Évoquée par certains comme possible solution pour favoriser le bien-être des salariés et l’attractivité des entreprises mais pointée du doigt par d’autres pour ses effets pervers en matière notamment de stress au travail, la semaine de quatre jours fait l’objet de nombreux débats. Pour en comprendre les tenants, Sarah Proust analyse les différents aspects de cette évolution, ainsi que les expérimentations menées en France et dans le monde.
Le travail semble être devenu depuis quelques mois, à l’occasion notamment de la réforme des retraites, l’un des grands sujets d’actualité, de débats et d’intérêt en France (même si nous considérons que nous parlons davantage des conditions dans lequel le travail s’exerce que du travail en lui-même, nous y reviendrons).
L’un des sujets en vogue est la semaine de quatre jours qui semble être le remède à tous les maux du travail. Il n’y a pas un débat qui ne se déroule sans que la semaine de quatre jours ne soit citée en exemple comme une réussite dans telle entreprise, sans que l’on commente le énième sondage qui atteste l’appétence des salariés pour cette organisation de travail1Le plus récent date du 1er mai 2023 et a été conduit par l’institut YouGov pour Le HuffPost ; il montre que 75% des salariés sont favorables à la semaine de quatre jours à salaire constant, mais c’est le détail qui rend le résultat intéressant : 52% se disent favorables à la mesure même si c’est à horaire constant, 23% se disent favorables à la mesure seulement si elle s’accompagne d’une réduction du temps de travail. Voir Anthony Berthelier, « 1er mai : 75% des Français sont favorables à la semaine de quatre jours », Le HuffPost, 1er mai 2023. ou que l’on exhume une enquête internationale qui démontre les bienfaits de cette semaine de quatre jours et pour les salariés et pour l’organisation.
Bien sûr, le sujet mérite d’être posé, voire la mesure d’être instaurée. En effet, la tendance longue est à la baisse du temps de travail et, dans l’histoire, cela a toujours bénéficié aux conditions de vie des travailleurs. Mais le sujet est-il bien posé aujourd’hui ? Parlons-nous tous de la même chose lorsque l’on évoque ce sujet – pas si nouveau – de la semaine de quatre jours ?
Une tendance longue à la réduction du temps de travail
Avec l’industrialisation du travail, commence également le mouvement de réduction du temps de travail, issu des luttes ouvrières. Entre 1841, date de la première loi qui régit le travail des mineurs pour l’interdire en dessous de huit ans, et les lois Aubry de 1998 sur les 35 heures, il y eut onze lois ou ordonnances qui ont ou bien limité le temps de travail (journalier et hebdomadaire), ou bien encadré l’âge minimum et maximum auquel on peut travailler.
Les très vives critiques sur les 35 heures formulées depuis un quart de siècle ont rendu difficiles les débats sur la réduction du temps de travail, le sujet des 32 heures (ou de la semaine de quatre jours lorsque les deux notions étaient synonymes) devenant une utopie, jugée non sérieuse, voire dangereuse pour l’économie française.
Pour autant, des responsables politiques (Jacques Delors, Michel Rocard, Michel Barnier, Pierre Larrouturou, puis presque tous les partis de gauche aujourd’hui) et des chefs d’entreprise (Antoine Riboud, Jean Peyrelevade, Claude Bébéar) se sont, depuis longtemps, exprimés en faveur des 32 heures. Plus récemment, les promoteurs des 32 heures ont pu étayer leur argumentation grâce à un rapport fameux de l’IGAS (daté de 2016 et non publié2Bertrand Bissuel, « 35 heures : ce que dit le rapport secret de l’IGAS », Le Monde, 17 juillet 2016.) qui reconnaît que les lois Aubry ont permis la création de 350 000 emplois et recommande de réduire la durée du travail dans une perspective prioritaire de création d’emplois.
La semaine de quatre jours réapparaît donc aujourd’hui dans le débat, mais s’agit-il pour tous ses promoteurs d’une mesure de réduction du temps de travail ?
