Quel rôle les entreprises peuvent-elles jouer dans la lutte contre le dérèglement climatique et éviter le greenwashing généralisé ? Pour Jean Burkard, directeur du plaidoyer de WWF-France, si la mise en œuvre d’une plus grande transparence dans les pratiques des entreprises s’avère indispensable, elle est loin d’avoir donné satisfaction, les législations n’étant pas, peu ou mal appliquées, faute de sanctions pour les faire respecter. Les pouvoirs publics doivent ainsi agir pour que les entreprises mesurent les conséquences en cas de non-respect de leurs obligations en matière environnementale.
Introduction
L’année 2024 est en passe de devenir la plus chaude jamais observée à la surface du globe. Ce record n’est hélas plus une surprise, la vraie nouveauté étant sans doute que la température devrait dépasser pour la première fois le seuil symbolique de 1,5°C de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle, celui sur lequel les scientifiques et les États s’étaient accordés pour considérer qu’au-delà le dérèglement entraînerait des désastres irréversibles pour la planète, et surtout pour ses habitants. Pourtant, face aux conséquences de plus en plus tangibles (inondations et sécheresses, disparition d’écosystèmes montagneux, montée du niveau des mers…) et à la cause – l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, en particulier le carbone – parfaitement documentée, personne ne se décide à assumer la responsabilité de la transition écologique.
La responsabilité des entreprises a été très tôt mise en avant : nos modes de consommation sont intrinsèquement liés à nos modes de production, que les entreprises peuvent et doivent faire évoluer. Aussi, les pouvoirs publics se sont efforcés de transformer leurs modèles, de façon directe en interdisant des produits (certains pesticides, le plastique à usage unique, bientôt la voiture thermique…) ou de façon indirecte en jouant sur la fiscalité ou bien sûr le prix du carbone. Mais, économie libérale oblige, ces incitations et interdictions ont été très tôt assorties d’un levier plus libéral, fondé sur la confiance : la transparence.
Le dernier exemple en date est la directive européenne sur le reporting de durabilité des entreprises (Corporate sustainability reporting directive – CSRD), qui incarne parfaitement cette logique en imposant aux entreprises de divulguer des informations détaillées sur leur performance environnementale. En renforçant les exigences de transparence, la CSRD vise à rendre les entreprises plus responsables et à éviter toute forme de dissimulation de leur impact écologique. Toutefois, cette note issue d’un rapport du WWF montre que, depuis vingt ans, la transparence est loin d’avoir donné satisfaction : les législations s’accumulent, se précisent et visent un nombre toujours croissant d’entreprises mais elles ne sont pas, peu ou mal appliquées, faute de sanctions pour les faire respecter, laissant prospérer l’idée et la possibilité d’un greenwashing généralisé. Il est du devoir (et du pouvoir) des autorités de briser cet engrenage en rappelant que la réglementation extra-financière est une affaire aussi sérieuse que la réglementation financière et que les entreprises qui la prendraient à la légère s’exposent à de lourdes conséquences.
Lutter contre le greenwashing : la transparence ou le vide ?
Depuis plus de vingt ans, la loi a multiplié les obligations de transparence des entreprises quant à leur performance environnementale
La première pierre de la réglementation française en matière environnementale ne figurait pas dans le projet de loi initial qui lui donna naissance. Ce qui deviendra l’article 116 de la loi sur les nouvelles régulations économiques (NRE) imposant à toute entreprise cotée d’indiquer dans son rapport de gestion « la manière » dont elle « prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité » apparaît à la faveur d’un amendement du groupe socialiste au Sénat, ajouté à un article visant les droits d’accès des actionnaires aux documents sociaux d’une entreprise. C’est ainsi à travers l’idée de redevabilité vis-à-vis des actionnaires, et donc de la pression que ces derniers sont susceptibles d’exercer, que les entreprises sont appelées à prendre leur part à la lutte contre le changement climatique.
