La sécurité économique et sociale : la garantie d’un emploi pour toutes et tous

Alors que le soutien de l’État au secteur privé accapare une grande partie du budget public, Benoît Borrits, chercheur indépendant, co-fondateur d’Esker et auteur d’Au-delà de la propriété, pour une économie des communs (La Découverte, 2018), propose dans cette note de mettre en place une sécurité économique et sociale qui garantirait à toutes et tous un emploi rémunérateur sans sollicitation du budget de l’État, prenant à contre-pied notre logiciel économique et social.

Le soutien de l’État au secteur privé accapare une grande partie du budget public sous forme d’exonérations de cotisations sociales, de politiques de soutien à l’emploi et de minima sociaux. Au moment où il est indispensable de donner de nouveaux moyens aux services publics dans un contexte de retour à l’équilibre budgétaire, il est temps de sortir de la loi éternelle de la privatisation des profits et de la socialisation des pertes afin que le secteur privé se responsabilise sans recours permanent à l’État. Impensé ou tabou politique, jusqu’à présent, notre logiciel économique et social a toujours laissé entendre qu’on ne pouvait intervenir qu’a posteriori sur la formation des revenus de l’économie privée. La sécurité économique et sociale (SES) défend qu’il est possible d’en changer les règles pour garantir à toutes et à tous un emploi rémunérateur sans sollicitation du budget de l’État. La SES s’inscrirait comme le prolongement indispensable de la Sécurité sociale que nos aînés ont construite. Elle pourrait être un nouvel axe de démarchandisation de l’économie qui s’inscrit dans le combat historique de la gauche.

Il est d’usage de distinguer l’économie privée de l’économie publique. L’économie publique correspond à la production qui est réalisée à l’initiative d’une collectivité politique, alors que l’économie privée est initiée par des individus qui agissent collectivement ou individuellement. La différence profonde entre ces deux économies est la cohésion de l’entité qui est à l’initiative. Dans le premier cas, une entité politique dont les membres sont associés de facto du fait de leur résidence. Dans le second cas, une entité composée de personnes qui se sont associées volontairement et qui peut éventuellement se dissoudre et en tout cas évoluer au fil des mouvements d’associés au capital.

L’État est au premier rang de l’initiative publique et se finance par des impôts. On assigne généralement trois rôles à ces impôts : le financement des services publics non marchands, l’orientation de l’économie dans un sens vertueux et la réduction des inégalités. Sur ce dernier point, il est admis par l’ensemble du spectre politique, de la gauche à la droite, qu’une des fonctions de l’État est d’intervenir pour pallier les déficiences de l’économie privée dans une logique d’acceptation de ce qu’elle est en tant que telle. C’est ainsi qu’on laisse le secteur privé générer des inégalités criantes que l’on va ensuite tenter de corriger par le biais des impôts, des impôts qui seront toujours contestés comme étant confiscatoires dès lors que des taux progressifs forts seront mis en place. Dans le même esprit, le secteur privé laisse de nombreux individus sans emploi ou en sous-emploi et l’État est appelé à la rescousse pour distribuer des minima sociaux et des compléments de revenus, compenser des exonérations de cotisations sociales quand il ne s’agit pas tout simplement de subventionner certaines entreprises. 

Les fondements de la sécurité économique et sociale : péréquation et mutualisation

L’idée de sécurité économique et sociale (SES) a été émise sous la forme d’une « péréquation inter-entreprises » face aux constats des difficultés de reprise des entreprises sous forme coopérative par les salariés1L’auteur de cette note est à l’initiative de cette proposition.. D’une façon générale, il leur est difficile de conserver la clientèle et ils disposent de peu de fonds pour se retourner. Dans ces conditions, la reprise s’effectuait alors dans des conditions souvent difficiles avec des salaires réduits et une forte incertitude quant au succès de l’opération. 

C’est donc initialement sur la notion de péréquation, mécanisme de redistribution qui vise à réduire les écarts de richesse et les inégalités, que s’est construite cette proposition. La péréquation est déjà utilisée dans de nombreux domaines, notamment entre collectivités territoriales en France. L’objectif ici recherché consistait à réduire les inégalités entre entreprises de façon à ce qu’un revenu minimum effectif soit garanti à tous les travailleurs d’une économie.  

