Le sociologue Smaïn Laacher a lu Notre solitude (Les Échappés, 2021) de Yannick Haenel, livre qui fait le récit du procès des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015. Il en fait la recension pour la Fondation Jean-Jaurès.
Lorsque j’ai refermé le dernier livre de Yannick Haenel, Notre solitude1Yannick Haenel, Notre solitude, Paris, Les Échappées, 2021. Ce livre porte sur le procès des attentats de janvier 2015 qu’il a chroniqué pendant cinquante-trois jours pour Charlie Hebdo., j’ai pensé spontanément, non à quelques sociologues qui auraient écrit sur la littérature, mais à des écrivains qui ont dit avec éclat et fine psychologie notre condition d’êtres vivants et souffrants. Mes yeux fixés sur le titre du livre, sans que je m’y attende et sans le vouloir, Kafka, Garcia Marquez, Sartre et Baudelaire ont traversé mon esprit. Mais c’est l’épitaphe de William Faulkner qui me saisit et m’apparut comme une vérité ultime de ce qu’est une vie d’écrivain. L’épitaphe dit : « Il fit des livres et il mourut. » Je ne saurais dire pourquoi j’ai spontanément songé à Faulkner et à sa définition, apparemment simple, de l’acte d’écrire sans repos en attendant le repos éternel. Peut-être parce qu’il est toujours question, lorsque l’écriture se confond avec le souffle de la vie, de finitude ; autrement dit, de ce moment inéluctable où arrive un jour où l’amour d’écrire se conjugue au passé. Bien plus qu’en sociologie, la littérature (on pourrait en dire autant pour la poésie) sait inviter, dans ses récits, la mort par l’incarnation personnifiée du héros ou du salaud, d’une vie terrifiante ou banale. Yannick Haenel est écrivain et c’est en écrivain qu’il a chroniqué, pour Charlie Hebdo, le procès des attentats de janvier 2015. Son geste n’était pas celui du journaliste, ni celui du vrai-faux sociologue. Il a, chaque jour, dit aux lecteurs de Charlie Hebdo (et bien au-delà) ce qui se déroulait factuellement lors de ce procès « hors norme ». Mais ses chroniques étaient plus que des séquences d’informations ; infiniment plus que de simples comptes rendus. S’y ajoutait toujours, même en passant, une sorte de méditation sur les humains et leur humanité ; peu importe que cette humanité soit digne, glorieuse ou cabossée.
Il se dégageait de ses « papiers » quotidiens une philosophie anthropologique de l’homme. En observant sa façon d’observer comme je l’ai souvent fait2J’ai moi-même suivi ce procès pendant toute sa durée. On se reportera à Smaïn Laacher, Juger la Terreur. Le procès des attentats de janvier 2015, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2022., je me suis aperçu qu’il regardait avec une très grande attention les choses ; longtemps (cinquante-trois jours) et soigneusement : sans bouger, sans scruter compulsivement son portable, sans se déplacer, sans cultiver le bavardage, etc. Ainsi, ces choses ne pouvaient pas ne pas devenir à la fois intéressantes et importantes. Et ce sont bien ces choses (ou ce matériau pour parler comme les sociologues) que Yannick Haenel a exposées avec une sensibilité et une intelligence d’écrivain dans son ouvrage. Avec plus d’intensité et d’élan, plus de réflexivité aussi, il invite le lecteur à s’extraire du déroulement quotidien de ce procès avec toutes ses péripéties, pour nous emporter dans une métaphysique (le mot n’est pas trop fort) s’emparant de questions aussi fondamentales que la causalité des actes, qu’est-ce que juger, l’identité et ses modifications, la religion, les conditions de possibilité du crime et du désir de terreur.