Ce choix de la transparence fait alors l’objet d’un certain consensus transpartisan. Quelques années plus tard, c’est en effet un gouvernement de droite qui, avec la loi dite « Grenelle II », étend l’article 116 de la NRE à toutes les sociétés de plus de 500 salariés, faisant passer le nombre d’entreprises assujetties d’environ 650 à 2500. Deux autres dispositifs sont ajoutés pour étoffer ces informations. D’une part, la loi impose à ces mêmes entreprises de plus de 500 salariés de publier un bilan de leurs émissions de gaz à effet de serre (BEGES) qui les aidera à identifier les économies, en particulier d’énergie, qu’elles peuvent réaliser. D’autre part, l’article 224 de la loi met à contribution les gestionnaires d’actifs, en leur demandant d’informer leurs souscripteurs sur les modalités de prise en compte des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans leur politique d’investissement. Cette obligation implique donc certes que ces sociétés de gestion établissent une doctrine mais suppose surtout en creux qu’elles aillent chercher l’information auprès des entreprises dans lesquelles elles investissent.
L’idée est, par la disponibilité de l’information, de rendre les entreprises comptables devant leurs salariés, leurs clients et leurs investisseurs et donc d’encourager la responsabilité, autant d’un point de vue moral que pour un intérêt concurrentiel. Ségolène Royal ne dira pas autre chose lors de l’adoption de la loi de transition écologique pour la croissance verte (LTECV) le 22 juillet 2015 : « en instaurant des obligations de reporting environnemental, nous permettons aux entreprises d’intégrer la lutte contre le changement climatique dans leur stratégie de développement ».
Par ailleurs, l’article 173 de la LTECV vient étendre et renforcer à la fois la transparence des entreprises et celle des investisseurs. Les sociétés cotées doivent faire figurer dans leur rapport consolidé de gestion, en plus des risques financiers liés aux effets du changement climatique qu’ils identifient, les mesures qu’elles prennent pour les réduire, la loi leur enjoignant même explicitement de « [mettre] en œuvre une stratégie bas-carbone dans toutes les composantes de [leur] activité ». Là encore, cette disposition relative à la transparence des entreprises intervient par amendement au Sénat, c’est-à-dire dans le cadre du débat parlementaire, ce qui confirme le caractère consensuel et transpartisan de ces dispositions. De même, c’est par un amendement, lors de la nouvelle lecture à l’Assemblée nationale, qu’est ajoutée à l’article 173 la disposition qui passera à la postérité sous le nom de « reporting 173 », qui étend l’article 224 du Grenelle II, autant en ce qui concerne les exigences d’information que le périmètre des entités assujetties.
La dynamique internationale va confirmer la pertinence et l’acceptabilité des outils de transparence institués par la France
Le consensus qui avait prévalu dans notre pays se retrouve à l’échelle européenne où la Non-Financial Reporting Directive (NFRD) en 2014 et la Sustainable Finance Disclosures Regulation (SFDR) en 2019 reprennent en grande partie les orientations françaises, à la fois pour les entreprises et pour les investisseurs. Dans les deux cas, avec l’ordonnance du 19 juillet 2017 et l’article 29 de la loi Énergie-climat (LEC), la France ira plus loin que les régulations européennes. Elle continue par ailleurs de faire prévaloir ce modèle de la transparence, notamment avec la création de la société à mission en 2019. Cette nouvelle qualité juridique, qui permet aux entreprises de définir publiquement les objectifs sociaux et environnementaux qu’elles entendent poursuivre, leur impose de présenter régulièrement un rapport de mission attestant de la sincérité et de la réalité de ces engagements.
Toujours durant le précédent quinquennat, la transparence a été l’option privilégiée pour enclencher la transition écologique dans plusieurs secteurs économiques, en la transposant en particulier à l’échelle des produits, en plus des entreprises. La loi Climat et résilience adoptée en 2021 a par exemple permis d’encadrer l’activité des annonceurs susceptibles de faire la publicité de produits nocifs pour l’environnement à travers des engagements publics. La loi prévoit ainsi l’obligation d’afficher un éco-score sur les publicités. Comme l’explique alors Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique, « il s’agit là d’un outil extrêmement puissant qui donnera aux consommateurs français un niveau de transparence unique au monde et qui jouera un rôle dissuasif pour les annonceurs, lesquels auront peu intérêt à investir dans la promotion de produits affichant les plus mauvaises étiquettes ». La loi prévoit également que les entreprises des secteurs à impact climatique et dont les investissements publicitaires sont supérieurs à 100 000 euros sont tenues de se déclarer sur une plateforme et peuvent, sur la base du volontariat, souscrire avec les pouvoirs publics un « contrat climat » qui doit permettre de les engager dans la transition écologique de leurs messages et de leurs produits.