Confusions entretenues et sous-jacents du débat sur la semaine de quatre jours
Nous avons relevé, dans les débats actuels, quatre manières dont la semaine de quatre jours est évoquée, qui sont autant de fonctions qu’on lui assigne. Mais avant de les présenter, il nous semble important, pour la clarté des débats, de relever une confusion sur cette semaine de quatre jours.
La semaine de quatre jours à 32, 35 ou 39 heures ?
Jusqu’à ces derniers mois, lorsque l’on évoquait la semaine de quatre jours, il était communément entendu que cette semaine de travail était de 32 heures. Il s’agissait donc d’une mesure de réduction du temps de travail, l’étape logique après celle des 35 heures. Or dans les expérimentations récentes, comme dans les débats de ces dernières semaines, l’on comprend qu’il s’agit d’une semaine de quatre jours à volume horaire constant à 35 heures, voire plus.
La semaine de quatre jours, telle qu’elle est promue ou du moins évoquée aujourd’hui, n’est donc pas une mesure de réduction du temps de travail, mais une mesure de répartition du temps de travail. Autrement dit, c’est une mesure d’organisation du travail, plus qu’une mesure qui concerne la place que l’on entend accorder au travail dans la société.
Affirmer cela ne rend pas moins pertinente la réflexion sur la semaine de quatre jours à volume horaire constant, mais il faut au moins clarifier le débat en étant précis sur ce dont on parle, au risque de rendre flous les débats et de faire passer une mesure pour ce qu’elle n’est pas.
Une fois clarifié ce point sur la nature de la mesure, penchons-nous sur les fonctions que l’on assigne, dans les débats actuels, à la semaine de quatre jours.
Une mesure de compensation
On le sait, la pandémie de Covid-19 a mis les salariés de bureau au télétravail en mars 2020 et cette organisation s’installe durablement, puisque la grande majorité des organisations en France (et en Europe comme le montre notre enquête de mars 20233Sarah Proust, Travailler autrement. Comment la pandémie a changé les organisations du travail en Europe, à propos de l’enquête Friedrich-Ebert Stiftung, Fondation Jean-Jaurès, Cabinet de conseil Selkis, 15 mars 2023.) met en place un télétravail régulier. En trois ans, le télétravail est passé d’une pratique assez mal perçue (n’étant plus soumis au contrôle du regard des autres, les salariés allaient-ils travailler ou paresser ?) en une pratique considérée comme une avancée sociale par 75% des salariés de notre enquête. Or la plupart des entreprises et des administrations ont des missions dont des fonctions ne sont pas télétravaillables. Assez vite, la question s’est donc posée de la manière de compenser cette inégalité de fait entre les salariés. Il fallait en effet trouver rapidement une mesure de compensation faute de quoi les organisations pourraient être durablement fragilisées. C’est ainsi que la semaine de quatre jours à volume horaire constant a trouvé une place dans le dialogue social interne à certaines organisations.
Un levier d’attractivité
Toutes les organisations cherchent à être attractives en matière de recrutement, mais certaines y sont plus contraintes que d’autres. En effet, de nombreux DRH d’administrations ou d’entreprises publiques l’affirment : n’étant pas compétitifs d’un point de vue salarial, ils doivent l’être sur d’autres champs, celui des conditions de travail, par exemple. Ainsi, rendre possible, largement, la semaine de quatre jours constituerait pour un certain nombre d’organisations un levier important de leur attractivité.
Un moyen de trouver un meilleur équilibre de vie
L’équilibre entre les vies privée et professionnelle est probablement l’un des sujets les plus évoqués depuis la pandémie, mais il nous semble tout de même que cette question est bien plus ancienne et qu’elle a toujours été au cœur des réflexions des salariés. Les enquêtes sur le télétravail montrent que les salariés sont assez ambivalents sur la question de savoir si cette modalité du travail aide ou pas à trouver un meilleur équilibre. Cela serait le cas pour certains salariés, moins pour d’autres. Il n’y aurait donc pas de corrélation mécanique entre le télétravail et un meilleur équilibre entre le travail et la vie privée, il s’agirait plutôt de critères qui dépendent des individus.