Très vite, il est apparu que cette péréquation était de nature à améliorer l’emploi. En effet, l’emploi salarié est toujours un risque pour l’entreprise : l’entreprise s’engage à rémunérer le travailleur avec un salaire prédéterminé quel que sera son comportement économique. Pour toute entreprise, qu’elle soit à but lucratif ou pas (association), il est indispensable qu’à plus ou moins long terme, la valeur que va apporter le salarié soit supérieure à son coût. C’est donc en diminuant le risque inhérent à l’emploi que les entreprises embaucheront plus.

Cette question n’avait jusqu’à présent été pensée par nos gouvernements que par le prisme de la baisse des charges, notamment des cotisations sociales. Si celles-ci réduisent le risque, elles ne le font que de façon limitée : si on baisse le coût total du travail de 5%, on ne fait jamais que réduire le risque de 5% et l’entreprise continuera à assumer les 95% restants. Comme l’État supporte le coût de cette baisse de charges, celles-ci se sont faites par petites doses, ce qui explique à la fois la persistance du chômage de longue durée et un endettement de l’État devenu colossal.  

Or il existe une autre solution qui a fait ses preuves dans le passé dans des domaines aussi divers que la santé, la prévoyance, les dommages aux personnes et aux biens, et même le chômage : la mutualisation. Curieusement, cette solution n’a jamais été utilisée pour l’emploi. Le principe est que dorénavant l’entreprise ne prenne plus en charge qu’une partie du salaire, l’autre partie étant payée par l’ensemble des entreprises. Plus la partie prise en charge par l’ensemble des entreprises est forte et plus les entreprises seront incitées à proposer des emplois, ce qui devrait permettre d’atteindre dans un premier temps le plein emploi pour entrer demain dans une société de l’emploi choisi. 

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Comment fonctionne la sécurité économique et sociale ?

Le principe de base de la sécurité économique et sociale (SES) serait le subventionnement de l’emploi : toute entreprise qui emploie une personne doit se voir garantir une allocation qui couvre tout ou partie du coût total du salaire minimum. Dès lors, il devient plus facile pour une entreprise d’embaucher puisque le coût de ce salarié serait égal au salaire net et aux cotisations sociales moins cette subvention. Ce subventionnement de l’emploi s’appliquerait aussi à l’entrepreneur ou travailleur indépendant qui démarre son entreprise : une partie de son revenu serait alors garantie par ce système, ce qui rendrait accessible l’entrepreneuriat au plus grand nombre. Ce principe du subventionnement de l’emploi est celui qui préside à l’expérience en cours des Territoires zéro chômeurs de longue durée (TZCLD) qui repose en l’espèce sur le principe d’activation des dépenses passives. Elle donne des résultats fort intéressants, avec toutefois l’inconvénient d’être contraints à certains publics et certaines formes d’emploi. L’idée de la SES serait de transposer cette idée qui marche à tous les emplois, tous les travailleurs et entreprises du secteur privé de sorte que les individus – entrepreneurs et employés – soient en situation de pouvoir eux-mêmes choisir leur propre emploi, qu’il soit salarié ou indépendant.

Toute subvention nécessite un financement. La SES innoverait sur ce point : plutôt que de recourir à l’État (comme le fait l’expérience des TZCLD), le financement des allocations par emploi procéderait d’une contribution mutualisée inter-entreprises qui ne coûte absolument aucun centime à l’État. L’assiette de cotisation retenue est le flux de trésorerie d’activité (FTA) que l’on peut résumer comme étant les encaissements de ventes et de subventions, moins les achats et les impôts. Les salaires, cotisations sociales et dividendes ne sont donc pas déductibles des FTA. L’intérêt de cette assiette est de permettre la déduction immédiate d’un investissement payé par une entreprise : une entreprise qui doit payer tout ou partie d’un investissement réduirait de facto le FTA (qui peut éventuellement devenir négatif), ce qui reviendrait à accorder une aide à tout investissement à hauteur du pourcentage de contribution.

Ce financement serait réalisé par une caisse centrale (à créer ou existante dans des modalités permettant d’en simplifier au mieux la gestion) dans laquelle les entreprises contribueraient pour recevoir en contrepartie une allocation par personne employée en équivalent temps plein. D’un point de vue pratique, ce système fonctionnerait sur la base de l’auto-déclaration. À la fin de chaque mois, les entreprises feraient leur déclaration de FTA et du nombre de travailleurs en équivalent temps plein. Ceci déterminera leur contribution ainsi que le montant des allocations. Comme le régime doit s’équilibrer – la somme des contributions est égale à la somme des allocations par emploi –, les entreprises dont la contribution est plus forte que les allocations régleraient immédiatement la différence au régime, ce qui permettrait de payer les entreprises qui seraient bénéficiaires de ce système.