À rebours du consensus qui avait prévalu jusqu’à présent, ce choix plus assumé de lier la transparence avec une forme d’autorégulation pour le secteur de la publicité est vivement critiqué par l’opposition lors des débats sur cette disposition. En commission, le député socialiste Dominique Potier aura ainsi des mots particulièrement durs à propos de cet « article des Tartuffes » : « Nous sommes le Parlement, nous sommes une démocratie : le temps est venu de réguler vraiment la publicité […]. Ce n’est pas à des entités mues par l’appât du gain de le faire. » Cette prise de position souligne les limites de la transparence : elle est un moyen mais non une fin en soi.
Le bilan plus que mitigé de la transparence environnementale
Or, plus de vingt ans après la mise en place des premières obligations de transparence environnementale pour les entreprises, deux constats s’imposent : d’une part, la transition écologique n’a pas atteint, loin s’en faut, les résultats qui permettraient à la France de tenir ses objectifs de décarbonation ; d’autre part, même si ce n’est certainement pas le seul facteur d’explication de cet échec, les entreprises n’appliquent pas, peu ou mal cette transparence environnementale que la loi leur impose.
Ce constat s’est répété au fur et à mesure que s’accumulaient les législations. Déjà en août 2007, les inspections de l’environnement, des mines et des affaires sociales estimaient que moins de la moitié des entreprises concernées se conformaient à l’article 116 de la loi NRE pourtant entrée en vigueur cinq ans plus tôt. Symétriquement aujourd’hui, l’Autorité des marchés financiers (AMF) comme l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolutions (ACPR) ont exprimé publiquement leur constat d’une application défaillante par les acteurs financiers des réglementations de la finance durable, en particulier celles issues de la SFDR et la LEC.
En juin 2023, dans sa synthèse des contrôles Supervision des pratiques opérationnelles et thématiques (SPOT) relative au respect des engagements extra-financiers contractuels des sociétés de gestion de portefeuille, l’AMF a ainsi révélé que les contrôles effectués sur cinq sociétés de gestion seulement, mais censées être particulièrement vertueuses en la matière, ont fait apparaître de très nombreuses non-conformités. Ce constat est d’autant plus alarmant que l’étendue de ces contrôles était relativement limitée, dès lors qu’ils ne visaient pas « la pertinence des engagements extra-financiers retenus (…) mais uniquement les processus internes relatifs à ces engagements ». Autrement dit, le contrôle en l’espèce relevait d’un simple contrôle de conformité et non pas d’un contrôle de pertinence, dont il faut déduire que les conclusions auraient été encore plus négatives si un tel contrôle approfondi avait été réalisé.
De la même manière, l’ACPR, dans son rapport de janvier 2024 sur la mise en œuvre par les assureurs des obligations d’information en matière de durabilité, a fait le constat sans appel qu’aucun des « rapports 29 LEC » (car issus de l’article 29 de la loi Énergie-climat) publiés par les assureurs « ne respecte l’intégralité des exigences réglementaires, tant en termes de complétude que de justesse ou précision des informations publiées ». Le même constat vaut pour le bilan des émissions de gaz à effet de serre, créé par la loi Grenelle II et amplifié par la LTECV. Dans son rapport de septembre 2022, l’Ademe avait ainsi établi que le taux de non-conformité à l’obligation de réalisation et mise à jour du rapport BEGES s’élevait à 57%, ce qui correspondait à 1759 entreprises défaillantes sur les 3106 concernées.
