La solidarité ou le chaos : l’heure des choix

La tentation de la stigmatisation des pauvres et des étrangers, alimentée par la fragilisation d’une partie des classes moyennes, est de plus en plus manifeste. Lou-Jayne Hamida, vice-présidente de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS)1Au sein de la FAS, Lou-Jayne Hamida est issue du collège des « personnes concernées » qui connaissent ou ont connu la pauvreté. Elle est aussi déléguée d’EAPN France et membre du collège des personnes qualifiées au Haut Comité pour le droit au logement. « La vie m’a fait comprendre au fer rouge le sens même de la vie. C’est pourquoi je ne donnerai pas ma colère, ma déception voire ma souffrance pour alimenter la haine et le mépris de l’Autre »(Lou-Jayne Hamida)., et Pascal Brice, président de la FAS2Au sein de la FAS, Pascal Brice est issu du collège « bénévoles ». Il est ancien directeur de l’Ofpra (2012-2018) et conseiller municipal de Malakoff (92)., s’en alarment et proposent, pour sauver une solidarité plus que jamais indispensable au regard de la persistance de la pauvreté et des formes croissantes de précarité sociale et écologique, et pour notre existence en tant que société démocratique, de refonder le contrat social sur des engagements réciproques entre la société et les individus qui la constituent, à hauteur des possibilités de chacun.

En remerciements et en fidélité à la pensée et à l’action de Daniel Cohen. 

« Les institutions sont menacées quand les inégalités de fortune dépassent une certaine limite et de la même façon la liberté politique tend à perdre sa valeur et le gouvernement représentatif à devenir une apparence illusoire »
John Rawls (Theory of justice, 1971)

Notre pays, comme d’autres en Europe et à travers le monde, fort de tant de richesses notamment dans sa jeunesse, de tant de volontés de changement en particulier chez les jeunes femmes, est traversé par des fragmentations explosives : sociales, culturelles, identitaires, générationnelles, écologiques et territoriales. Les lourdes difficultés de vie des exclus lorsque plus de 10 millions de personnes vivent dans la pauvreté et plus encore dans la précarité3Johanna Barasz, Marine de Montaignac, Vincent Donne, Bénédicte Galtier et Marie Lesage, Évaluation de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté – Rapport 2022, France Stratégie, 18 juillet 2022., la fragilisation d’une bonne partie de la population parmi les classes populaires et désormais jusqu’à certains membres des classes moyennes, conjuguées à un égoïsme suicidaire des possédants, poussent à l’entre-soi – subi ou choisi –, qui menace les solidarités, et finalement notre cohésion sociale et démocratique. L’aspiration à l’ordre déborde de son lit naturel – celui d’une société bien ordonnée, garante de la sûreté individuelle et collective – au détriment des exigences de liberté, de justice, de solidarité, de dignité des plus fragiles. La stigmatisation des « assistés » et des « étrangers » s’installe.

Nous sommes à la croisée de deux chemins : chaos ou solidarité. Soit nous cédons à nos peurs et à nos égoïsmes et nous détruisons l’héritage si durement gagné, arraché à coup de larmes et de sang par nos aînés, et les indignités et les désordres iront croissants. Soit nous choisissons ensemble d’avancer, de refonder un pacte social qui devra aussi intégrer d’autres rapports à la nature pour permettre notre survie collective, en dépassant nos craintes, nos peurs de l’inconnu, en retrouvant confiance dans notre pays, dans notre monde, les uns envers les autres, en prenant en considération et en respectant la parole de chacun. Un peu comme au sein des conseils de la participation des personnes accompagnées4Conseil national des personnes accueillies ou accompagnées (CNPA) – et conseils régionaux (CRPA). où la parole de l’un vaut la parole de l’autre, tandis qu’il est coutume de penser qu’une personne qui ne rapporte en apparence rien à la société n’a pas voix au chapitre.

Alors que notre pays sort du chômage de masse – mais pas encore de ses séquelles – et que s’ouvre la perspective du plein-emploi, la lutte contre la pauvreté et la précarité restent indispensables. Le récent appel à l’aide des Restos du cœur5Patrice Doucet, président des Restos du cœur, au JT de 13 heures de TF1 le 3 septembre 2023. l’a montré : les fragilités sociales s’amplifient en même temps que les distributions alimentaires et les associations sont de plus en plus entravées dans leur action. La pauvreté et la précarité s’installent. Elles ne baissent plus en France depuis trente ans. Elles s’amplifient même depuis la crise sanitaire avec la hausse des prix6« La part des personnes en situation de privation matérielle et sociale augmente en 2022 », focus n°304, Insee, 20 juillet 2023.. Le gouvernement ne peut se contenter de compter sur la réduction du chômage, s’en remettre à des gros chèques de riches donateurs, faire peser la nécessaire sortie du « quoi qu’il en coûte » sur les pauvres et les précaires et imposer des « priorités » qui relèvent d’un insupportable tri entre les pauvres. C’est l’enjeu à court terme, en ce qui concerne les politiques publiques, de la présentation en cette rentrée par le gouvernement d’un « Pacte des solidarités » qui devra être à la hauteur de l’enjeu par des mesures d’urgence et en marquant une volonté de refonder le pacte social sur des bases de justice, de solidarité et de transformation écologique juste.

Le moment est venu de réinventer la solidarité en reconstruisant les bases de la coopération entre personnes libres et responsables sous la forme d’engagements réciproques entre la société et les individus qui la constituent, à hauteur des possibilités et des impossibilités de chacun.

La vague avance chaque jour un peu plus et cependant il est encore temps et vital de la stopper.

Une dangereuse fragmentation de la société au détriment des personnes en situation de pauvreté et de précarité

En 2019, 40% de la population, vivant avec moins de 1 645 euros mensuellement, était qualifiée de « modestes » par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees)7Les montants des minima sociaux, Drees, septembre 2022.. Un tiers de ces personnes étaient pauvres (au sens monétaire, avec un revenu inférieur à 1 102 euros par mois)8Ibid.. Autant de situations qui travaillent, par une sorte de vertige, une grande partie de la société au-delà même des exclus dont le nombre ne se réduit plus depuis de longues années. La société française est, comme d’autres en Europe et ailleurs, confrontée à diverses formes de fragilisations pour beaucoup héritées de décennies de chômage de masse aux effets dévastateurs et qui se combinent avec des évolutions – progrès et reculs mêlés – sociales, culturelles, identitaires et écologiques profondes.

Une pauvreté qui s’enracine

Après avoir baissé durant les années 1970, la pauvreté ne se réduit plus et reste fortement présente en France. Elle concernait en 20209Mesurée en 2019, estimée en 2020. en métropole au moins 9,2 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté monétaire, soit un taux de pauvreté de 14,6%10Pauvreté monétaire relative selon l’Insee, qui considère que tout individu vivant dans un ménage dont le niveau de vie est inférieur à 60% du niveau de vie médian (1 102 euros par mois pour une personne isolée en 2019 et 2 314 euros pour un couple avec deux enfants âgés de moins de 14 ans) est pauvre.. 4,8 millions de personnes (7,6% de la population) vivent sous un seuil de pauvreté fixé à 50% du niveau de vie médian11940 euros par mois pour une personne seule avec les prestations sociales.. Les minima sociaux couvraient, en 2020, 4,47 millions d’allocataires, soit 7,1 millions de personnes avec les conjoints et les enfants (11% de la population, mais trois personnes sur dix Outre-mer). 2 millions de personnes sont en grande pauvreté12En 2019, selon Julien Blasco et Sébastien Picard : Environ 2 millions de personnes en situation de grande pauvreté en France en 2018Revenus et patrimoine des ménages, Insee, 2021.. Si, comme l’Insee, on tente d’appréhender aussi la pauvreté par les conditions de vie13La pauvreté dite « en conditions de vie » est mesurée par un indicateur de « privation matérielle et sociale ». Selon cette approche, une personne est pauvre si elle déclare souffrir d’au moins cinq difficultés parmi une liste de treize items concernant des restrictions de consommation, les conditions de logement, les retards de paiement, etc. Cette définition renvoie à la capacité de consommation et de partage et a donc de nombreux traits communs avec l’approche « absolue » du phénomène qui détermine le seuil de pauvreté en fonction de l’accès à un panier de biens de base., le taux de privation atteint 14% en 2022, après 13,4% en 2020 et 12,4% en 2013. Si la pauvreté n’a pas explosé pendant la crise sanitaire, c’est grâce à l’action du gouvernement, de l’État et au « quoi qu’il en coûte », notamment en évitant qu’un plus grand nombre de salariés et d’indépendants n’y basculent. C’est aussi grâce à la mobilisation des acteurs associatifs de la solidarité, intervenants sociaux et bénévoles, qui ont su se montrer présents, flexibles et innovants. Néanmoins, la crise a été particulièrement dure pour les plus fragiles et nous n’avons sans doute pas fini de mesurer son onde de choc psychologique, notamment chez les jeunes. Sans que rien ne puisse excuser la violence, sans compter les manipulations des trafiquants, c’est l’un des facteurs qui a pu contribuer aux émeutes dans certains quartiers après la mort de Nahel tué par un policier en juin dernier, s’ajoutant à l’accumulation des colères individuelles, des frustrations, des humiliations et du mépris subis en particulier par les jeunes face au peu de perspectives et de considération. Des blessures communes à toutes les minorités – pauvres, précaires, étrangers, immigrés. Ils aspirent à une vie bien meilleure que celle de leurs parents ou aînés.

Or la pauvreté repart à la hausse depuis 2022, du fait de la flambée des prix qui frappe d’abord les plus fragiles. Selon l’Insee, l’alimentation, le logement et le transport représentent à eux seuls 77% du revenu disponible des 10% les ménages les plus pauvres14Insee..