Travailler quatre jours sur sept assurerait de facto un jour supplémentaire consacré à sa vie personnelle (par hypothèse du moins).
Une mesure en faveur de l’emploi et de la productivité
C’est un débat économique de savoir si la semaine de quatre jours (avec ou sans réduction du temps de travail) serait une mesure favorable à l’emploi. Nous appuyant sur le rapport de l’IGAS déjà cité, il nous semble clair que la mise en place d’une nouvelle réduction du temps de travail, pour peu qu’elle soit réelle et non factice (comme la baisse de la durée quotidienne de travail de quinze minutes par jour ou la réduction des pauses), pourrait être une vraie mesure de création d’emplois.
Quant à l’efficacité et la productivité, il faut, là encore, être clair sur le fait de savoir s’il s’agit de les évaluer dans le cadre d’une semaine de travail à 32 heures ou plus. Dans le cas d’une semaine de quatre jours à volume horaire constant, la question de la productivité va se poser : peut-on sur le long terme être productif plus de 9 heures par jour ? Cela dépend probablement des individus. Selon un chiffre de la Dares, cité par Le Monde4Jules Thomas, « La semaine de quatre jours, positive pour les salariés… et pour l’employeur », Le Monde, 26 janvier 2022., le nombre d’heures travaillées en moyenne chaque semaine par l’ensemble des actifs en France en 2020 est de 37,4 heures ; sur quatre jours, cela fait plus de 9h30 de travail quotidien. Des salariés avec lesquels nous nous sommes entretenus5Nous menons depuis avril 2020 des entretiens qualitatifs avec des salariés français et européens sur leur travail. et qui envisagent de se lancer dans l’expérimentation de la semaine de quatre jours à horaire constant nous ont fait valoir que la motivation du cinquième jour non travaillé pourrait les rendre plus productifs, d’autres confient au contraire que les journées de 9h30 sont bien longues et envisagent de couper la semaine par le jour non travaillé (ils travailleraient ainsi les lundis, mardis, jeudis et vendredis).
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Abonnez-vousLes expérimentations hexagonales
Très rares sont en France les organisations qui ont mis en place ou bien les 32 heures ou bien la semaine de quatre jours : selon les mêmes données de la Dares, citées par Le Monde6Ibid., au troisième trimestre 2021, seuls 2,4% des salariés à temps complet avaient une durée hebdomadaire de travail comprise entre 32 heures et 35 heures.
Mais depuis quelques mois, trois organisations font beaucoup parler d’elles : LDLC, la CNAV et l’URSSAF de Picardie.
La première est une société de vente de matériel informatique installée près de Lyon qui a mis en place les 32 heures hebdomadaires, sous l’impulsion de son PDG, Laurent de la Clergerie. Il ne s’agit pas d’une expérimentation, l’accord a été signé entre la direction et les syndicats pour une durée indéterminée, selon un rythme de quatre jours de 8 heures, sans baisse de salaire, pour les cadres et les non-cadres. Près de 80% du millier de salariés bénéficient, à ce jour, de la mesure. Comme le rapporte le quotidien Libération, ces salariés se disent très satisfaits de cette organisation du travail et le PDG a annoncé une augmentation de plus de 46% de son chiffre d’affaires7Frantz Durupt, « 32 heures : chez LDLC, “l’équation magique” du bien-être au boulot », Libération, 22 août 2021.. Il est devenu l’un des grands promoteurs de la mesure et vient de publier un livre manifeste : Osez la semaine de quatre jours !8Laurent de la Clergerie, Osez la semaine de quatre jours !, Sainte-Luce-sur-Loire, Bookelis, 2023.. L’expérience ne semble souffrir à cette étape d’aucune contestation.