Le manquement des entreprises… par manque de sanctions
Cette mauvaise application de la loi peut avoir des explications historiques. À l’origine, les questions environnementales étaient en effet considérées comme une initiative libre et autonome de chaque entreprise. En 2001, année d’adoption de la loi NRE, le livre vert de la Commission européenne sur la « responsabilité sociétale des entreprises » définit en effet cette dernière comme « l’intégration volontaire, par les entreprises, de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes ». Ce caractère volontaire, qui se retrouve encore aujourd’hui dans un outil comme la société à mission promue par la loi Pacte, explique également le foisonnement des référentiels et des indicateurs de durabilité des entreprises, que chacune a initialement développés de son côté.
C’est en tout cas parce que la responsabilité sociétale des entreprises est perçue comme une démarche volontaire que le législateur s’est historiquement refusé à associer toute sanction aux obligations de transparence, voire initialement tout contrôle. Dès la loi NRE, le gouvernement ne consent à ce qui deviendra l’article 116 qu’à la condition que ce dispositif ne fasse pas l’objet d’un contrôle par un organisme tiers indépendant. Comme le note plus tard l’étude d’impact du projet de loi Grenelle II, « en l’absence d’une sanction administrative, le dispositif dit « NRE » est essentiellement une invitation législative, c’est-à-dire une incitation à s’impliquer en faveur du développement durable ». En étendant la disposition à davantage d’entreprises, la loi Grenelle II ne prétend d’ailleurs pas faire autre chose que de « généralise[r] l’invitation législative. » Quant à la quantité et la qualité des informations fournies, elle est d’abord censée dépendre des actionnaires et des conseils d’administration qui les recevront : « ce sera à eux de décider s’ils exigent davantage d’information de la part des organes exécutifs et ils seront en droit de les obtenir ».
Ainsi, dans les vingt années durant lesquelles, depuis la NRE jusqu’à l’adoption de la CSRD, la publication des rapports de durabilité a été étoffée de loi en loi, celle-ci n’a pas été assortie de sanctions, et encore moins d’un superviseur chargé explicitement de les prononcer. Dans l’ordonnance du 19 juillet 2017, les autorités de supervision n’ont pas vu leurs pouvoirs étendus, aucune sanction n’a été ajoutée, ni au niveau européen ni au niveau français. La seule contrainte prévue par la loi est de donner le droit à toute personne intéressée par les informations de demander au président du tribunal statuant en référé d’enjoindre aux organes de gouvernance de la société de communiquer les informations prévues par la Déclaration de performance extra-financière (DPEF). Dans la même logique, la loi relative au plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE) a prévu que les sociétés à mission fassent l’objet d’un double contrôle à la fois interne (comité de mission) et externe (organisme tiers indépendant), à défaut de prévoir des sanctions autres que la perte de cette qualité.
Toujours dans la même logique, en cas de manquement aux obligations de reporting 29 LEC, les autorités de supervision ne peuvent pas à ce jour s’appuyer sur des sanctions directes car elles restent absentes des textes réglementaires encadrant les relations avec les acteurs économiques. Or, l’expérience – celle du BEGES comme celle des rapports relatifs à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) sous les différentes formes qu’il a connues – montre que l’absence de sanctions incite les entreprises à ne pas appliquer les obligations qui s’imposent à elles. Dans cette situation, le risque est grand que les entreprises puissent se livrer, consciemment ou non, à une forme de greenwashing généralisé.
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Abonnez-vousSanctionner le greenwashing : une absence de volonté d’agir, pas de pouvoir d’agir
Les informations environnementales publiées par les entreprises sont des informations financières à part entière
L’objet des réglementations de la finance durable telles que la LTCEV, la LEC ou des règlements européens SFDR et taxonomie vise essentiellement à encadrer les informations que les acteurs financiers concernés doivent rendre publiques relativement à leurs activités de finance durable ou à la prise en compte des problématiques ESG au niveau de l’entreprise. Si les réglementations applicables ici ne prévoient pas de sanctions directes spécifiques en cas de non-respect des obligations d’information prévues par la réglementation de la finance durable, l’AMF et l’ACPR se doivent toutefois d’effectuer leur mission de contrôle conformément aux principes généraux applicables à toutes les entités financières, et en particulier au regard de l’obligation pour celles-ci, lorsqu’elles fournissent des informations financières, que lesdites informations soient claires, exactes et non trompeuses.