La pauvreté et singulièrement la grande pauvreté s’enracinent. Elles s’installent durablement dans des quartiers, des campagnes, Outre-mer, chez les chômeurs, les jeunes notamment sortis de l’aide sociale à l’enfance (ASE), des femmes seules avec leurs enfants, des personnes âgées, les étrangers et les immigrés. En définitive, parmi les personnes accueillies et accompagnées par les associations, mais aussi parmi les invisibles, celles et ceux qui par fierté, amour-propre ou bien découragées ne demandent rien. Si la pauvreté n’explose pas, c’est avant tout grâce à nos protections sociales et à l’ancrage du tissu associatif et des collectivités territoriales (notamment des départements et des centres communaux d’action sociale dans les communes) qui ont permis d’en atténuer les effets. Mais on laisse persister, sans avoir réussi à les résorber, les situations les plus indignes.

300 000 personnes sont sans domicile fixe15Au sens de l’Insee et selon la Fondation Abbé Pierre : principalement personnes en hébergement..
6,9% des ménages ne peuvent pas chauffer correctement leur logement16Insee..
44% des bénéficiaires potentiels n’ont pas recours à la complémentaire santé solidaire17« Le recours et le non-recours à la complémentaire santé solidaire – Une étude qualitative des profils et des trajectoires des bénéficiaires », Drees, mars 2023. Voir aussi « Les refus de soins opposés aux bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire et de l’aide médicale de l’État », Drees, Défenseur des droits, IPP, ministère de la Santé, mai 2023..
40% ne partent pas en vacances18Jérôme Morinière, « Près de 40% des Français ne partent pas en vacances en 2023, pourquoi l’affaire devient politique », Ouest-France, 7 juillet 2023..
4,8 millions vivent dans des passoires énergétiques19Ademe..
7% de la population adulte âgée de 18 à 65 ans est en situation d’illettrisme20La prévention et la lutte contre l’illettrisme à l’école, ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse, août 2023..
15% souffrent d’illectronisme21Hayet Bendekkiche et Louise Viard-Guillot, 15% de la population est en situation d’illectronisme en 2021, Insee, 22 juin 2023..

Depuis le milieu des années 1980, notre société s’est métamorphosée, entrant pleinement dans l’univers des services, de la mobilité, de l’image et des loisirs, avec la conquête de nouvelles libertés, mais en parallèle nous avons assisté à l’accroissement des inégalités. Des secteurs d’activité ont disparu, plongeant des régions entières dans la pauvreté, qui s’installe durablement, laissant beaucoup d’amertume et de colère sur plusieurs générations. L’ascenseur social est bloqué et, pour beaucoup, un parcours d’obstacles s’impose, quel que soit leur lieu de vie. Qu’ils résident au cœur des petites villes, dans des zones pavillonnaires, des quartiers péri-urbains, des espaces ruraux, nombreux sont les jeunes qui ne disposent pas des mêmes chances pour réaliser leur potentiel que leurs camarades des grandes métropoles. Des jeunes et moins jeunes souffrent dans nos territoires ruraux ou ultra-marins de la hiérarchisation et de la marchandisation de l’action publique et sociale. On est malgré soi toujours le « concurrent » de quelqu’un d’autre.

Une précarité qui s’étend vers une partie des classes moyennes au travail

La pauvreté comme la société n’ont plus exactement le même visage. Le travail n’évite plus la pauvreté, même s’il est une condition de la sortie de l’exclusion pour celles et ceux qui le peuvent. La pauvreté s’étend aux travailleurs, par la précarisation du travail avec de nombreux CDD, intérim et temps partiels, par les niveaux de rémunération et d’indemnisation du chômage. La moitié des personnes pauvres ont un emploi, contrairement aux idées reçues. Selon l’Observatoire des inégalités, 1,2 million de travailleurs pauvres vivent avec moins de 918 euros par mois22Un million de travailleurs pauvres en France, Observatoire des inégalités, 12 mai 2022.. Sans oublier les personnes qui, depuis la pandémie de Covid-19, avec un travail si peu rémunérateur, doivent choisir entre la porte d’entrée ou celle du frigo : « payer son loyer ou remplir son frigo ». La crise liée au Covid-19 a permis au plus grand nombre de découvrir la grande détresse psychologique, sociale et financière de milliers d’étudiants. La précarité concerne dès lors les classes populaires, des salariés, des étudiants, mais aussi des indépendants, une partie des classes moyennes. Le mouvement des « gilets jaunes » est l’une des manifestations de ces évolutions. De nombreuses personnes « se tuent à la tâche » et ne parviennent pas à subvenir aux besoins de leur famille. C’est ainsi qu’avec deux salaires beaucoup de ménages peinent à boucler les fins de mois. C’est tout particulièrement le cas des familles monoparentales – très essentiellement des femmes – et de toutes celles et ceux qui ne perçoivent qu’un salaire, comme en témoigne ce propos d’une maman solo avec deux enfants pendant une plénière du Conseil national des personnes accompagnées (CNPA) : « avant j’étais à découvert le 21 du mois, maintenant c’est le 7 du mois ».

L’opposition entre « ceux qui travaillent » et « ceux qui vivent des aides » est factice, surtout si l’on prend également en compte le travail dans l’économie informelle. Selon la Drees, à la fin 2019, 16% des bénéficiaires de minima sociaux occupaient un emploi, salarié dans trois cas sur quatre et souvent non stable. 30% des salariés allocataires du RSA sont en CDD ; 30% sont salariés des services directs aux salariés23L’emploi des bénéficiaires de minima sociaux, Édition 2022, Drees.. La prime d’activité et l’évolution à la hausse du nombre de bénéficiaires en sont une illustration : elle concernait à la fin 2021 4,62 millions de foyers, pour 2,67 millions en 201624La prime d’activité, Édition 2022, Drees..

Cette précarité suscite l’inquiétude dans une partie croissante de la population. Selon France Stratégie et le Crédoc, leur situation préoccupe un grand nombre de travailleurs seniors : à 60 ans, plus de la moitié de la population a déjà quitté le marché du travail – 22% sont inactifs (invalidité, maladie…), 7% au chômage et 29% déjà en retraite. Les actifs s’inquiètent de leur fin de carrière et plus encore depuis la récente réforme des retraites. 68% craignent de ne pas être suffisamment en bonne santé pour tenir jusqu’à la retraite et 52% redoutent une dégradation de leurs revenus25Solen Berhuet, Sandra Hoibian et Charlotte Millot, « Comment les 40-59 ans se projettent-ils dans leur fin de carrière ? », Crédoc, avril 2023.. Cela touche l’ensemble des catégories professionnelles, et particulièrement les femmes. Sans compter que le recours au temps partiel et à l’intérim s’est répandu, laissant peu de chance aux salariés de se projeter dans l’avenir. Le sentiment d’insécurité économique et sociale est plus que jamais présent.

Les possédants à l’abri de la « crise des classes moyennes »

La thématique en vogue de la crise des « classes moyennes » comporte un redoutable danger. Elle repose sur un amalgame entre les parties des classes moyennes fragilisées et celles qui en réalité vont bien – ceux-là expriment d’abord une inquiétude pour leurs enfants pour des raisons climatiques, ou pour autrui par sens de la solidarité. Non seulement cette construction est statistiquement discutable, mais elle a pour conséquence d’exonérer les classes aisées du plein exercice de la solidarité aux niveaux voulus par les exigences de la lutte contre les inégalités, de la protection des plus fragiles et du financement de la transformation écologique26Selma Mahfouz et Jean Pisani-Ferry, Les incidences économiques de l’action pour le climat, France Stratégie, juillet 2023.. De nombreuses mesures gouvernementales découlent de cet amalgame et l’alimentent, dans un sens contraire aux exigences de solidarité. Le refus d’augmenter les impôts au motif que cela se ferait par principe au détriment des « classes moyennes » en constitue la principale illustration. Tout donne à penser que les retards du gouvernement dans la présentation d’un « Pacte des solidarités » pour succéder à la « Stratégie de lutte contre la pauvreté » tiennent pour beaucoup à cette volonté de répondre à cette « crise des classes moyennes ». Toute la question sera de savoir si cette préoccupation conduit bien à aider les classes moyennes fragilisées et à mettre à contribution les classes moyennes aisées, ou plutôt à globaliser pour en réalité protéger les plus aisés. Le ministre de l’Économie en a récemment offert une illustration à travers des glissements sémantiques successifs en estimant que 10% des Français paient 75% de l’impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP)27Richard Flurin et Amélie Ruhlmann, « “L’impôt n’est pas la solution” : Bruno Le Maire écarte l’idée d’une imposition des plus aisés pour le climat », Le Figaro, 23 mai 2023. ; donc on ne peut pas imposer plus « les Français » ; d’ailleurs quand on augmente les impôts des plus aisés on finit par imposer les « classes moyennes ». D’autres politiques publiques portent la marque de cette confusion au bénéfice des plus aisés et au détriment de l’exercice de la solidarité (et du sérieux budgétaire) : la suppression de la taxe d’habitation, l’abandon d’une réforme de l’école privée qui permettrait de mieux contribuer à la mixité sociale dès lors que la part des enfants issus des familles très favorisées y est passée de 26% à 40% des effectifs depuis 200028Chiffres du ministère de l’Éducation nationale. (au contraire du dédoublement des classes en zones d’éducation prioritaire (ZEP) et de la refonte de la carte scolaire parisienne), la (non-) politique du logement social ou encore le soutien non ciblé aux ménages au titre du bouclier tarifaire. Notons que la dénonciation des seuls « ultra-riches » pose une difficulté semblable : elle exonère des nécessaires efforts les classes moyennes aisées qui doivent aussi mieux contribuer à la cohésion sociale et écologique.