Les deux autres, la CNAV et l’URSSAF de Picardie, ont mis en place une semaine de quatre jours à 35 heures ou 37 heures pour la première et 36 heures pour la seconde. Le journal Le Monde rapporte que, dans l’une comme dans l’autre, si l’intérêt des agents est réel, le nombre de ceux qui expérimentent cette mesure est restreint9Nicolas Scheffer, « Le secteur public expérimente timidement la semaine de quatre jours », Le Monde, 12 avril 2023.. Ces opportunités étant très récentes, il est trop tôt pour en tirer des conclusions. Néanmoins, citons à ce propos le même article du Monde : « À la CNAV, les premiers retours de neuroscientifiques mobilisés sur l’expérimentation font état d’une baisse générale de la fatigue corporelle et d’un meilleur cloisonnement entre vie privée et vie professionnelle10Ibid.. » Citons également Anne-Sophie Rousseau, directrice par intérim de l’antenne picarde de l’URSSAF qui confirmait en mai dernier, lors d’un colloque organisé au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), le fait que peu de salariés se soient portés volontaires pour expérimenter la semaine de quatre jours pour deux raisons principales : d’abord parce que l’URSSAF a proposé de nombreuses mesures d’organisation nouvelle du travail, la semaine de quatre jours n’étant qu’une parmi d’autres ; ensuite parce qu’il y a un effet fort de la semaine de quatre jours sur la parentalité car les horaires plus denses ne permettent pas aux parents de déposer puis d’aller chercher les enfants à l’école.
Et ailleurs ?
Le débat sur la semaine de quatre jours n’est pas une exception française. Un rapide tour d’horizon international montre que dans chaque pays le débat se pose en lien avec une spécificité de la culture de travail ou de la situation économique.
En Belgique, une flexibilité nouvelle sur la durée de travail hebdomadaire
Depuis une loi de 1921, le temps de travail hebdomadaire en Belgique était de 8 heures. Il y a un an (février 2022), un accord a été conclu au sein de la coalition gouvernementale, avec l’accord de la gauche socialiste, pour porter le temps de travail quotidien jusqu’à 9h30. Cette flexibilité inédite du temps de travail sera compensée par la semaine de quatre jours (sur la base du volontariat), avec l’accord de l’entreprise.
Cette mesure vise divers objectifs de nature différente : aider à un meilleur équilibre entre vies privée et professionnelle, augmenter le taux d’emploi, soutenir un régime de retraites en équilibre instable. À propos de cette mesure, la Confédération des syndicats chrétiens (CSC) et la Fédération générale des travailleurs belges (FGTB), les deux principaux syndicats de travailleurs en Belgique, ont exprimé des réserves, évoquant notamment l’argument selon lequel une journée de travail portée à 9h30 ne saurait en aucun cas aider les salariés à mieux concilier vies privée et professionnelle, particulièrement pas les ménages qui ont des enfants et plus singulièrement encore les femmes.
En Allemagne, la mesure comme enjeu de la transition des emplois sidérurgiques
La semaine de quatre jours en Allemagne est juridiquement possible, mais peu pratiquée. Dès 2020, d’abord, et tout récemment à nouveau, le puissant syndicat IG Metall a appelé à l’introduction d’une semaine de travail de quatre jours en réduisant le temps de travail de 35 à 32 heures. Cette réduction du temps de travail constitue pour le syndicat le moyen majeur d’éviter des licenciements inéluctables dans le secteur de la sidérurgie causés par la transition écologique. Déjà, le producteur d’acier Thyssenkrupp a mis en place ces mesures, les employés pouvant choisir entre travailler 33 ou 35 heures.
Au Japon, une expérimentation pour contrer une culture de surmenage au travail
En 2019, Microsoft a lancé une expérimentation de quelques mois de la semaine de quatre jours avec réduction du temps de travail (le vendredi n’était plus travaillé sans que cela n’occasionne des changements d’horaires les jours précédents). Le bilan dressé par l’entreprise a montré que les salariés ont plébiscité cette mesure et que la productivité a augmenté de 40%. L’entreprise n’a pas entériné durablement la semaine de quatre jours, même si d’autres séquences courtes ont été reconduites. Le gouvernement japonais a encouragé les entreprises à engager une réduction du temps de travail, ce qui est pour le moment peu suivi d’effets. Au-delà des aspects culturels qui, pour changer, demandent du temps, la baisse du temps de travail s’accompagnant d’une baisse de salaire, la mesure ne remporte pas, pour le moment, une vague d’adhésion massive.