Il résulte de la réglementation en vigueur relative au rapport 29 LEC et aux règlements SFDR et taxonomie que les obligations d’information en matière de durabilité pesant sur les acteurs financiers sont soumises à un double contrôle de la part de l’AMF et de l’ACPR : d’une part, un contrôle quantitatif de conformité, sur le caractère complet de la fourniture des informations de durabilité exigées par les réglementations susmentionnées ; d’autre part, un contrôle qualitatif, sur la pertinence et l’adéquation des informations fournies, à savoir leur caractère exact, clair et non trompeur.
Au vu de l’ampleur des manquements constatés à date et soulignés par les autorités de régulation, les sanctions pouvant être prises par les autorités de contrôle peuvent être administratives ou financières et potentiellement lourdes, jusqu’à 10% du chiffre d’affaires net. C’est d’autant plus probable lorsque des produits sont particulièrement mis en avant lors d’opérations de promotion commerciale au cours desquelles certaines pratiques observées peuvent être considérées comme de la publicité mensongère. Dans ce cas, les infractions sont susceptibles d’être sanctionnées à la fois par les régulateurs financiers ou par les tribunaux. Ainsi, à titre d’illustration récente, l’AMF a dans une décision du 19 juin 2023 sanctionné à hauteur d’un avertissement et d’une amende d’un million d’euros un acteur financier qui avait notamment manqué à son obligation de fournir des informations claires, exactes et non trompeuses.
Avec la multiplication des déclarations environnementales, les autorités de contrôle se sont préoccupées de l’écart abyssal existant souvent entre la réalité d’un produit financier et sa dénomination, à commencer par celle de « neutralité carbone » désormais spécifiquement sanctionnée par l’article L. 229-68 du code de l’environnement. Pour les contrer, le régulateur financier européen, l’European Securities and Markets Authority (ESMA), a publié en avril 2024 ses lignes directrices sur l’utilisation des termes liés à l’ESG ou au développement durable dans la dénomination des fonds d’investissement. Les sanctions, que l’AMF et l’ACPR ont la charge d’appliquer, peuvent en théorie atteindre 100 millions d’euros. Et ce alors même qu’une récente étude publiée par le journal Le Monde et un consortium de médias européens en avril 2024 indiquait que près de la moitié des fonds commercialisés en Europe sous une dénomination « durable » investissent dans les énergies fossiles.
Ce potentiel de sanctions se vérifie par ailleurs à l’étranger. En septembre 2023, le régulateur financier américain a prononcé une sanction financière d’un montant de 19 millions de dollars à l’encontre de la société de gestion DWS Asset Management Americas, au motif que cette dernière exagérait la prise en compte de critères de durabilité dans ses investissements, et ce faisant diffusait des informations trompeuses1Voir Adrien Paredes-Vanheule, « La SEC inflige 25 millions de dollars d’amende à DWS », Agefi, 25 septembre 2023.. De même, en mars 2024, le régulateur financier australien obtenait la condamnation pour greenwashing de Vanguard Investments Australia, au motif de déclarations trompeuses relatives à la prise en compte de critères de durabilité dans son fonds indiciel Vanguard Ethically Conscious Global Aggregate Bond Index. Le montant de la sanction financière correspondante devrait être connu fin 20242Voir « ASIC wins first greenwashing civil penalty action against Vanguard », 28 mars 2024..
Le greenwashing, une publicité trompeuse ou mensongère
À cette sanction des obligations d’information en matière de durabilité prévues par la réglementation, vient s’ajouter la sanction des publicités trompeuses ou mensongères. Pour lutter contre les acteurs financiers qui intégreraient dans leurs documentations publicitaires ou leurs éléments de communication financière des déclarations environnementales disproportionnées au regard de la réalité de leurs activités ou produits, des sanctions financières théoriquement dissuasives sont alors susceptibles d’être appliquées. Le code de la consommation prévoit un emprisonnement de deux ans et une amende de 300 000 euros, pouvant même être, de manière proportionnée aux avantages tirés du délit, à 10% du chiffre d’affaires.