Le plein-emploi, une promesse qui n’ira pas d’elle-même pour les personnes en situation de pauvreté et de précarité

Dans ce contexte, la perspective désormais crédible du plein-emploi est heureuse mais elle ne suffira pas à elle seule à réduire ces fractures. Le « quoi qu’il en coûte » a permis de préserver le potentiel productif du pays pendant la crise sanitaire et la baisse du taux de chômage est inscrite dans la démographie française. C’est une bonne nouvelle, longtemps attendue, tant le chômage de masse a provoqué de profonds dégâts dans les familles et les quartiers pendant plusieurs générations. Notre démocratie continue à en payer le prix. Dès lors que l’inactivité constitue le premier facteur de pauvreté, la baisse du chômage contribue et contribuera à la lutte contre la pauvreté. Selon France Stratégie et le Crédoc, 31% des personnes pauvres sont au chômage ou inactifs non retraités, pour 8% du reste de la population ; 40% des chômeurs sont des personnes pauvres29Évaluation de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté, France Stratégie et Crédoc, 2022..

Mais le plein-emploi ne porte pas en lui naturellement la disparition de la pauvreté et de la précarité. Un taux de chômage faible peut tout à fait s’accompagner d’une persistance, voire d’une aggravation de la pauvreté et de la précarité, que ce soit au travail ou pour les personnes sans travail. Le plein-emploi peut même, si l’on n’y prend garde, conduire à mettre plus encore la pression sur les personnes qui en sont privées et à tourner un peu plus le dos à la solidarité. S’accompagnant d’emplois non pourvus – qui dans la pensée commune ont vocation à être occupés par les plus pauvres et singulièrement par les étrangers ou les immigrés, celles et ceux qui n’ont pas le choix en raison de leur situation sociale ou administrative –, il accentue la tentation de stigmatiser les personnes qui ne peuvent pas travailler parce que le passage ou le retour au travail est particulièrement difficile pour des raisons extrêmement diverses et personnelles : mères seules dépourvues de solution de garde d’enfants ; parent ou descendant aidant longtemps coupé du monde du travail ; difficultés de santé, psychologiques et addictions ; handicap ; difficultés de déplacement notamment en milieu rural, etc. Autrement dit, toutes celles et ceux qui ne seront pas spontanément pris dans le mouvement de création d’emplois et de formations rémunérées et qui devront être accompagnées progressivement et pour beaucoup temporairement, notamment dans l’insertion par l’activité économique. C’est tout l’enjeu de la loi sur le plein-emploi et de la constitution de France Travail.

L’appel des Restos du cœur de septembre 2023, notre appel collectif au secours, illustration de l’ampleur des fragilités sociales

Le récent appel des Restos du cœur30Patrice Doucet, président des Restos du cœur, au JT de 13 heures de TF1 le 3 septembre 2023. est notre appel collectif au secours. Son large écho montre combien la réalité vécue par les personnes est lourde. Elle provoque encore l’indignation dans une large partie des médias et de l’opinion. Tout l’enjeu sera d’y apporter, de la part de la société comme de l’État, des réponses structurelles. À l’origine, les Restos du cœur « avaient pour ambition de disparaître aussi vite que la disparition du dernier affamé ». Or triste constat : contrairement à ce que Coluche avait envisagé à la création des Restos du cœur il y a près de quarante ans, on assiste à une augmentation constante de la demande d’aide alimentaire et ce surtout depuis 2020 et la succession des différentes crises qui a beaucoup fragilisé certains publics : les travailleurs pauvres dont les revenus ne leur permettent plus de subvenir à leurs besoins essentiels ainsi que de nombreux étudiants.Et cela peut être le voisin qui est en difficulté. Au premier semestre 2022, 94% des personnes bénéficiaires de l’aide alimentaire en France vivaient sous le seuil de pauvreté, ce qui représentait une accélération par rapport aux années précédentes. L’emploi ne garantit plus l’accès à une alimentation adéquate, avec 17% des bénéficiaires ayant un emploi et 17% étant retraités.

La fragilité financière des Restos, des adhérents de la FAS ou de la Croix rouge, pour les distributions alimentaires mais aussi pour le travail dans les rues et les campements auprès des sans abri, dans l’hébergement d’urgence, vers le logement, dans l’insertion par l’activité économique, met en exergue l’impact considérable des différentes crises récentes sur les publics en situation de pauvreté/précarité /exclusion, ainsi que les difficultés d’action des associations. Ainsi, alors même que le niveau des dépenses publiques pour l’hébergement d’urgence a augmenté globalement – mais pas celles en faveur du logement social lourdement ponctionnées –, les besoins s’amplifient et les moyens d’action des associations se détériorent31Selon une enquête de la FAS auprès de ses associations adhérentes en juillet 2023, la baisse des budgets des associations en termes réels, en cumulant la baisse des dotations budgétaires et la hausse des prix, dépasse les 10% sur une année..

Les difficultés actuelles des Restos du cœur soulèvent ainsi des questions sur la persistance de la pauvreté en général et de la précarité alimentaire en particulier malgré les ressources économiques disponibles. Elle rappelle les dures réalités affrontées par plusieurs millions de personnes en France et combattues par les associations. Rendons hommage à toutes celles et ceux, travailleurs sociaux et souvent bénévoles, mobilisés dans ces associations comme les Restos mais aussi le Secours catholique, les banques alimentaires, le Secours populaire et d’autres encore. Mais l’ampleur de l’aide alimentaire est le révélateur d’un échec collectif au même titre que la lutte contre la pauvreté dans son ensemble, dans un pays agricole et alimentaire par essence.

De nombreux dysfonctionnements ont été répertoriés : installation d’une dépendance continue à l’aide alimentaire pour certaines personnes ; détournements de la loi Garot lorsque l’aide alimentaire est considérée comme une variable d’ajustement pour la production industrielle ; gaspillage alimentaire lorsque, pour limiter les pertes dues aux invendus, la grande distribution les donne aux associations contre défiscalisation. Le Conseil national de l’alimentation (CNA) a ainsi mis en garde contre la constitution d’un véritable marché de la misère sur les personnes en situation de pauvreté. Les associations devraient pouvoir rendre les produits détériorés.

Il est impératif de revoir le fonctionnement de l’aide alimentaire pour la cantonner à l’urgence et se mobiliser pour un droit à l’alimentation pérenne :

  • l’urgence alimentaire est essentielle pour répondre immédiatement aux besoins des personnes en situation de précarité alimentaire. Elle fournit un filet de sécurité pour ceux qui sont confrontés à une crise alimentaire immédiate – personnes sans-abri, familles en difficulté financière soudaine ou victimes de catastrophes naturelles ;
  • le droit à l’alimentation est reconnu par les Nations unies. Il implique que chaque individu a le droit d’accéder physiquement et économiquement à une alimentation suffisante, saine et nutritive. Travailler pour établir ce droit signifie s’attaquer aux causes profondes de la précarité alimentaire, à ses racines – la mauvaise distribution des richesses –, créer un environnement où chacun peut se nourrir dignement et durablement, favoriser les changements des modes de production agricoles pour favoriser une alimentation saine, notamment dans les cantines scolaires si décisives pour les familles en difficulté. Les distributions doivent désormais intégrer pleinement les enjeux non seulement de quantité de nourriture, mais aussi de qualité des aliments avec le développement d’une alimentation de proximité en lien avec la santé des personnes, et notamment la lutte contre l’obésité ; 
  • l’encouragement à la transparence et la responsabilisation au sein du secteur associatif par l’intégration et de l’implication des personnes concernées.

Et c’est bien le financement de la solidarité alimentaire qui est en jeu. Le don de la famille Arnault est louable, d’autant qu’il en a impulsé d’autres. Mais il n’est ni suffisant – pas même pour les Restos – ni structurant dans les réponses apportées. La générosité publique est un acteur puissant et important de la solidarité qui n’est pas l’apanage de l’État. Mais il ne peut se défausser du point de vue de l’ampleur des besoins et de l’équité de l’effort à consentir.

La tentation de la stigmatisation

Dans ce contexte de fragilisation se développent les formes de stigmatisation des pauvres et notamment des étrangers.

La tentation de la stigmatisation des pauvres

La tentation est croissante, parmi les populations aisées, mais aussi de plus en plus parmi les classes populaires et moyennes fragilisées ou inquiètes, de rendre les plus pauvres ou les plus pauvres que soi responsables des difficultés par leur supposée paresse encouragée par l’« assistanat ». Cette thématique est ancienne dans une partie de la société, de l’opinion et dans l’espace politique, mais elle s’amplifie à mesure que les fragilités économiques, sociales et identitaires s’accentuent. La question des contreparties au versement du revenu de solidarité active (RSA) à ses quelque deux millions de bénéficiaires en constitue un point de fixation – pour ne pas dire une « fixette ». Le 22 mars 2023, en pleine crise des retraites, le président de la République semblait ainsi étonnamment en faire l’enjeu majeur de justice dans le pays. Un membre du gouvernement évoquait quant à lui, en mars 2023, les « classes moyennes qui sont les Français qui ne vivent pas des aides sociales, qui se lèvent chaque matin et qui ne dépendent pas des aides32Gabriel Attal, ministre des Comptes publics, intervention sur BFM-RMC, 8 mars 2023.». C’est bien le danger de la globalisation des « classes moyennes » qui conduit tout naturellement à identifier une seule source des difficultés : les pauvres qui touchent des aides sans travailler plutôt que d’en appeler à la solidarité bien ordonnée de celles et de ceux qui en ont les moyens. La proposition de loi dite « anti-squat » adoptée par le Parlement au premier semestre 2023 en fournit une illustration éclairante – donnant à penser que ce qu’il était convenu d’appeler la « bourgeoisie éclairée » serait une espèce en voie de disparition. C’est à partir de quelques situations – réelles et intolérables – de propriétaires fragiles financièrement, physiquement et psychologiquement agressés par des squatteurs que les promoteurs de cette loi ont multiplié les sanctions contre les occupants illégaux des logements. Au point d’imaginer dans un premier temps des peines de prison pour des personnes occupant un logement mais dans l’impossibilité de payer leur loyer – à rebours de décennies de progrès consensuels pour la prévention des expulsions locatives. Cette mesure, que la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) a fermement combattue, a finalement été abandonnée grâce au réflexe humaniste d’une majorité de sénateurs. Mais l’état d’esprit de la loi demeure, avec notamment des peines de prison, et il en dit long. Elle montre combien une globalisation de la situation des propriétaires conduit à amalgamer celle de petits propriétaires (ceux qui sont exonérés du paiement de la taxe foncière) à celle des propriétaires aisés, particuliers ou entreprises. Un propos d’un sénateur favorable à cette loi est hélas éclairant : il s’inquiétait de ce que sa fille ne puisse plus aisément louer les deux appartements dont elle est propriétaire à cause des « squatteurs »33Propos tenus lors d’un entretien avec les auteurs.. Expression chimiquement pure de ce qu’il faut bien appeler à l’ancienne un égoïsme de classe, dévastateur pour la cohésion sociale et les valeurs républicaines. Voilà comment cette approche globalisatrice de la situation des « classes moyennes » conduit à se tourner contre les personnes les plus en difficulté, en l’occurrence les personnes qui sont en incapacité de payer leur loyer, pour faire peser sur elles la responsabilité principale des difficultés de la société. Stigmatisation et discrimination, puisque l’une ne va pas sans l’autre.