Au Royaume-Uni, un essai porté par des chercheurs
L’association 4 Day Week, le think tank Autonomy et des chercheurs de l’université de Cambridge et du Boston College ont mené au Royaume-Uni un essai11The results are in: the UK’s four-day week pilot, Autonomy, 4 Day Week, Day Week Global, février 2023. fin 2022 sur la semaine de quatre jours. 61 entreprises britanniques ont participé à cette expérimentation inédite : le temps de travail de 2 900 salariés a été réduit de 20%, sans baisse de salaire. Le rapport rédigé sur cette expérimentation expose les résultats suivants : « Sur les 61 entreprises qui ont participé, 56 poursuivent la semaine de quatre jours (92%) et 18 ont confirmé que cette mesure serait pérenne […]. Les bénéfices les plus importants de la réduction du temps de travail ont été constatés au niveau du bien-être des salariés. Les données avant/après montrent que 39% d’entre eux étaient moins stressés et que 71% ont constaté une moindre fatigue à la fin de l’essai. De la même manière, les niveaux d’anxiété, de fatigue et de troubles du sommeil ont diminué, tandis que la santé morale et physique s’est améliorée. L’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle s’est également amélioré lors de l’essai : 54% des salariés ont considéré qu’il était plus facile de concilier le travail et les tâches domestiques […]. Pour 60% des salariés, il est plus facile de concilier travail et responsabilités familiales, et pour 62% d’entre eux, il est plus facile de concilier travail et vie sociale12Extraits traduits par l’autrice de la note. ». Les données sur les chiffres d’affaires des entreprises concernées montrent une augmentation moyenne de 35%. Par ailleurs, sans pouvoir en tirer une valeur statistique eu égard à la faiblesse de l’échantillon, les auteurs exposent néanmoins trois éléments intéressants : dans les entreprises ayant participé à l’essai, on constate une baisse des nouvelles embauches, une baisse de l’absentéisme, une baisse des démissions.
En Islande, de l’expérimentation au changement de règle
Autonomy, le think tank qui a mené l’essai au Royaume-Uni, avait déjà conduit une expérimentation à grande échelle en Islande. Entre 2015 et 2019, la semaine de quatre jours a été expérimentée par 2 500 employés13Le pays compte 376 000 habitants., avec une baisse du temps de travail (35 ou 36 heures au lieu de 40). Le rapport concluait déjà que la semaine de quatre jours, avec une baisse du temps de travail et sans baisse de salaire, augmentait la qualité des conditions de travail, mais également la productivité et l’efficacité des salariés. À l’issue de cet essai, des négociations ont eu lieu entre le gouvernement et les confédérations syndicales et, à ce jour, « 86% de la population active islandaise travaille désormais moins longtemps ou a obtenu le droit de réduire son temps de travail14Going public: Iceland’s journey to a shorter working week, Autonomy, 2021, extrait traduit par l’autrice de la note. ».
En Espagne, une aide publique aux entreprises qui testent les 32 heures
En Espagne peut-être plus qu’ailleurs en Europe, la pandémie de Covid-19 bouleverse profondément le cadre dans lequel le travail s’exerce. En effet, alors que le pays comptait moins de 5% de télétravailleurs en 201915Eurostat, 2019., plus de 77% des salariés espagnols travaillent aujourd’hui dans une organisation qui a prévu du télétravail16Enquête BVA pour la Fondation Friedrich-Ebert, la Fondation Jean-Jaurès et Selkis, mars 2023.. Cette évolution a induit de nombreux débats sur le travail et la gauche espagnole (partis et syndicats) a profité de ces évolutions pour porter le débat sur la réduction du temps de travail. En 2021, le gouvernement espagnol a ouvert la possibilité d’une semaine de 32 heures, en prévoyant un budget de dotations aux entreprises qui testeront cette mesure. Il s’agit d’un programme pilote qui concerne les entreprises du secteur de l’industrie, soutenues pendant deux ans pour adapter leur mode d’organisation et couvrir les surcoûts salariaux.