À ce jour, plusieurs poursuites ont été exercées à l’encontre de certaines entreprises pour des motifs d’allégations environnementales trompeuses. Par exemple, une action civile est actuellement en cours, initiée par plusieurs ONG à l’encontre de TotalEnergies3Voir « Devoir de vigilance : la Cour d’appel de Paris ouvre la voie à un procès au fond contre TotalEnergies et EDF », Actu Environnement, 18 juin 2024. Rejetée en première instance par le tribunal judiciaire mais depuis (en juin dernier) jugée recevable par la Cour d’appel.. Cette action remet en question certaines affirmations contenues dans le plan de vigilance de l’entreprise, notamment en ce qui concerne ses engagements en matière de lutte contre le changement climatique. En revanche, concernant les acteurs financiers, bien que des enquêtes et surveillances accrues sur des pratiques liées aux critères ESG aient été amorcées, nous n’avons connaissance d’aucune action judiciaire majeure engagée à ce jour pour des pratiques commerciales trompeuses liées à des allégations environnementales ou ESG.
En effet, si les éléments de communication relatifs aux caractéristiques durables d’un produit financier peuvent faire, afin de protéger les investisseurs et les consommateurs, l’objet de sanctions sur les fondements extra-contractuels cités ci-dessus, ils peuvent également, pour ce qui concerne les clients-souscripteurs de ces produits financiers, être sanctionnés sur le fondement du lien contractuel qui les unit. Ainsi, dans l’hypothèse où un produit financier présenté comme durable n’aurait en réalité pas les caractéristiques qui sont annoncées, l’article 1231-1 du code civil prévoit que le client-souscripteur peut s’estimer floué et considérer notamment que l’obligation essentielle du produit concerné, à savoir son caractère financier durable, n’a pas été respectée. En conséquence, il est en droit de demander le paiement de dommages et intérêts par le promoteur-distributeur du produit financier en question, pour l’indemniser de son préjudice extra-financier.
La démonstration de la faute contractuelle du promoteur-distributeur d’un produit financier faussement durable vis-à-vis de ses clients sera d’autant plus facile à apporter que les intermédiaires offrant un conseil en investissement ou un service de gestion de portefeuille doivent, depuis l’entrée en vigueur en 2022 de la directive MIF2 et de la directive sur la distribution d’assurance, recueillir les « préférences de durabilité » de leurs clients avant de leur proposer un placement financier, qui devra quant à lui correspondre aux préférences de durabilité ainsi exprimées. Dans ce contexte, des sanctions judiciaires sous forme de dommages et intérêts alloués à leurs clients pourront être prononcées par les tribunaux à l’encontre des promoteurs-distributeurs de produits financiers prétendument durables. Ces sanctions financières seront d’autant plus importantes dans le cadre d’un contentieux de masse (« class action »), c’est-à-dire si elles sont susceptibles de concerner non pas un client investisseur pris isolément, mais un large groupe de plusieurs milliers de clients placés dans la même situation. En mars 2023, l’UFC dénonçait justement dans une étude les fausses promesses de nombreux produits financiers présentés comme durables.
Le greenwashing financier est une concurrence déloyale
Plus généralement, le greenwashing financier est susceptible d’être sanctionné par les tribunaux en tant que pratique anti-concurrentielle, au titre de la concurrence déloyale, sanctionnée de longue date par les tribunaux, qui peuvent condamner les entreprises qui s’y livrent à payer à leurs concurrents des dommages et intérêts substantiels.
Dans cette perspective, il ne fait guère de doute qu’une entreprise financière qui se présenterait ou présenterait ses produits financiers comme durables alors que tel n’est pas le cas pourrait être condamnée à indemniser ses concurrents du fait de telles pratiques anti-concurrentielles. La Cour de cassation a d’ailleurs expressément confirmé cette analyse, dans un arrêt du 27 septembre 2023 : elle juge en effet que le respect par une entreprise d’une réglementation financière « engendre nécessairement pour elle des coûts supplémentaires. Il en résulte que le fait pour un concurrent de s’en affranchir confère à celui-ci un avantage concurrentiel indu, qui peut être constitutif d’une faute de concurrence déloyale ». Autrement dit, les sociétés financières pratiquant l’investissement durable qui sont injustement concurrencées par les pratiques de greenwashing de leurs concurrents ont la possibilité d’engager des actions en dommages et intérêts pour concurrence déloyale, sans parler d’une éventuelle action auprès de l’AMF.