La stigmatisation est un processus :
1 : étiqueter en distinguant selon certaines différences visibles – « il parle tout seul, c’est un fou » ;
2 : stéréotyper en généralisant à partir d’une caractéristique – « les ménages DALO34Droit au logement opposable. sont de mauvais payeurs » ;
3 : séparer en différenciant certaines personnes des autres – considérer qu’il y a « nous » d’un côté et « eux » de l’autre, les gens qui travaillent et ceux qui profitent des aides ;
4 : discriminer en privant une personne d’égalité, en la traitant différemment – refuser un poste à une personne de plus de 50 ans, par exemple.

Le ministère de la Solidarité et le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) ont récemment réuni un groupe de travail en vue de mesurer l’impact des discriminations et des stigmatisations des publics en situations de précarité, pour préparer une campagne de communication et sensibiliser toutes les parties prenantes et le grand public. Aujourd’hui, l’article.225-1 du Code pénal définit 25 critères de discrimination35L’apparence physique, l’âge, l’état de santé, l’appartenance ou non à une prétendue race, l’appartenance ou non à une nation, le sexe, l’identité de genre, l’orientation sexuelle, la grossesse, le handicap, l’origine, la religion, la domiciliation bancaire, les opinions politiques, les opinions philosophiques, la situation de famille, les caractéristiques génétiques, les mœurs, le patronyme, les activités syndicales, le lieu de résidence, l’appartenance ou non à une ethnie, la perte d’autonomie, la capacité à s’exprimer dans une langue étrangère., parmi lesquels la vulnérabilité résultant de la situation économique. Dans l’étude Paroles sans filtres36Paroles sans filtres. Constats et préconisations des personnes en situation de précarité sur les politiques qui les concernent, CNPA / CRPA, octobre 2022., les membres du Conseil national des personnes accueillies et/ou accompagnées (CNPA) et des CPRA ont formulé des constats et des préconisations venant des personnes en situation de grande exclusion, de pauvreté ou de précarité sur les politiques qui les concernent, avec les mêmes problématiques qui ont souvent comme racines la discrimination, le mépris.

La tentation de la stigmatisation des étrangers et des immigrés37Rappelons que selon l’Insee, les immigrés, « nés étrangers à l’étranger » peuvent être encore étrangers au recensement ou être devenus Français. Les étrangers, quant à eux, peuvent être nés à l’étranger (ils sont alors immigrés) ou nés en France (dans ce cas ils ne sont pas immigrés).

Ces périodes de fragilisation sociale et identitaires sont particulièrement propices à la stigmatisation des étrangers et des immigrés. Ils sont souvent pauvres et toujours différents, notamment lorsqu’ils sont Africains et orientaux et/ou musulmans, dans une période où l’islam est sorti de l’invisibilité en France, mais aussi de replis communautaires et intégristes dans différentes religions et d’attentats terroristes islamistes. Plus de 30% des immigrés sont pauvres – près de 40% lorsqu’ils sont nés en Afrique38Enquête Revenus fiscaux et sociaux 2019, Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-CCMSA.. Fragilités sociales et identitaires se mêlent. La principale illustration de cette tentation est la progression électorale constante et marquée de l’extrême droite en France comme dans la plupart des pays européens et au-delà, dont l’identité politique reste marquée par la préférence nationale39Que la Fédération des acteurs de la solidarité a estimé « antinomique de la solidarité » lors des élections présidentielles de 2022. et le rejet des étrangers et des immigrés. C’est ainsi que sa tentative de « banalisation » n’a pas empêché le groupe Rassemblement national (RN) à l’Assemblée nationale de proposer d’empêcher les salariés étrangers de voter pour les prud’hommales. Mais force est de constater que des formes de banalisation de la stigmatisation des étrangers s’expriment de plus en plus dans l’espace public et pas seulement dans les médias absorbés par certains milliardaires qui s’en font une spécialité. Les débats autour des aides sociales et notamment de l’aide médicale d’État (AME) en fournissent un terreau régulier avec des propos et des mesures qui ne cessent d’alimenter la suspicion délétère selon laquelle les étrangers ne viendraient en France que pour bénéficier d’aides sociales – point commun à tous les pauvres, évidemment… Un membre du gouvernement évoquait ainsi en 2023 les transferts d’aides sociales « vers le Maghreb »40Marie-Pierre Bourgeois, « « Quelle honte » : Le Maire dénonce les aides sociales envoyées au Maghreb et suscite la colère de la gauche », BFM, 18 avril 2023., un autre durcissant à nouveau les conditions de résidence pour les aides aux étrangers – à rebours de l’expérience ukrainienne qui a illustré le besoin rapide notamment d’aides au logement pour les familles41Jérémy Trottin, « Prestations sociales : Gabriel Attal veut durcir les conditions de résidence pour les percevoir », RMC, 9 mars 2023.. L’actuel directeur de l’administration pourtant en charge de l’accueil et de l’intégration des étrangers en France, l’OFII, évoquait quant à lui, en lien avec le terrible attentat d’Annecy en 2023, « une part de l’immigration comme la projection de l’extrême chaos du monde », l’immigration de travail qui « contourne la résistance populaire face à l’offre de conditions de travail dégradées » ; il dénonce assidûment la supposée attractivité des aides sociales, tout particulièrement de santé ou l’hébergement d’urgence42Nathalie Funès, « Une part de l’immigration est la projection de l’extrême chaos du monde », L’Obs, 15 juin 2023.. Il ne s’agit visiblement pas là de se donner les moyens d’un accueil garant de la dignité et de l’ordre, mais d’alimenter les fantasmes où l’on se garde bien de rappeler que les conditions d’accès à notre protection sociale sont restrictives. Par exemple, pour prétendre au RSA, les personnes issues d’un État non-membre de l’Union européenne (UE) doivent être titulaires d’un titre de séjour autorisant à travailler depuis au moins cinq ans, sauf si elles ont obtenu le statut de réfugié, sont apatrides ou bénéficiaires de la protection subsidiaire. Une tendance que les pouvoirs publics ne cessent d’accentuer au détriment des personnes et de la santé publique pour l’accès à l’aide médicale d’État. À la veille de nouveaux débats parlementaires sur l’immigration, l’inquiétude est à nouveau vive à cet égard.

Certains jeunes sont véritablement convaincus du danger que l’Autre représente pour eux et pour le pays – le niveau du vote d’extrême droite dans une partie de la jeunesse en atteste. L’Autre, surtout s’il est noir ou arabe, est devenu l’ennemi à abattre. « Ce sont eux » qui seraient à l’origine du déclassement des classes populaires et moyennes, du chômage de masse, du manque de logement pour les nationaux, ou du peu de perspectives pour les invisibles de la République puisque l’État dépenserait des milliards pour les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) et bien peu pour la ruralité. Pourtant, de nombreux jeunes sont assignés à résidence et leur horizon dans les QPV, les quartiers de veille active (QVA) ou Outre-mer est largement bouché. En France, l’immigration n’a jamais été un long fleuve tranquille. Tout au long du XIXe siècle, les élites parisiennes avaient déjà beaucoup de mépris et de violences verbales à l’encontre de certains régionaux (Auvergnats, Bretons, Provençaux…) regardés comme des barbares, sales, paresseux et violents. S’ensuivent ensuite des exactions contre les Autres – Italiens, Espagnols, Polonais, juifs d’Europe centrale, Belges, Africains, etc. – dont la venue a pourtant été voulue par le patronat et qui occupent dès 1918 la quasi-totalité des travaux pénibles et sous-payés. En 1924, ce sont les organisations patronales avec l’une des plus puissantes organisations, le Comité central des houillères de France, qui créèrent la SGI (Société générale d’immigration). C’est elle qui géra et organisa l’envoi des étrangers en France avec la bénédiction de l’État qui encouragea les naturalisations massives des Européens – mais en s’opposant formellement à celles des Africains. Les temps ont beaucoup changé depuis. Les fragilités sociales, culturelles, religieuses, identitaires se sont cependant accentuées partout dans le monde. On retrouve dans les secteurs sous tension beaucoup d’étrangers précarisés, exploités de tous côtés par des marchands de sommeil ou certains patrons voyous. L’accueil des étrangers s’est extrêmement durci avec des conditions de plus en plus inhospitalières, indignes43Pascal Brice, « Pour un accueil conforme aux exigences de la République », Esprit, n°1-2, 2021, pp. 30-34. : obstacles à l’accès et au renouvellement du droit au séjour, multiplication de camps insalubres aux périphéries des villes, exilés pourchassés par la police ou les identitaires, citoyens solidaires criminalisés ( jusqu’à l’arrivée des Ukrainiens), murs et barbelés dressés aux frontières, transformation de la Méditerranée en vaste fosse commune, prolifération de discours racistes relayés par différents médias, montée des actes antimusulmans alors que renaît l’antisémitisme. Le communautarisme, le repli sur soi sont pourtant largement la conséquence des politiques de peuplement menées depuis l’arrivée encouragée des étrangers, appelés pour reconstruire la France. Il y a une responsabilité commune dans tout ce qui se passe aujourd’hui dans nos quartiers aussi bien du politique, des bailleurs sociaux que des habitants. Il est facile de pointer du doigt ces populations en les accusant de l’état de délabrement des quartiers, tandis que ce sont parfois les bailleurs eux-mêmes, une fois le bâti amorti, qui ont levé le pied et que le service public s’est raréfié progressivement, voire a disparu en ne laissant en place que des bornes et des numéros verts – d’ailleurs certains n’ont même pas attendu cet amortissement pour « abandonner » les locataires à la loi du plus fort. Les failles laissées par la République ont été vite comblées par des pseudo-religieux responsables du départ en Syrie de nombreux jeunes désœuvrés ou encore des attentats meurtriers comme ceux que nous avons connus depuis 2015, notamment à Nice.