Bien entendu, notre écrivain n’oublie jamais que cette connaissance du monde est temporellement et spécialement située : une société au travers d’une de ses institutions, l’institution judiciaire, avait à juger le Mal absolu, cinq ans après les faits : assassiner, avec une barbarie sans nom, dix-sept personnes parce que juive, journalistes et dessinateurs, policiers, simples salariés. L’ouvrage de Yannick Haenel, et c’est en cela qu’il est précieux pour le sociologue, examine tout ce qui se situe, ou qui va au-delà, de l’expérience pratique des uns et des autres : juges, avocats, témoins, accusés3Il ne m’échappe qu’il y a une multiplicité de lecture de l’ouvrage de l’auteur.. Je l’ai dit, je me suis rendu chaque jour au Palais de justice pendant cinquante-quatre jours. Mais c’est en lisant Notre solitude que j’ai mesuré et donc réfléchi de manière plus rationnelle à une notion importante parce qu’elle éclaire un enjeu essentiel qui n’a jamais quitté ce procès et qui ne fut jamais explicité comme tel ; cette notion, c’est celle de devoir. Elle n’est jamais nommée comme telle dans l’ouvrage de Yannick Haenel. Mais le propre d’un ouvrage intelligent4Au sens premier du terme issu du latin intellegens « connaisseur » et du verbe intellegere « comprendre »., n’est-il pas, précisément, de contribuer à accroître l’entendement que nous avons du monde et des situations ? Le devoir n’est pas le drame, l’inhumanité, le mensonge, le racisme et l’antisémitisme ou dans un autre registre les rituels de justice, le « contradictoire », les indignations calculées de certains avocats, etc. Le devoir n’a pas partie liée au péril que font courir de semblables assassins à la démocratie comme forme spécifique de société fondée sur la « désintrication » entre le pouvoir, le droit et le savoir5Claude Lefort, L’Invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1980.. Le devoir, ce sont les règles qui instruisent la conscience morale. Je parle bien de devoir et non pas d’obligation. Même si la discontinuité, j’en conviens, ne semble pas toujours aller de soi6On pourrait dire que l’État moderne, dans sa fonction et sa nature, implique des devoirs envers les plus fragiles. Mais cela n’est pas une obligation puisque très nombreux sont les États qui n’éprouvent aucun devoir envers les pauvres. Quant à l’obligation, elle se caractérise bien souvent par un « lien de droit » ; elle est de l’ordre de la nécessité, de la contrainte ; elle engage une personne à l’égard d’une autre personne par un lien juridique connu et reconnu.. L’origine du mot le dit bien, le devoir est ce que nous devons ; et nous sommes tenus par ce que nous devons, nous sommes liés par l’impératif de restitution (légale ou morale) de quelque chose à une personne, un groupe, une institution, une société. On rend ou on « paye » par devoir, et c’est en cela que celui-ci est avant tout moral.
Voilà pourquoi, peut-être même avant le triomphe du droit, chacun était tenu par l’accomplissement de son devoir : devoir des accusés de dire la vérité sur leurs actions et leurs motifs ; devoir des victimes et des témoins de dire l’innommable pour que jamais il ne s’efface de la mémoire des hommes (ou de l’humanité en tant qu’entité morale) ; devoir des juges d’être rationnels et raisonnables en se fondant sur des textes de droit, bien sûr, mais aussi, et peut-être surtout, en tant que leur action (juger en tant que juge professionnel) se doit d’être universalisable, c’est-à-dire qu’elle puisse être appliquée à tous les hommes sans distinction ni condition ; enfin, devoir de ceux que l’on nomme les « défenseurs », tout entier contenu dans l’impératif du serment que chaque avocat doit prêter à son entrée en fonction : « Je jure, comme avocat, d’exercer mes fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité. »
Et le devoir de l’écrivain Yannick Haenel ? Et bien ce fut de s’efforcer de comprendre l’accomplissement de la justice des hommes lors d’un procès « hors norme ». En revenant chaque jour, pour être présent à chaque audience (aucune audience ne ressemblait à une autre) pendant cinquante-trois jours. Entendre chacun sans les confondre ; ne pas se laisser envahir par la violence contre ceux qui n’ont que haine pour autrui, bref, haïr les bourreaux ; compatir avec les victimes tout en ne se rendant pas aveugle aux différences réelles qui existaient entre les accusés dans l’implication de leur crime et délit : Michel Catino n’est pas Ali Riza Polat, Amar Ramdani n’est pas Miguel Martinez. Victimes et assassins doivent être pensés en lien sans le confondre, bien entendu.
Mais se mettre à la place de tous, n’est-ce pas le travail d’un écrivain ? N’est-ce pas précisément sa place ? Je redécouvrais à quel point l’écriture est un espace ouvert à la rencontre avec les autres – tous les autres. Ainsi faisais-je l’expérience d’une écoute sans limite, qui ne trouvait son sens qu’à abattre les frontières. C’était très inconfortable, et il me semble que je devenais de jour en jour plus fragile ; mais cette fragilité même était le gage d’une écoute qui grandissait. Plus le procès me rendait vulnérable, plus l’écriture m’ouvrait aux autres – à tous les autres
Yannick Haenel, Notre solitude, op. cit., pp. 85-86.