Une proposition ouverte au débat politique

Les paramètres de la SES relèvent du débat politique. L’allocation maximale serait égale au coût total du Smic. Mais un tel niveau signifierait alors une contribution élevée et des transferts importants entre entreprises. Est-ce qu’un tel niveau ne conduirait pas à soutenir artificiellement des entreprises sous-performantes qui ne devraient normalement pas exister ? Mais inversement, si le niveau de l’allocation est trop faible, il y aurait alors le risque de ne pas obtenir le plein emploi ou de ne pas offrir un choix suffisant d’emplois aux individus. Tout est alors question de dosages, d’expérimentations et de débats politiques.

La relation qui existe entre pourcentage de contribution et montant de l’allocation est chiffrée dans la table ci-dessous. Chaque ligne représente un choix politique pour un niveau d’allocation qui s’exprime en pourcentage du coût du Smic. Ce chiffrage a été réalisé sur la base du Smic brut de 1767 euros au 1er janvier 2024, auquel il convient d’ajouter les cotisations patronales de 2,8% (1816 euros). Le FTA mensuel moyen estimé pour l’année 2024 est de 4975 euros sur la base des données macroéconomiques de 2021 réactualisées par la croissance et l’inflation.

Pourcentage de contribution sur les FTAMontant de l’allocation emploi
9%Environ 454 euros (25% du Smic)
18%Environ 908 euros (50% du Smic)
27%Environ 1362 euros (75% du Smic)
36%Environ 1816 euros (100% du Smic)

Il est important de rappeler que le taux de contribution n’est en aucune façon un prélèvement sur les entreprises dans la mesure où celles-ci reçoivent en contrepartie une allocation par emploi en équivalent temps plein. Le taux de contribution de 36% ne serait donc un prélèvement que si, et seulement si, l’entreprise avait réalisé ce FTA sans aucun travailleur, ce qui est impossible.

Retrouver des marges de manœuvre budgétaires nouvelles

Les exonérations de cotisations sociales se sont développées depuis les années 1990 au point que celles-ci représentent aujourd’hui 88 milliards d’euros2Jean-Pierre Labourex, Les comptes de la Sécurité sociale, Rapport, mai 2023, p. 57., soit l’équivalent du budget de l’Éducation ou le double de celui de la Transition écologique des territoires. Revenir sur ces exonérations permettrait de retrouver 88 milliards d’euros de marges de manœuvre budgétaire nouvelles pour développer les services publics et accélérer la transition écologique. 

Avec la SES, il serait possible de rétablir un niveau de cotisation de 50% sur le Smic sans dommage pour l’emploi en augmentant l’allocation en fonction de ce nouveau coût du salaire minimum. Ceci nous donnerait alors la table de correspondance entre contribution et allocation suivante :

Pourcentage de contribution sur les FTAMontant de l’allocation emploi
13,3%Environ 662 euros (25% du Smic)
26,6%Environ 1325 euros (50% du Smic)
39,9%Environ 1987 euros (75% du Smic)
53,2%Environ 2650 euros (100% du Smic)

Avec la SES, il deviendrait aussi possible de supprimer d’autres aides aux entreprises telles que le crédit d’impôt recherche qui coûte 6,8 milliards d’euros aux budgets publics. Du fait du choix des FTA comme assiette de contribution, la SES fournirait d’office une aide aux entreprises qui investissent dans le matériel ou l’immatériel. Celle-ci serait efficace car intervenant directement sur la trésorerie et ce sans faire appel au budget de l’État. 

De même, tout comme il serait possible de rétablir les cotisations sociales sur les bas salaires, il serait possible d’augmenter le Smic à un niveau tel qu’il permettrait de mettre un terme à la prime d’activité qui coûte environ 10 milliards d’euros au budget de l’État3Solveig Godeluck, « Le coût de la prime d’activité approche 10 milliards d’euros », Les Échos, 2 octobre 2019..