De la « priorisation » des pauvretés

Tous ces risques sont ainsi présents dans la réponse opposée pour l’heure par le gouvernement à l’alerte des associations sur la hausse du nombre des enfants à la rue à la veille de la rentrée scolaire 2023 : près de 7 000 personnes dont près de 2 000 enfants44Baromètre des enfants à la rue, FAS et Unicef, 30 août 2023. en hausse de 20% par rapport à la rentrée 2022. En évoquant le niveau historiquement élevé des places d’hébergement d’urgence en France – effort avéré, louable et régulièrement salué par nos soins même s’il est en réduction en 2023 –, le gouvernement évoque une « priorité » en faveur des enfants. Pour qui sait lire, cela signifie qu’en l’état actuel du nombre de personnes à la rue, il faudra en laisser certaines à la rue, voire en sortir d’autres, pour faire la place aux enfants. Cette tentation de la sélection des pauvres est rampante. Elle apparaît dans les décisions de justice récentes qui évoquent une « priorisation des vulnérabilités ». Ou dans les instructions données à des 115 par certains préfets de mettre en place des critères de priorité qui n’existent dans aucun texte de loi. Ajoutons-y que ces critères sont le plus souvent établis au détriment des étrangers sans papiers – que l’on empêche fréquemment de travailler et de sortir ainsi du besoin.

Cette sélection parmi les pauvres est inacceptable. Elle ne correspond en rien à un principe du travail social : adapter l’accompagnement à la situation des personnes. Il ne s’agit pas non plus de sous-estimer l’ampleur des difficultés. Mais on ne saurait compter sur les associations, sur les travailleurs sociaux, sur les bénévoles, pour procéder à de tels tris si contraires non seulement à l’essence même de leur métier, mais au code de l’action sociale et des familles et surtout à la notion même de solidarité. Que chacun prenne la mesure de cette hiérarchisation des priorités, de son impact sur le sens même du travail social, de ce qu’elle dit de la société dans son ensemble, de nous toutes et tous.

Sous la supercherie – car c’en est une – de la « crise des classes moyennes » grandit ainsi la stigmatisation des pauvres et des étrangers. Ces amalgames et ces tentations sont mortifères pour la cohésion sociale, économique et démocratique de notre pays. Elles alimentent et entretiennent des formes d’atteinte à la dignité des personnes, de désordre, de concurrence et de défiance sociale qui ne font qu’aggraver un malaise général. Elles contribuent aussi à une forme de malthusianisme économique en privant la société et l’économie du dynamisme de personnes dès lors qu’elles seraient accompagnées ou, pour des étrangers, dotées de papiers. Que deviendrait un pays qui cherche sans cesse un peu plus la responsabilité de ses difficultés chez plus pauvre, plus fragile ou plus différent que soi ?

Refonder le pacte social sur des engagements réciproques à hauteur des possibilités de chacun

Nous avons devant nous un impératif de lucidité : sur les atteintes à la dignité des plus fragiles ; sur les tensions de tous ordres qui travaillent une partie des classes moyennes et les classes populaires ; sur la tentation de l’égoïsme parmi les plus aisés de la population. Tout cela existe au détriment d’une société ordonnée et stable. Car nul n’est à l’abri des conséquences des fragmentations à l’œuvre. C’est à cette aune qu’il nous faut réinventer la solidarité en ces temps de fragilités multiples, de perspective de plein-emploi et de transformation écologique. C’est le contrat social lui-même qui doit être redéfini. On ne fonde pas une société libre, démocratique, heureuse, sur la stigmatisation. C’est toujours le début de la fin pour toutes et tous. C’est pourquoi nous proposons de mettre au cœur de la période qui s’ouvre l’établissement d’une série d’engagements réciproques entre les citoyens et citoyennes de ce pays et la société, notamment à travers l’État et les collectivités, qui soient à la hauteur des besoins collectifs et des possibilités et des impossibilités de chacun. La tâche est des plus ardues, comme le souligne un jeune qui a été confronté à la pauvreté interrogé sur cette perspective : « c’est difficile, les gens sont trop égoïstes, beaucoup ont trop de préjugés, d’idées toutes faites. Les gens ne se connaissent pas, habitent côte à côte sans jamais se mélanger. La mixité sociale est un leurre ! Certains ne viennent dans les quartiers que pour se ravitailler ou bien ils se font livrer leur shit pour ne pas se mélanger ou être vu ». L’exploration collective des formes de ces engagements réciproques reposant sur une juste contribution de chacun constitue pourtant une tâche prioritaire. Il s’agit ni plus ni moins que de refonder la base de la coopération entre individus pour une société bien ordonnée indissociablement fondée sur la liberté et la justice45John Rawls, Théorie de la justice, 1971..

Refonder le pacte social sur quelques constats partagés

Nous proposons de partir de quelques constats que nous mettons en discussion, outre celui, central et préalablement évoqué, qui tient à la persistance à un niveau élevé de la pauvreté en France depuis plusieurs décennies.

Constat n°1 : la pauvreté résulte trop souvent de déterminismes sociaux

La stigmatisation des personnes pauvres au nom de leur responsabilité supposée dans leur propre sort se heurte à une insupportable réalité : la pauvreté et singulièrement la grande pauvreté résultent le plus souvent de puissants déterminismes sociaux. En théorie, il y a tout en France pour en sortir, et nombreux sont celles et ceux qui y parviennent, mais les obstacles sont trop lourds pour le plus grand nombre. Les enfants de pauvres sont pauvres et le plus souvent le resteront. La moitié des pauvres ont moins de trente ans46Rapport sur la pauvreté en France, 2e édition 2020-2021, Observatoire des inégalités, 26 novembre 2020.. Trois millions d’enfants ont des parents pauvres47CNAF. et ont structurellement, pour les plus jeunes d’entre eux, un accès limité aux modes d’accueil, individuel et collectif. Selon la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF), on estime qu’à quatre ans, l’écart de pratique familiale du langage est environ de 1 000 heures selon les origines sociales. À l’entrée au CP, à six ans, il existe une différence de 1 000 mots maîtrisés à l’avantage des enfants issus de milieux favorisés48Stratégie contre la pauvreté, Gouvernement, 23 novembre 2021.. Une différence que la CNAF constate également avant la scolarisation : 5% des enfants défavorisés sont accueillis en crèche contre 22% des enfants favorisés49Ibid.. À travers la difficulté d’accès aux modes de garde se joue aussi le devenir des mères seules alors que, selon l’Observatoire des inégalités,19% des familles monoparentales sont pauvres50Rapport sur les inégalités, édition 2023, Observatoire des inégalités, 2023.. L’offre d’accueil des jeunes enfants, mais aussi la tarification ne sont pas adaptées aux parents les plus précaires et notamment aux mères seules qui connaissent des horaires atypiques. L’Observatoire des inégalités décompte également 60 000 jeunes entre seize et dix-huit ans qui n’ont pas d’emploi, qui ne font pas d’études, ou qui n’ont pas eu de formation. Une grande partie d’entre eux, notamment sans-abri, a été prise en charge par l’aide sociale à l’enfance qui reste de fait un espace de reproduction de la misère. Les enfants de parents pauvres sont plus nombreux au chômage ou faiblement rémunérés. Pour les jeunes adultes, près de 20 % des 18-29 ans sont pauvres51Ibid.. Il faut également souligner la réalité de la pauvreté des personnes handicapées, nombreuses parmi les personnes à la rue, accueillies en hébergement d’urgence, dans les structures d’insertion par l’activité économique et les « territoires zéro chômeurs de longue durée ». Toujours selon l’Observatoire des inégalités, 20 % des personnes handicapées de plus de quinze ans sont pauvres, soit 840 000 personnes52Le handicap expose à la pauvreté et aux bas niveaux de vie, Observatoire des inégalités, 31 décembre 2022..

Constat n°2 : les aides sociales ne permettent pas de sortir de la pauvreté

La protection sociale française produit un précieux effet redistributif. En 2019, les prestations non contributives53Prestations familiales, aides aux logement, minima sociaux, garantie jeunes et prime d’activité. représentaient près de 20% du revenu des ménages modestes et 38% de celui des ménages pauvres ; plus de 22% des personnes auraient été sous le seuil de pauvreté au lieu des 14,6% constatés du fait des minima sociaux, des prestations sociales non contributives et de la fiscalité directe54Minima sociaux et prestations sociales – Ménages aux revenus modestes et redistribution – Édition 2022, Drees, 29 septembre 2022.. Mais bénéficier du RSA ou d’autres minima sociaux atténue sans protéger de la pauvreté. D’après la Drees, plus de 60% des personnes vivant dans un ménage touchant un minimum social restaient pauvres monétairement en 2018, contre 15% de l’ensemble de la population55Études et résultats , Drees, n°1273, juillet 2023.. Les personnes vivant dans un ménage bénéficiaire du RSA sont les plus affectées par la pauvreté, les trois quarts d’entre elles vivant en dessous du seuil de pauvreté.