Ce risque est exacerbé pour les sociétés cotées, qui s’exposeraient par ailleurs au délit pénal boursier de « diffusion d’informations fausses ou trompeuses ». De fait, les communications de ces sociétés sur leurs prétendues performances climatiques ou ESG sont de nature à donner une « indication fausse ou trompeuse sur la situation ou les perspectives » de leur entreprise, ou lorsqu’il s’agit de considérer un instrument financier sur « l’offre, la demande ou le cours » de cet instrument financier, ou encore sont susceptibles de fixer le cours dudit instrument financier « à un niveau anormal ou artificiel ». Concrètement, l’ensemble des communications d’une entreprise susceptibles d’influencer les marchés financiers, quel que soit le support ou le vecteur, sera analysé globalement afin de déterminer si des informations fausses ou trompeuses ont été diffusées.
L’AMF n’hésite d’ailleurs pas à prononcer de lourdes sanctions quand un acteur financier a par ce biais perturbé le bon fonctionnement des marchés. Dans une décision du 7 septembre 2023, elle a ainsi retenu que les informations fausses ou trompeuses diffusées par un acteur financier étaient susceptibles d’avoir une incidence sur la perception par le marché de sa situation et, par conséquent, de fixer le cours de son titre à un niveau supérieur à ce qu’il aurait été en présence d’une information exacte et non trompeuse. L’AMF l’a ainsi condamné à une amende de 25 millions d’euros, ainsi que son directeur général à une amende d’1 million d’euros. Fausser le marché expose même à des sanctions pénales, jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 100 millions d’euros d’amende, sans parler de la sanction réputationnelle.
Conclusion
La nécessité de transparence dans les pratiques des entreprises, particulièrement en matière de performance environnementale, est une condition indispensable pour assurer une transition écologique véritable et efficace. En l’absence de surveillance et de sanctions adéquates, les entreprises peuvent être tentées de tordre ou d’omettre certaines communications, ce qui fausse non seulement les perceptions du public, des investisseurs et des concurrents, mais compromet également les efforts globaux de lutte contre le changement climatique.
Dans ce contexte, la directive européenne sur le reporting de durabilité des entreprises (CSRD) est un outil crucial. En imposant des obligations de transparence plus strictes, la CSRD exige des entreprises qu’elles publient des rapports détaillés, standardisés, et introduit « l’auditeur de durabilité » pour certifier la conformité des rapports. Cette approche vise non seulement à prévenir le greenwashing, mais aussi à encourager les entreprises à adopter des pratiques plus durables et responsables. En rendant ces informations publiques, la CSRD permet aux consommateurs, aux investisseurs et aux autorités de régulation d’évaluer la véritable performance écologique des entreprises, réduisant ainsi l’opacité et les ambiguïtés qui ont trop longtemps régné dans ce domaine.
Cependant, la transparence ne sera efficace que si elle est réelle et sincère. Les trois piliers de la transparence à la française (rapport de durabilité, bilan des émissions de gaz à effet de serre, reporting des investisseurs) sont posés depuis plus de quinze ans… Mais rien ne s’est encore construit sur ces piliers. Cela faute de sanctions, alors même que les autorités ont, directement ou indirectement, déjà la possibilité d’en prendre. Puisque le risque n’existe pas, les entreprises n’ont aucune incitation à se mettre en conformité avec les obligations de reporting qui leur sont imposées.
- 1Voir Adrien Paredes-Vanheule, « La SEC inflige 25 millions de dollars d’amende à DWS », Agefi, 25 septembre 2023.
- 2Voir « ASIC wins first greenwashing civil penalty action against Vanguard », 28 mars 2024.
- 3Voir « Devoir de vigilance : la Cour d’appel de Paris ouvre la voie à un procès au fond contre TotalEnergies et EDF », Actu Environnement, 18 juin 2024. Rejetée en première instance par le tribunal judiciaire mais depuis (en juin dernier) jugée recevable par la Cour d’appel.