Observer, écouter et comprendre jusqu’à épuisement l’accomplissement de la justice des hommes. Pourquoi cet effort ? Pour en restituer le visible, la complexité, les rites, les personnes et leur personnage, les morales en actions, les interactions des différents acteurs qui peuplent la scène judiciaire, la production et la circulation de la parole, je devrais dire des paroles, des mots, des phrases qui commencent et ne se terminent pas. Pour la mémoire. Yannick Haenel ne nous suggère pas avec force persuasion de redoubler d’effort pour saisir les enjeux propres aux procédures juridiques et aux luttes d’experts qu’elles suscitent. Il réfléchit et nous invite à réfléchir avec lui à l’extraordinaire difficulté de l’écrivain d’écrire (et de décrire) sur le crime lorsque celui-ci tente de se légitimer par une religion sans savoir. Dans ce procès il faudra « deviner les âmes », lui avait dit Riss. Noble tâche, mais comment s’y prendre ? Est-ce que son statut d’écrivain reconnu suffit à mener à bien ce redoutable et aléatoire devoir ? Insuffisant. Il faut, au fondement de cette aventure, un acte inouï, digne de pratiques propres aux sociétés primitives, pour parler comme les premiers ethnologues. Cet acte inouï est un acte magique :
J’étais calme, doucement illuminé par la lune dont la clarté baignait le jardin. Je me suis dirigé vers le figuier, sous lequel j’ai creusé un petit trou à l’aide d’une cuillère […]. J’ai versé un peu d’eau, du lait, quelques gouttes de vin ; et avant que le mélange ne soit entièrement absorbé par la terre, je ne sais pas ce qui m’a pris (sans doute ai-je senti qu’il fallait un acte), j’ai déchiré la page du Procès de Kafka en petits morceaux et les ai trempés dans le petit cratère, puis j’en ai fait une boule que j’ai portée à ma bouche. J’ai regardé la lune en mastiquant cette boule de papier. C’était compliqué, de mâcher une telle pâte, j’ai pris une rasade de vin au goulot et le texte de Kafka a glissé tout seul : c’est ainsi que j’ai avalé la parabole de la loi […]. Plus rien ne va me résister, maintenant, me disais-je : Kafka va passer dans mon sang, la loi sera toujours avec moi, je vais écrire en liberté.
Ibid., pp. 64-65
Comment ne pas penser à Marcel Mauss et à son Esquisse d’une théorie générale de la magie (1904) ? Au fondement de ce geste, avaler une page de Kafka, l’auteur espère trouver des « états affectifs générateurs d’illusions » afin que plus rien ne lui résiste ; autrement dit, cette puissance mystérieuse avec laquelle il a fait corps lui a permis de vaincre toutes les forces contraires, à commencer par celle de l’écriture qui se refusait (momentanément) à lui au début du procès.
C’est par elle que Yannick Haenel nous a conduits, tout au long de ses chroniques et de son ouvrage, dans le monde des vivants et des morts ; des vivants venus avec leurs mots et leurs gestes parler des morts ; des vivants qui, dans un ultime effort sur soi, ont donné l’illusion, un court instant, que les morts étaient toujours vivants ; qu’il suffisait d’être attentif aux mots et aux corps pliant parfois sous le poids de la douleur pour entendre le rire et la générosité de celles et ceux qu’on a assassiné.
- 1Yannick Haenel, Notre solitude, Paris, Les Échappées, 2021. Ce livre porte sur le procès des attentats de janvier 2015 qu’il a chroniqué pendant cinquante-trois jours pour Charlie Hebdo.
- 2J’ai moi-même suivi ce procès pendant toute sa durée. On se reportera à Smaïn Laacher, Juger la Terreur. Le procès des attentats de janvier 2015, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2022.
- 3Il ne m’échappe qu’il y a une multiplicité de lecture de l’ouvrage de l’auteur.
- 4Au sens premier du terme issu du latin intellegens « connaisseur » et du verbe intellegere « comprendre ».
- 5Claude Lefort, L’Invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1980.
- 6On pourrait dire que l’État moderne, dans sa fonction et sa nature, implique des devoirs envers les plus fragiles. Mais cela n’est pas une obligation puisque très nombreux sont les États qui n’éprouvent aucun devoir envers les pauvres. Quant à l’obligation, elle se caractérise bien souvent par un « lien de droit » ; elle est de l’ordre de la nécessité, de la contrainte ; elle engage une personne à l’égard d’une autre personne par un lien juridique connu et reconnu.