Constat n°3 : un continuum de précarité depuis les exclus jusque vers une partie des classes moyennes

La pauvreté concerne d’abord les classes populaires : 60% des pauvres sont ouvriers ou employés56Insee.. Mais la précarité s’installe à travers le travail – et la retraite – dans une partie des « classes moyennes » et constitue un puissant levier d’inquiétude du déclassement. Comme on l’a vu, il est contraire à toute réalité d’opposer celles et ceux qui travaillent à celles et ceux qui perçoivent des aides. La prime d’activité en est l’illustration même, tout comme la présence de 1,2 million de travailleurs pauvres, des personnes qui travaillent mais ont un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté. Ainsi que le fait que l’année suivante, 40% des allocataires du RSA travaillent57Marius Bocquet, avec AFP, « Loi plein-emploi : ce qui va changer pour les demandeurs d’emploi », Le Point, 7 juin 2023..

Ces classes populaires et moyennes précarisées ne sont pas aisées à identifier car elles sont diverses. Elles peuvent être approchées en ne prenant en compte ni les 30% les plus aisés, ni les 30% les plus défavorisés, soit 40% de la population – les « modestes » selon l’Insee. Si l’on prend en compte celles et ceux qui travaillent, beaucoup sont entre 1 et 3 Smic avec un puissant impact de la composition familiale (1 à 2 Smic pour une personne seule,1 à 3 Smic pour des familles avec enfants). Ce sont donc les 15 à 20 millions de travailleurs fragilisés ainsi que les 3 millions de personnes en grande pauvreté qui devraient faire l’objet de toutes les attentions.

Constat n° 4 : les étrangers sont poussés dans la précarité au détriment de l’intérêt collectif

Les étrangers arrivant en France ont les plus grandes difficultés à échapper à la précarité : demandeurs d’asile en attente d’entrée en procédure et livrés pour 30% d’entre eux à la rue et aux campements58Ministère de l’Intérieur, personnes non prises en charge dans le dispositif national d’accueil., réfugiés statutaires sans logement et avec un soutien insuffisant à l’apprentissage du français, déboutés du droit d’asile non reconduits voués à la rue ou à l’hébergement d’urgence, personnes en attente d’examen de leur demande de séjour pour le travail ou de renouvellement de leurs papiers confrontés au risque permanent de perdre leur emploi, familles « à droits incomplets » stagnant dans des hôtels de misère. Quant aux immigrés, ils sont surreprésentés parmi les pauvres : selon l’Insee, 19% d’entre eux le sont, contre 7% des non-immigrés. Ils cumulent en effet plusieurs facteurs : ils sont plus jeunes que la moyenne, souvent peu diplômés, et occupent des métiers mal rémunérés ; le taux d’activité des femmes est le plus faible de l’OCDE59Cf. les travaux de Jean-Christophe Dumont pour l’OCDE.. Autant de réalités qui portent atteinte à la dignité de ces personnes, à l’engagement des travailleurs sociaux, bénévoles et fonctionnaires qui les accompagnent, mais aussi à l’ordre public et au dynamisme de la société et de l’économie. C’est pourquoi nous sommes heureux d’avoir accompagné 35 parlementaires de la majorité et de l’opposition vers une prise de position commune en faveur de l’accès au travail de personnes étrangères en précarité60« Des mesures urgentes, humanistes et concrètes pour l’accès des étrangers au travail » par 35 parlementaires de la majorité et de l’opposition, Libération, 12 septembre 2023..

Refonder le pacte social : la juste part d’engagement des citoyens aisés

La fragmentation s’alimente notamment d’inégalités croissantes. Elle est explosive. Rien de stable et de sûr ne pourra être garanti sans une plus juste contribution des citoyens aisés à la solidarité et à la transformation écologique. Il y a quelque chose d’indécent à mettre l’accent sur les « droits et devoirs » des pauvres sans regarder d’abord ceux des plus aisés. Ils font déjà beaucoup, comme en attestent le système de protection, l’ampleur de la redistribution et le niveau des prélèvements obligatoires en France. Mais cela ne suffit ni à réduire les inégalités, ni à sortir de ce qui apparaît de plus en plus comme une forme d’égoïsme des possédants, ni à financer de manière indissociable la solidarité et la transformation écologique61Ibid., ni finalement à garantir les bases stables de la coopération sociale. Cet égoïsme est suicidaire car nul n’est à l’abri des explosions d’une société fragmentée. C’est une affaire de responsabilité individuelle et collective. Une société ne tient pas durablement lorsque des individus pensent systématiquement que les riches ce ne sont pas eux, mais les autres. Les possédants de notre pays devraient garder en mémoire ces propos de John Rawls évoquant les conditions d’une société bien ordonnée fondée sur une justice où les inégalités ne sont pourtant pas bannies pourvu qu’elles satisfassent à des conditions d’égalité des chances et d’équité : « (si) les plus avantagés reconnaissent que le bien-être de chacun dépend d’un système de coopération sociale sans lequel personne ne pourrait avoir une vie satisfaisante, ils reconnaissent aussi qu’ils ne peuvent espérer la coopération volontaire de tous que si les termes de ce système sont raisonnables » ou alors « les inégalités peuvent être si grandes qu’elles suscitent l’envie jusqu’à un niveau qui devient socialement dangereux62John Rawls, op. cit. ».

Tout l’enjeu et l’immense difficulté sont d’identifier celles et ceux qui sont en situation de contribuer plus et mieux à la solidarité, jusque dans une partie des classes moyennes. Cela suppose une lucidité sur les conditions de la stabilité d’un contrat social, un courage politique, collectif et de chacun à la mesure de l’impératif de refondation du pacte social, qui conduit à sortir de deux formes de paresse : la globalisation de la situation des classes moyennes pour préserver les avantages de ceux qui vont bien ; la mise en cause des seuls « ultra-riches » pour ne pas affronter la responsabilité sociale qui incombe à une partie des classes moyennes. Il y a dans ce pays des « ultra riches » qui bénéficient notamment des distorsions de la fiscalité du travail et du capital et de différentes formes d’optimisation fiscale. Ceux-là doivent évidemment apporter leur contribution bien au-delà de l’existant, notamment en prenant en compte leur empreinte carbone. Mais il y a aussi tous les membres de la classe moyenne aisée qui peuvent et doivent mieux contribuer à la solidarité. La discussion doit notamment prendre en compte, comme le fait l’Insee63Jean-Marc Germain, « Au-delà du PIB : une évaluation de la croissance du bien-être monétaire dans 14 pays européens et aux États-Unis », Économie et statistiques, Insee, n°539, juillet 2023 et Mathias André, Jean-Marc Germain, Michaël Sicsic, « Do I get my money back?: A Broader Approach to Inequality and Redistribution in France With a Monetary Valuation of Public Services », Documents de travail, Insee, n°2023/07, mars 2023. Les auteurs constatent qu’avec cette méthode la redistribution est deux fois plus importante que selon l’approche monétaire, principalement du fait des services publics d’éducation et de santé. Ces transferts expliquent 50% de la réduction des inégalités. 60 % des ménages sont des bénéficiaires nets de cette redistribution calculée de manière étendue. Les ménages à revenu moyen bénéficient en moyenne le plus de cette redistribution mais avec de fortes disparités selon la composition de la famille et le lieu de résidence, qui déterminent l’accès aux services publics. Seule la prise en compte du bénéfice des services publics conduit à un bénéfice de la redistribution pour la majorité des ménages à revenu moyen. dans le prolongement des travaux de Thomas Piketty, l’ensemble des avantages dont disposent les ménages, notamment les plus aisés, y compris à travers les prestations indirectes de service public comme pour la santé, l’éducation ou les transports et les différences sources de revenus (les dividendes non répartis en comptabilité nationale). Il s’agit d’approcher en toute transparence la réalité des capacités en vue d’une plus juste répartition de la charge financière de la solidarité.

Ces chercheurs de l’Insee64Ibid. définissent par exemple cinq catégories de ménages :
les pauvres (moins de 60% du revenu médian),
les ménages modestes (entre 60% et 90% du revenu médian)
= 40% des ménages en France en 2019 (« classes populaires ») ;
– les ménages moyens (entre 90% et 120% de la médiane),
– les classes moyennes supérieures (de 120% à 180% du revenu médian)
= 50% des ménages en France en 2019 (« classes moyennes ») ;
les ménages aisés (plus de 180% du revenu médian) = 10% des ménages.

Quelle est, comme dans tout engagement réciproque, la contrepartie pour les plus aisés à ce surcroît de solidarité ? Non seulement la stabilité d’un système de coopération sociale dans lequel ils peuvent exprimer pleinement leur esprit de créativité et d’entreprise, mais aussi le fait qu’ils en aient pour leur argent : que le système de redistribution, le fonctionnement des services publics à commencer par l’école reposent bien sur une efficacité au service des personnes fragilisées plutôt que de nourrir la bureaucratie. Dès lors que la transparence soit faite sur le financement de la solidarité et sur son efficacité au service de la prévention et de la lutte effective contre la pauvreté et la précarité dans le prolongement notamment des travaux de la commission Schweitzer d’évaluation de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté.