Au Portugal, un projet pilote lancé par le gouvernement, sans aide publique
Pedro Gomes, professeur d’économie à Birkbeck (Université de Londres), auteur du livre Friday is the new Saturday (The History Press Ltd, 2021), est coordinateur d’un projet pilote au Portugal. Il consiste en une expérimentation de quelques mois, avec 39 entreprises volontaires du secteur privé, principalement des PME. Trois principes clés ont été définis : il n’y a pas de réduction de salaire ; le nombre d’heures travaillées est diminué, ce n’est pas une semaine de travail comprimée (au Portugal, la semaine est de 40 heures, la réduction peut être à 32, 34 ou 36 heures, la décision est laissée à l’entreprise) ; l’expérience est volontaire et réversible.
Cité dans La Presse, quotidien québécois, Pedro Gomes précise à l’AFP que « ce n’est pas une loi ni un droit des travailleurs, c’est une pratique managériale, et si ça ne fonctionne pas, on revient en arrière (…). Notre décision la plus importante a été de ne pas donner de subvention afin de faire une bonne évaluation. Si nous donnons de l’argent, même en cas de succès, un sceptique l’attribuera toujours à la subvention ».
Que conclure de tout cela ?
Réduction du temps de travail, répartition du temps de travail, compensation de l’impossibilité à télétravailler, facteur d’attractivité des organisations, moyen d’équilibrer les vies personnelle et professionnelle, levier de performance économique, instrument de changement de culture au travail, mesure de soutien à l’emploi, n’en demande-t-on pas trop à la semaine de quatre jours ?
La semaine de quatre jours, telle qu’évoquée ou expérimentée aujourd’hui et quel que soit son volume horaire d’ailleurs, semble devoir résoudre tous les problèmes liés au travail. On le voit en effet dans tous les exemples français et internationaux recensés dans cette note : à chaque difficulté, l’on répond « semaine de quatre jours ».
Or nous sommes convaincus de deux choses : d’une part, une mesure ne peut résoudre à elle seule des problématiques de nature et de degrés si divers, d’autre part, il faut commencer par penser les causes ou les enjeux sous-jacents et contemporains du travail avant de chercher une solution refuge à qui l’on demanderait de tout résoudre.
Quels sont les causes ou les enjeux contemporains qui nécessitent, selon nous, débats, analyses et solutions spécifiques ?
Premièrement, le changement climatique doit nous aider à penser le travail, et singulièrement les conditions dans lequel il s’exerce, de façon différente de la manière dont il s’exerce aujourd’hui.
Le développement du télétravail est l’une des dernières grandes évolutions du travail et des études ont montré qu’il a des effets bénéfiques sur la consommation énergétique17Étude sur la caractérisation des effets rebond induits par le télétravail, Greenworking et ADEME, 2020., à la fois parce que la voiture reste le premier moyen de déplacement domicile-travail18Chantal Brutel et Jeanne Pages, « La voiture reste majoritaire pour les déplacements domicile-travail, même pour de courtes distances », Insee Première n°1835, janvier 2021., mais aussi parce que les organisations peuvent faire des économies de charges. En effet, certaines organisations imposent un jour de télétravail commun à tous les salariés (lundi ou vendredi) pour des motifs d’économies d’énergie (ne pas avoir à rallumer chauffage, climatisation et électricité un troisième jour consécutif constitue une économie substantielle). Mais nous le savons, tout le monde ne peut pas télétravailler. La semaine de quatre jours pourrait donc aussi remplir cet objectif d’économie d’énergie pour l’ensemble des salariés. Si l’on imagine la semaine de quatre jours, associée à du télétravail, alors l’impact sur la consommation énergétique pourrait être conséquent.