Un nouveau champ de démarchandisation de l’économie

La philosophie générale de la SES repose sur le risque qui doit désormais être partagé entre l’entreprise qui le prend et l’ensemble de l’économie privée. Lorsque qu’une entreprise emploie, une partie de la rémunération est d’office assurée par l’ensemble de l’économie. De même, lorsqu’elle réalise un investissement, une partie de celui-ci est prise en charge par l’ensemble des entreprises. Ceci revient à répartir une fraction de la valeur de la production de façon égalitaire entre les individus ayant participé à celle-ci. Elle garantirait ainsi à tout travailleur un revenu supérieur au salaire minimum. C’est à la fois la fin du chômage de longue durée et la disparition de la pauvreté chez de nombreux indépendants qui, en dépit d’horaires soutenus, peinent à obtenir l’équivalent d’un salaire minimum (paysans, travailleurs ubérisés).

Cette mise hors marché d’une partie de la production privée pour être distribuée de façon égalitaire entre tous les producteurs participe du même mouvement de démarchandisation de l’économie que l’émergence des services publics. Autant il est essentiel que nombre de services soient accessibles gratuitement en fonction des besoins (notamment la santé et l’éducation), autant il est fondamental que les revenus issus du secteur privé soient ajustés lors de la formation primaire des revenus pour garantir que toute la population active puisse être embauchée et que les travailleurs aient de quoi vivre dignement. Et cela sans avoir à créer des séances de rattrapage par un système fiscal qui reprend a posteriori ce qui semble avoir été gagné « naturellement » par le jeu du marché pour, in fine, distribuer des minima sociaux et des compléments de revenus dont les montants et les modalités ne seront jamais satisfaisants.

Une réponse aux enjeux actuels 

Avec le retour de l’inflation et le durcissement de la politique de la Banque centrale européenne, les États ne pourront désormais plus emprunter à des taux d’intérêt négatifs, ce qui met à nouveau les budgets sous pression. La majorité présidentielle a annoncé simultanément un retour à l’équilibre budgétaire pour la fin de son mandat, le développement des services publics et le financement de la transition écologique, le tout sans recours à des impôts supplémentaires grâce à la stimulation de la croissance. La réalisation de cette équation est plus qu’improbable, d’autant qu’elle ne prend nullement en compte de nouveaux événements exogènes rendus possibles par un risque géopolitique accru et le bouleversement écologique de notre planète.

Le développement des services publics non marchands, la relance de l’hôpital public et le renforcement d’une éducation publique et gratuite nécessitent des moyens considérables. Or, il se trouve qu’une grande partie de nos impôts est actuellement mobilisée pour pallier les déficiences de l’économie privée. La SES permettrait de résoudre cette question du chômage de longue durée sans que le budget de l’État ne soit sollicité.

Un combat de gauche

Un potentiel de plus de 100 milliards d’euros d’économies budgétaires pourrait être ainsi redéployé dans le développement des services publics et dans la transition écologique, sans avoir à activer des déficits publics massifs dont l’effet multiplicateur reste toujours incertain en termes de rentrées fiscales. Mais cela n’est possible qu’à partir du moment où l’on brise le tabou d’une économie privée sur laquelle on ne pourrait intervenir qu’a posteriori. Il est donc tout naturel que la gauche porte un tel combat qui ouvrirait la perspective d’une société plus égalitaire et plus libre.

Notre société traverse actuellement une période de crise profonde qui se traduit par l’émergence politique de forces d’extrême droite qui vont remettre en cause une bonne partie des acquis de la philosophie des Lumières. Parce que les paramètres de la SES sont totalement ouverts au débat politique, cette proposition est susceptible de rassembler un large spectre politique. 

De par la justice sociale que comporte cette mesure, la gauche dans son ensemble est en mesure de la porter. Si le revenu universel divise aujourd’hui la gauche, la SES ne l’approuve ni s’y oppose : elle peut être vue comme un moyen, si la population le souhaite, d’y parvenir en rendant tout ou partie de l’allocation inconditionnelle et versée aux individus. 

Elle pourrait rallier de nombreux libéraux sensibles à la démocratisation de l’entrepreneuriat qu’apporte cette proposition. 

Elle peut aussi obtenir le support d’un électorat centriste soucieux d’équilibre budgétaire et de convergence européenne. 

Parce que l’approche de l’emploi de la SES ne présuppose pas une stimulation de la croissance, celle-ci devrait être aussi largement soutenue par les forces de l’écologie politique.

Au sortir de la guerre, nos aînés ont su construire la Sécurité sociale dans le cadre d’une large alliance politique. Dans la situation de crise sociale et écologique de notre société, la gauche doit prendre l’initiative d’un rassemblement politique large pour promouvoir une sécurité économique et sociale qui compléterait et renforcerait la Sécurité sociale déjà existante.

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