Refonder le pacte social : la part d’engagement de la puissance publique

Dans notre pays, la solidarité privée est vivante qu’elle soit le fait d’associations, d’entreprises ou d’individus à travers leurs dons aux associations caritatives, notamment pour la distribution d’aliments. Mais elle s’exprime principalement à travers la puissance publique – État, organismes de protection sociale et collectivités locales –, directement ou par l’intermédiaire de certaines associations. Il revient à la puissance publique de prendre en tant qu’opératrice de la solidarité sa part pour la bonne mise en œuvre de ces engagements réciproques. Voilà qui suppose de profonds changements d’approche et de méthode. Ce sont ces signes tangibles qui sont notamment attendus du gouvernement lors de la présentation de son pacte des solidarités le 18 septembre 2023.

Changement n°1 : priorité à l’effectivité des droits contre la bureaucratie

Cela concerne en premier lieu le fonctionnement de l’État, des organismes et des collectivités au regard d’un enjeu majeur : celui de l’accès aux droits. Une part importante des personnes en pauvreté ne parviennent pas à les faire valoir : plus de 30% pour le RSA65Non-recours, une dette sociale qui nous oblige, Secours catholique, Caritas et Odenor, 2021.. La complexité bureaucratique, la multiplication des guichets, la dématérialisation à marche forcée y contribuent. Les reports successifs de la mise en place du versement automatisé des minima sociaux constituent ainsi un constat d’échec. La mise en place d’un revenu universel d’activité (RUA) reste donc une attente. Cela vaut également pour l’extrême complexité de la répartition des compétences entre l’État, la Sécurité sociale et les collectivités locales, au détriment des personnes concernées et de l’ensemble des acteurs. La décentralisation, les réorganisations et les réformes de l’État se sont accompagnées d’une paupérisation des services déconcentrés de l’État qui sont de plus en plus démunis en moyens et en expertises dans les domaines qui n’ont pas été décentralisés, comme l’hébergement. L’efficacité de l’action publique suppose une clarification des compétences et des moyens et une approche territoriale intégrant les organismes de protection sociale, à commencer par les CAF, en privilégiant toujours la proximité des personnes en difficultés – notamment dans les centres communaux d’action sociale (CCAS) des communes.

Changement n°2 : la confiance et la transparence comme règles de l’action publique

Ces évolutions passent également par la construction d’une relation de confiance et de transparence entre la puissance publique, les personnes en difficulté (mais aussi comme on l’a vu les citoyens qui financent la solidarité par leur impôt) et les acteurs de la solidarité. La participation des personnes concernées à l’élaboration et à l’évaluation des politiques publiques de solidarité doit devenir la règle dans le prolongement de la loi de 2002 et de mobilisations anciennes dans le monde associatif. La question de la participation des plus exclus, des plus pauvres n’est pas neuve et nous vient d’initiatives nées notamment en Amérique du Sud entre 1962-1964 dans des quartiers populaires, comme à Porto Alegre au Brésil66Ces évolutions s’inscrivent précisément à une époque et dans un pays où sont développés les principes pédagogiques promus par Paulo Freire. Celui-ci expérimenta de 1962 à 1964 au Brésil une méthode de conscientisation des populations opprimées, préalable indispensable selon lui à toute action de transformation.. En France, elle fait l’objet de réflexions au CNLE depuis des décennies67Recommandations pour améliorer la participation des personnes en situation de pauvreté́ et d’exclusion à l’élaboration, à la mise en œuvre et à l’évaluation des politiques publiques, Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, 17 octobre 2011.. La confiance doit également prévaloir envers les travailleurs sociaux dont la bureaucratisation de l’action est un élément essentiel, avec la rémunération et la formation, d’une dégradation extrêmement préoccupante de l’attractivité des métiers. Une situation d’autant plus préoccupante dans une société où les enjeux sociaux, les fragilités et les peurs vont croissants. Ce pays a plus que jamais besoin du visage et de l’action rassurants des intervenants sociaux. La confiance doit aussi prévaloir envers les associations à travers des partenariats (CPOM68Contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens.) qui fixent des objectifs, donnent l’autonomie, la durée d’action et les modalités de l’évaluation. Fondamentalement, c’est un changement de méthode de construction et de mise en œuvre des politiques de solidarité qui s’impose pour tourner le dos à des dispositifs trop souvent verticaux, formatés, centralisés. C’est à partir des besoins des personnes, sur leur lieu de vie, avec les acteurs qui les accompagnent, que ces politiques de solidarité doivent être pensées, construites et mises en œuvre69Projet fédéral 2022-2027, Fédération des acteurs de la solidarité.. C’est une exigence non seulement d’accès aux droits mais aussi d’adaptation aux possibilités et impossibilités des personnes concernées, sur la base de leur participation dont les objectifs, rappelons-le, sont triples :

  • un objectif « gestionnaire » : une amélioration de la conduite des politiques publiques ;
  • un objectif « utilitaire et politique » : relier les décideurs et leurs électeurs. La démocratie participative est aussi un moyen de lutter contre l’abstention ;
  • et enfin un objectif social : permettre plus de justice et plus de redistribution.

Pour lutter contre les exclusions, faire participer les personnes étant donnée leur situation sociale, économique, administrative ou leur santé est une préoccupation grandissante des démocraties. Par ailleurs, rien de plus indispensable dans la perspective du plein-emploi qui exige plus que jamais des approches personnalisées. C’est notamment la démarche qui doit prévaloir dans la mise en place de France Travail, plutôt qu’une nouvelle machine bureaucratique éloignée des besoins des personnes. Les barrières à l’accès des étrangers aux guichets publics sont caractéristiques de ce changement de méthode nécessaire. Les délais voire l’impossibilité croissante d’accéder aux guichets des préfectures ou de l’OFII, la complexité extrême des procédures, la dématérialisation à marche forcée, l’absence de management actif de ces services publics constituent autant d’obstacles à l’accès au séjour, plongeant les personnes dans la précarité et leurs accompagnants (y compris les employeurs) dans l’incertitude.

Changement n°3 : inscrire l’action publique dans la durée

L’action publique ne peut plus être à ce point axée sur l’urgence – qui favorise une hypertrophie pour le moins envahissante de la communication politique – au détriment de l’investissement social durable dans la santé, l’hébergement, le logement, l’emploi, l’alimentation, etc. Comme on le voit notamment en matière d’hébergement et d’accompagnement des personnes sans abri, les coûts de la gestion à l’urgence sont lourds du point de vue de l’accompagnement des personnes, du respect du travail social mais aussi des finances publiques. Il convient que la structuration des financements publics soit repensée en distinguant l’urgence de l’investissement social dans la durée, sur la base d’une capacité d’observation effective et indépendante, dans le cadre d’une programmation pluriannuelle et décentralisée de l’action de la rue, de l’hébergement et du logement.

Changement n°4 : cibler l’action publique vers celles et ceux qui en en besoin

Dans un contexte de lourde dette publique, le ciblage des mesures de solidarité s’impose plus que jamais. La sortie du « quoi qu’il en coûte » ne saurait en tout état de cause peser sur les plus fragiles : ils doivent en être purement et simplement exonérés. C’est aussi une exigence d’équité pour consacrer l’effort public au continuum de pauvreté et de précarité jusque vers une partie des classes moyennes. Ainsi, les classes moyennes aisées ne devraient plus bénéficier du bouclier tarifaire (selon France Stratégie, si les 20% les plus aisés sortent du dispositif, 5 milliards d’euros sont économisés70Comité d’évaluation de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, France Stratégie.) ou de tels niveaux de soutien direct ou indirect de la collectivité à l’école privée alors qu’elle n’est pas un lieu de mixité sociale. La fiscalité de l’héritage ne doit plus permettre de tels niveaux de reproduction sociale. Les tentatives de structuration de l’action publique depuis 2017 dans le cadre de stratégie de lutte contre la pauvreté71Ibid. se sont avérées non négligeables, notamment du point de vue du financement de dispositifs innovants (comme pour des lieux construits avec les « grands marginaux » dans plusieurs métropoles ou pour les femmes sortantes de maternité) ou de la mise en place d’une délégation interministérielle et de commissaires régionaux à la lutte contre la pauvreté. Mais elle relève d’une collection de mesures partielles qui ne donnent pas la force structurante nécessaire à ce combat, en dépit de l’interpellation constante et régulière des pouvoirs publics par le mouvement associatif. Les personnes concernées regrettent une fois de plus que les travaux aient été effectués sans elles. Pour que la lutte contre la pauvreté soit une grande cause nationale, on doit cesser avec les mesures souvent très couteuses et s’attaquer dans la durée aux véritables causes de la pauvreté et de la grande exclusion avec un meilleur système de redistribution et des salaires plus justes. Car ce combat contre la pauvreté est indissociable de la revalorisation du travail à tous égards, clé de la situation des travailleurs fragilisés, jusque vers une partie des classes moyennes, et de leur rapport à la solidarité. Plutôt que la mise en cause de celles et ceux qui perçoivent des aides, la question est celle du travail : sa rémunération, sa reconnaissance, les conditions dans lesquelles il s’exerce, le sens qu’il comporte, les attentes nouvelles et variées qui le concernent, notamment de la part des jeunes. Car un travail payé à sa juste valeur, c’est la dignité et la reconsidération sociale retrouvées. C’est tout cela qui est attendu du Pacte des solidarités gouvernemental présenté comme le successeur de la Stratégie de lutte contre la pauvreté.

Refonder le pacte social : la nécessaire part d’engagement des associations

Les associations, que ce soit sur financements publics ou sur dons privés, avec les travailleurs sociaux et/ou les bénévoles, sont des acteurs majeurs de la solidarité. Elles ont besoin dans les rapports avec les pouvoirs publics de liberté d’action, de confiance, de moyens, de prévisibilité, de simplification des procédures, de contrôles adéquats. Elles doivent notamment progresser dans trois directions : la participation des personnes concernées, qui doit devenir un pilier fondamental de leur fonctionnement et de leurs actions ; leur nécessaire contribution à la mise en place d’accompagnements globaux qui n’alimentent pas la fracturation des vies et des parcours des personnes en autant d’actions, d’expertises et d’approches qu’il y a d’associations ou de savoir-faire ; une plus grande ouverture, un renouvellement, un rajeunissement et une féminisation des gouvernances associatives.