Deuxièmement, l’intelligence artificielle bouleverse en profondeur notre société et le travail sera lui-même fortement transformé dans les années à venir (comme l’ordinateur et internet ont aussi transformé le travail en leur temps). Comment intégrer l’intelligence artificielle au travail, comment progresser avec elle, comment penser une répartition des missions et des tâches au travail et peut-on penser ces sujets en les articulant avec une réduction du temps de travail des humains ?
Troisièmement, pour les salariés de bureau (majoritaires dans le salariat selon nos enquêtes19Voir Sarah Proust, Le bureau fragmenté. Où allons-nous travailler demain ?, enquête de l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et le cabinet Selkis, 1er mai 2021 ; Sarah Proust, Travailler autrement. Comment la pandémie a changé les organisations du travail en Europe, enquête déjà citée, 15 mars 2023.) une semaine de quatre jours, associée à du télétravail, reviendrait à pouvoir travailler davantage en dehors du bureau qu’au bureau. Or le bureau n’est pas qu’un simple lieu pratique, où l’on trouve de quoi matériellement travailler. Le bureau est un espace symbolique, un lieu commun du travail, là où s’incarne la culture du travail singulière à chaque organisation. L’on sait à quel point une culture de travail est nécessaire et utile au travail, au sentiment d’appartenance, un outil majeur pour le recrutement et la fidélisation, le liant entre la stratégie, les missions d’une structure et son organisation du travail. Dès lors, comment faire du lieu commun du travail un lieu attractif et utile s’il est structurellement déserté ?
Quatrièmement, établir une semaine de travail de quatre jours (à 35 ou 32 heures), et en considérant congés et RTT, aurait pour conséquence que les salariés ne travailleraient en moyenne que la moitié de la semaine. Quelle serait alors la place du travail, à la fois dans la vie des individus, mais également dans le modèle de protection sociale, puisqu’il est aujourd’hui financièrement adossé au travail ?
Cinquièmement, l’un des défis majeurs pour nous actuellement en ce qui concerne le travail est de freiner les dynamiques à l’œuvre, depuis des années, de son individualisation, pour créer plus de socle commun à l’ensemble des salariés. Instituer la semaine de quatre jours pourrait remplir cet objectif. Une semaine de quatre jours aiderait à une meilleure répartition du travail entre les salariés.
En effet, la question de la répartition du travail nous semble fondamentale, et d’ailleurs celle de la répartition de la charge de travail est probablement plus importante encore que celle de répartition horaire du travail. Le taux d’emploi des jeunes comme celui des seniors restent inférieurs à ceux de l’ensemble de la population20Taux d’emploi niveau en 2021 en % : 15-24 ans : 32,2 ; 50-64 ans : 65,3 ; ensemble : 67,3 – Source : Insee, enquêtes Emploi 2020 et 2021. ; quant à ceux qui ne sont ni jeunes, ni seniors, ils semblent surchargés de travail, c’est en tout cas ce que l’on peut lire ou entendre dans les médias sur la question du travail, corroboré par nos entretiens avec des salariés. Organiser une semaine de quatre jours permettrait d’embaucher, de mieux répartir le travail, d’assurer une plus grande continuité du travail avec des horaires élargis des missions et de remettre du commun dans l’organisation du travail plutôt que de fragmenter le travail en cherchant à l’individualiser, ce qui, selon nous, est une dynamique antithétique avec l’idée même du travail. Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, individualiser à tout crin le travail ne sert ni les salariés, ni les organisations. À terme, cela empêche la construction de commun au travail, or, il nous semble que, justement, c’est de commun dont le travail aujourd’hui a le plus besoin.
Pour conclure, nous considérons que la question de la semaine de quatre jours ne pourra se poser et s’instaurer comme celle des 35 heures.
Si l’on souhaite tendre vers ce modèle, il faut que les acteurs y travaillent avec rigueur, réalisme et ambition.
