moyenne et mutualiser en grand le capital naturel dans des regroupements d’exploitations, les groupements d’intérêt économique et écologique. Le deuxième écueil du choix du chef d’entreprise fut qu’en individualisant le rapport entre le capital et le chef d’entreprise, l’emprunt pour s’installer avec une capitalisation de plus en plus forte (foncier, machinisme, bâtiment, génétique, cheptel) devient de plus en plus coûteux. Cela nécessite une forte rentabilité pour rembourser les annuités et sur longue période, ce qui rend l’exercice périlleux, tout particulièrement en période de remontée des taux d’intérêt. Là est le dilemme fondamental du secteur primaire et l’effet de ciseaux qui est au cœur de toutes les crises modernes. La raison veut que pour obtenir des prix acceptables pour tous, il faut une organisation diversifiée adaptée aux multiples demandes prix-qualité des consommateurs tout en abaissant les besoins de financement des agriculteurs, ce qui nécessite avant tout une confiance au sein des filières entre tous les acteurs. Aujourd’hui, c’est au mieux la défiance, pour ne pas dire la confrontation.

La mise en œuvre des GIEE (dont 752 exemples aujourd’hui pour 12 000 exploitations) est la preuve de cette capacité à changer nos modèles de production pour affronter de manière collective les défis qui se posent, de sortir de la culpabilisation individuelle ou collective pour valoriser des objectifs porteurs d’espoir. 

Un tel projet doit s’appuyer sur une réflexion européenne et une PAC dont la structure de soutien soit en phase avec ces objectifs. On doit passer d’une logique de normes à celle d’objectifs à atteindre et à rémunérer en termes de biodiversité, de rétention d’eau, de stockage de carbone et d’énergie par la production de biomasse. On doit renforcer également les aides aux premiers hectares pour favoriser la taille moyenne des exploitations, dans l’exemple des bénéfices apportés par le paiement redistributif.

À titre d’exemple, la production de légumineuses doit être un objectif de diversification et d’autonomie. Elles offrent un apport gratuit pour l’azote tout en produisant des protéines avec deux bénéfices : une diminution des coûts de production à l’hectare et une souveraineté supplémentaire. Ces rotations larges nouvelles visant l’autonomie productives sont à notre portée à condition de nous réorganiser et dans le but d’asseoir les assolements dans un cadre collectif et productif. La force de la France doit rester dans la diversité de ses types de production et de ses types de structure et leur adaptation à chacun de nos écosystèmes.

L’avenir de l’agriculture 

La gauche doit se reposer les bonnes questions pour ouvrir de vraies perspectives avec le mode agricole qui risque, sinon, de se tourner définitivement vers l’extrême droite. Analyser les faits, percevoir les tendances, refuser les « sophismes » et les « huées fanatiques » déjà dénoncées par Léon Gambetta et Jean Jaurès, ont toujours été un préalable au progrès démocratique, économique et maintenant écologique. Cela vaut en agriculture comme pour le reste de la société. Face à l’exercice de la radicalité, on doit opposer la force de la transformation cohérente.

La droite et l’extrême droite enfourchent les mêmes objectifs, s’enferment comme la partie la plus radicale de la gauche dans une posture défensive, souverainiste qui signe l’absence d’ambition. Se placer uniquement en forteresse assiégée est le pire des projets politiques car il intègre surtout les faiblesses plutôt que les forces et les atouts.

Ainsi, en pleine campagne européenne, il n’est question que des mesures protectionnistes ou de retour en arrière sur la question environnementale. C’est une impasse écrite par avance car tout le contexte climatique et productif a changé. Rien ne sera comme avant, si tant est qu’un avant idéal ait un jour existé. En fait, c’est un avenir qu’il faut construire.

À ce titre, je pense que le stockage de carbone dans les sols pour améliorer leur fertilité est un enjeu essentiel et continental et, dans ce domaine, redéfinir des mécanismes de coopération avec l’Afrique serait des plus bénéfiques. Nous devrions ajouter nos espaces arables pour mesurer l’impact d’une stratégie commune et coopérative de stockage de carbone. Assurer notre développement agricole et celui de l’Afrique serait d’ailleurs le meilleur moyen de limiter l’immigration, d’améliorer nos productions et de participer en même temps à la lutte contre le dérèglement climatique. Par des jumelages entre régions européennes et africaines, un plan devrait être lancé par l’Europe dans les années à venir.   

Il faut jouer à nouveau la carte des coopérations, investir massivement pour devenir une véritable puissance industrielle, agricole et écologique. Pour peser dans le monde, il faut se redonner des objectifs précis, rester en mouvement. La France a toujours porté un message universel ; elle doit continuer de le diffuser et les socialistes démocrates doivent dire leur mot pour écrire une nouvelle page de notre histoire. 

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