Refonder le pacte social : la juste part d’engagement des personnes en situation de pauvreté et de précarité

Les temps sont aux « droits et devoirs » des personnes en pauvreté et en précarité, l’accent étant surtout mis sur les « devoirs » au risque de la stigmatisation. Nous l’avons rappelé, la pauvreté est d’abord le fruit de la reproduction sociale et l’accompagnement pour en sortir fait trop souvent défaut, tout comme la lutte contre les idées reçues et les préjugés sur les plus démunis. Ce n’est pas en les stigmatisant ou en reprenant quelques centaines d’euros à une famille que les « classes moyennes » s’en trouveront mieux. La fragilisation de pans entiers de la société impose de redessiner avec rigueur et bienveillance les contours du pacte social. Il revient d’abord aux citoyens aisés de sortir de leur égoïsme suicidaire. Il incombe à la puissance publique de gagner en confiance et en efficacité. Et il revient alors aux personnes accompagnées d’apporter ce qu’elles sont en situation d’apporter à la mesure de chacun. Les institutions doivent essayer aujourd’hui de comprendre des comportements tels que l’agressivité, l’alcoolisme, etc., synonymes de souffrance sociale, plutôt que de les stigmatiser. Pour cela, il s’agit d’abord d’être à l’écoute de l’autre et de laisser la parole à l’autre pour inverser les rapports de domination. Ensuite, il faut respecter l’autre, le traiter comme un citoyen à part entière. Il convient d’introduire dans la relation d’aide un principe de réciprocité, un échange, en considérant les personnes en difficultés comme aptes à produire un savoir sur leur propre situation et capables d’imaginer les solutions pour résoudre leurs problèmes à condition qu’on leur en donne les moyens. Or, les institutions contribuent parfois à entretenir la soumission et l’impuissance.

Dans un contrat social refondé, les personnes aidées, accompagnées et/ou accueillies apportent et doivent apporter quelque chose. C’est pour elles une affaire de dignité, de droit, de légitimité voire de citoyenneté. Aujourd’hui et dans le prolongement de l’action engagée de longue date et notamment en 2002 pour la participation, il s’agit pour la société de reconnaître pleinement leurs apports, leurs expertises, leurs engagements, par exemple en termes de savoirs dans les domaines de la sobriété ou de l’écologie dite « populaire ». On ne saurait aussi trop insister sur l’apport des personnes concernées à l’action auprès de leurs pairs. À partir de leurs possibilités, de leurs envies, en même temps que de leurs difficultés et de leurs impossibilités, comme l’insertion par l’activité économique et les « territoires zéro chômeur de longue durée » les vivent. Ainsi, les personnes concernées pourront être reconnues comme individus agissants. Pour certains, cette contribution à la société sera un retour rapide à l’emploi ou une formation, pour d’autres cela prendra plus de temps, pour d’autres encore cela ne pourra jamais être le travail. La nature de l’engagement dépend des personnes. C’est ce que nous avons plaidé avec succès auprès d’Élisabeth Borne, alors ministre du Travail, dans le cadre du contrat d’engagement pour les jeunes « en grande précarité ». Pour ces jeunes que la société dans son ensemble vomi et qui n’apparaissent dans aucun dispositif, qui s’en défient, notamment s’ils sont passés par l’aide sociale à l’enfance, que les travailleurs sociaux côtoient dans les rues, les accueils de jour ou les centres d’hébergement, leur part d’engagement sera à la mesure de leurs possibilités : une démarche vers la société. En contrepartie d’une écoute bienveillante et empathique, d’un respect, d’une reconnaissance, d’un soutien financier, d’un accompagnement adapté par une association et une mission locale. Mais là encore tout se jouera dans la mise en œuvre, dans la confiance, dans la capacité à ouvrir de nouvelles méthodes.

Refonder le pacte social : une transition écologique juste

La refondation du pacte social doit aussi englober nos rapports avec la nature et viser une transformation écologique juste72Réussir une transition écologique juste, Le Labo de l’Économie sociale et solidaire, 2023.. Cette exigence est d’autant plus forte que les personnes en pauvreté et en précarité sont et seront les plus exposées aux effets du changement climatique : canicules dans les rues ou dans des logements vétustes, hausse des prix notamment de l’alimentation, maladies liées aux pollutions, etc. Les personnes concernées doivent pouvoir devenir les acteurs et les actrices de cette transformation écologique : dans leurs lieux de vie, pour la mobilisation des jeunes, dans l’insertion par l’activité économique et les « territoires zéro chômeur de longue durée » qui constituent des acteurs majeurs de cette transformation en intervenant dans le recyclage, les espaces verts, les mobilités douces, la production agricole de qualité et l’alimentation. Mais au nœud social qui mine le pacte social s’ajoute le nœud écologique. Partout se développent des actions, notamment dans le monde associatif et l’économie sociale et solidaire, mais la société apparaît bloquée en même temps que de plus en plus consciente de l’urgence d’agir, mais pas encore déterminée à changer certains aspects de ses modes de vie. La dimension sociale y est centrale : la transition écologique ne sera que si elle est juste, si les efforts de changement de comportement et le financement sont équitablement répartis. La crise des « gilets jaunes » l’a montré s’agissant de la taxation des carburants. Les plus aisés doivent contribuer à hauteur de leurs moyens et de leur empreinte carbone. Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz73Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, op. cit. l’ont récemment proposé à travers une taxation de l’épargne des ménages les plus aisés. La nécessaire transformation écologique ne peut pas peser sur les plus pauvres. Les effets sur les prix des mesures indispensables sur les carburants, la rénovation des logements ou encore l’alimentation doivent être compensés pour les ménages modestes et pauvres.

Engagements des plus aisés, engagements de la puissance publique, engagements des associations, engagements des personnes concernées, à hauteur des possibilités de chacun mais aussi de son empreinte carbone, pour l’alimentation de qualité, la santé, la réhabilitation thermique des hébergements et des logements, la mobilisation contre le réchauffement climatique et pour la biodiversité, l’apprentissage collectif de la sobriété, le développement des mobilités douces : voilà un enthousiasmant et indispensable champ d’expression des engagements réciproques pour ce nouveau pacte social afin de répondre à la fragilisation de la société et de notre avenir.

Conclusion

La pauvreté, la précarité demeurent. Elles constituent encore des atteintes fondamentales à la dignité de millions de femmes, d’hommes, d’enfants en France. Et autant d’atteintes à notre dignité collective. La solidarité peut être comprise comme la manifestation de hautes valeurs morales ou comme l’intérêt bien compris d’une société bien ordonnée et stable. Elle doit toujours y constituer une valeur et une réalité cardinales. Elle est pourtant menacée par des fragilisations multiples. Pour sauver la solidarité et aller au bout d’une lutte contre la pauvreté, la précarité et les exclusions qui demeure indispensable malgré la baisse du chômage, c’est le combat des « classes moyennes » qu’il faut gagner. Non pas en feignant de croire à la supercherie de la globalité de leurs situations. Cela ne permet que d’exonérer les possédants de leurs responsabilités et encourager la stigmatisation des pauvres et des étrangers. Mais en étendant aux classes moyennes fragilisées les bénéfices de la solidarité. Ces réponses relèvent il est vrai pour l’essentiel des employeurs, des rémunérations, du sens et des conditions du travail – mais aussi du logement, des mobilités, de l’alimentation, etc. À défaut, cela ne ferait qu’accentuer le caractère suicidaire d’un égoïsme partagé par les classes moyennes aisées et les « ultra-riches ».

Si les classes moyennes dans leur diversité sont décisives dans le combat pour la cohésion sociale, c’est qu’elles en sont le cœur. Qu’elles viennent une nouvelle fois, comme elles semblent en avoir la tentation partout en Europe et ailleurs dans le monde, à manquer, et c’est la démocratie qui en paiera le prix.

Car la tentation est là, croissante, de plus en plus explicite, de la stigmatisation des pauvres et des étrangers en réponse à des fragilisations sociales, identitaires et écologiques. C’est cette dérive qu’il faut parvenir à contrecarrer : pour les exclus, les pauvres, les précaires, mais au-delà pour la société tout entière que nous voulons « ordonnée » et donc juste ; qui ne subsistera en tant que société démocratique que si elle est juste et ordonnée.

Pour cela, il faut sortir des facilités, des conformismes, des instrumentalisations, dont la stigmatisation des pauvres et des étrangers en est l’illustration la plus préoccupante. Mais la dénonciation des seuls « ultra-riches » ne fonde pas un pacte social. Et l’État a une lourde part de responsabilité qu’il doit urgemment et dans la durée assumer, mais c’est l’affaire de toutes et de tous.

Le moment des choix et des priorités renouvelés dans un pacte social refondé est venu. Le moment de déterminer celles et ceux qui doivent être mieux reconnus, respectés, écoutés, aidés, accompagnés : les personnes en pauvreté et en précarité, y compris parmi les travailleurs incluant les classes populaires et une partie des classes moyennes. Le moment d’identifier par la délibération démocratique ouverte et transparente celles et ceux, parmi les classes moyennes et les « ultra-riches », qui sont en situation de contribuer davantage à une solidarité qui doit désormais aussi répondre aux exigences d’une transformation écologique juste. Le moment d’identifier les profonds changements d’approches et de méthodes qui permettront de donner vie aux nouvelles formes de la solidarité en partant des personnes, de leurs lieux de vie, de celles et ceux qui les accompagnent, des complexités de la vie plutôt que des schémas de la bureaucratie ou des appétits du secteur lucratif.

C’est le sens de la refondation du pacte social, sur la base d’engagements réciproques à hauteur des possibilités et impossibilités de chacun, à laquelle nous appelons chacune et chacun à prendre, dès maintenant, sans plus tarder, sa part.

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