Dès lors, ou bien le dialogue se saisit de l’enjeu, branche par branche, ce qui permettra une adaptation et une diversité de modèles avec les 32 heures comme ligne conductrice ; ou bien chaque entreprise s’empare, dans le cadre législatif actuel, de la question en organisant le temps de travail sur quatre jours et en agissant sur la répartition du travail – chaque entreprise fonctionnant évidemment selon ses métiers et ses marges de manœuvre financières ; ou bien les salariés, sur la lancée du télétravail quand ils en bénéficient ou en compensation dans le cas contraire, négocient des solutions individualisées avec leur employeur ; ou bien les acteurs politiques prennent la main, lancent des réflexions, analysent les expérimentations internationales et françaises, créent du débat et ouvrent des opportunités nouvelles en projetant la vision du travail et son adaptation aux enjeux contemporains et à venir.
Car au fond, c’est bien de cela dont il s’agit : il nous faut construire un nouveau modèle social, un nouveau contrat entre l’humain et son environnement, l’humain et la société, l’humain et le travail.
- 1Le plus récent date du 1er mai 2023 et a été conduit par l’institut YouGov pour Le HuffPost ; il montre que 75% des salariés sont favorables à la semaine de quatre jours à salaire constant, mais c’est le détail qui rend le résultat intéressant : 52% se disent favorables à la mesure même si c’est à horaire constant, 23% se disent favorables à la mesure seulement si elle s’accompagne d’une réduction du temps de travail. Voir Anthony Berthelier, « 1er mai : 75% des Français sont favorables à la semaine de quatre jours », Le HuffPost, 1er mai 2023.
- 2Bertrand Bissuel, « 35 heures : ce que dit le rapport secret de l’IGAS », Le Monde, 17 juillet 2016.
- 3Sarah Proust, Travailler autrement. Comment la pandémie a changé les organisations du travail en Europe, à propos de l’enquête Friedrich-Ebert Stiftung, Fondation Jean-Jaurès, Cabinet de conseil Selkis, 15 mars 2023.
- 4Jules Thomas, « La semaine de quatre jours, positive pour les salariés… et pour l’employeur », Le Monde, 26 janvier 2022.
- 5Nous menons depuis avril 2020 des entretiens qualitatifs avec des salariés français et européens sur leur travail.
- 6Ibid.
- 7Frantz Durupt, « 32 heures : chez LDLC, “l’équation magique” du bien-être au boulot », Libération, 22 août 2021.
- 8Laurent de la Clergerie, Osez la semaine de quatre jours !, Sainte-Luce-sur-Loire, Bookelis, 2023.
- 9Nicolas Scheffer, « Le secteur public expérimente timidement la semaine de quatre jours », Le Monde, 12 avril 2023.
- 10Ibid.
- 11The results are in: the UK’s four-day week pilot, Autonomy, 4 Day Week, Day Week Global, février 2023.
- 12Extraits traduits par l’autrice de la note.
- 13Le pays compte 376 000 habitants.
- 14Going public: Iceland’s journey to a shorter working week, Autonomy, 2021, extrait traduit par l’autrice de la note.
- 15Eurostat, 2019.
- 16Enquête BVA pour la Fondation Friedrich-Ebert, la Fondation Jean-Jaurès et Selkis, mars 2023.
- 17Étude sur la caractérisation des effets rebond induits par le télétravail, Greenworking et ADEME, 2020.
- 18Chantal Brutel et Jeanne Pages, « La voiture reste majoritaire pour les déplacements domicile-travail, même pour de courtes distances », Insee Première n°1835, janvier 2021.
- 19Voir Sarah Proust, Le bureau fragmenté. Où allons-nous travailler demain ?, enquête de l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et le cabinet Selkis, 1er mai 2021 ; Sarah Proust, Travailler autrement. Comment la pandémie a changé les organisations du travail en Europe, enquête déjà citée, 15 mars 2023.
- 20Taux d’emploi niveau en 2021 en % : 15-24 ans : 32,2 ; 50-64 ans : 65,3 ; ensemble : 67,3 – Source : Insee, enquêtes Emploi 2020 et 2021.