La crise sociale et sanitaire a révélé ce que beaucoup appellent « l’utilité sociale » de nombreux salariés occupant des emplois dont la faible rémunération reflète mal leur place essentielle dans la société. Dans ce rapport, Amin Mbarki, Samuel Toubiana et Anthony Paulin proposent d’instaurer un système de protection salariale garantie qui permettrait concrètement à ces salariés de bénéficier d’une augmentation de 10% de leur salaire.
TABLE DES MATIÈRES
Résumé
Préface, par Boris Vallaud
Introduction
Face à la stagnation des bas salaires et à l’accroissement des inégalités salariales, notre système de répartition de la valeur ajoutée par la rémunération du travail doit être corrigé
- Un affaiblissement des dispositifs d’encadrement des salaires mis en place tout au long du XXe siècle
- Un net ralentissement des salaires pour les plus modestes depuis 2008
- Le système fiscalo-social, indispensable, ne suffit plus
La Protection salariale garantie : assurer aux salariés percevant les bas salaires le bénéfice de la croissance économique et limiter les inégalités salariales
- Création d’une Protection salariale garantie : mode d’emploi en trois principaux temps
Conclusion
Annexes
Les auteurs :
- Amin Mbarki est haut fonctionnaire et enseignant à l’École polytechnique et élu local à Montreuil en Seine-Saint-Denis.
- Samuel Toubiana est haut fonctionnaire.
- Anthony Paulin est cadre du secteur privé, spécialiste du dialogue social en entreprise.
Résumé
La dernière décennie s’est caractérisée par un accroissement des inégalités salariales ; les salariés percevant les plus basses rémunérations, pour qui la mondialisation représente souvent davantage une menace qu’une opportunité, ont beaucoup moins profité des fruits de la croissance que les salariés percevant les plus hautes rémunérations, lesquelles ont, au contraire, connu un fort dynamisme. De surcroît, la crise sociale et sanitaire, que nous vivons depuis maintenant près d’un an, a révélé ce que beaucoup appellent « l’utilité sociale » de nombreux salariés occupant des emplois dont la faible rémunération reflète mal leur place essentielle dans la société.
Depuis 2008, les salaires avant redistribution des 10% les plus aisés ont progressé près de trois fois plus vite que ceux des 10% les moins aisés, alors que cette tendance était beaucoup plus limitée les années précédentes.
Ainsi, s’il existe un besoin, presque unanimement reconnu depuis le premier confinement, de revaloriser ces bas salaires, le discours actuel se heurte à l’impuissance générale, ou à l’incapacité des entreprises à procéder, dans une période de difficulté économique, à des éventuelles hausses de rémunération sans porter préjudice à leur compétitivité et à l’emploi.
Ce rapport propose d’instaurer un système nouveau : la Protection salariale garantie. Elle permettrait de garantir à près de 5 millions de salariés, soit un tiers des salariés du secteur privé, une hausse salariale liée au partage plus équitable de la valeur ajoutée allant à la rémunération du travail et les protégerait contre une stagnation des salaires liée en partie à des facteurs économiques exogènes.
Concrètement, elle permettrait à ces salariés de bénéficier immédiatement d’une augmentation moyenne de 10% de leur salaire, soit en moyenne 112 euros net par mois pour près de 5 millions d’entre eux.
Afin de ne pas augmenter le coût de la masse salariale des entreprises au niveau national, cette augmentation serait basée, mécaniquement et automatiquement, sur une solidarité financière d’une partie de la rémunération salariale des 5% des salariés les mieux rémunérés du pays. Cette modalité de financement, progressive et finançant directement les salariés aux bas salaires, équivaudrait au surplus de rémunération que les salariés les mieux rémunérés ont capté durant la dernière décennie par rapport au reste des salariés, dans une logique de rattrapage et de justice sociale.
Cette Protection salariale garantie permettrait un meilleur partage des gains de la mondialisation entre salariés mais aussi entre secteurs d’activité. La distribution des gains salariaux serait définie par les syndicats au niveau des branches afin de renforcer le dialogue social et d’estimer au plus près les niveaux appropriés de hausse salariale pour les différentes catégories de salariés.
Enfin, afin de lutter contre une faible dynamique salariale suite à la mise en place de cette mesure, cette protection serait adossée à une contribution complémentaire des entreprises de plus de 50 salariés aux pratiques les plus inégalitaires, qui serait mise en place trois ans après la Protection salariale garantie.
Préface
Boris Vallaud, député des Landes
Allons-nous « rater » la crise ? Voilà la question que charrie aujourd’hui la pandémie et qui hante celles et ceux qui espèrent la fin d’un monde perclus de malfaçons, de désordres et d’injustices.
La crise a mis au jour nos excès, nos turpitudes, nos faiblesses, mais elle a aussi révélé la force de convic- tion de millions de femmes et d’hommes demeurés au front, par nécessité autant que par conviction. Dans la crise, ceux-là n’étaient pas la seconde ligne, ils étaient la première. Infirmières, aides-soignantes, bien sûr, mais aussi caissières ou éboueurs, tous ces métiers indispensables et pourtant si mal reconnus, si mal considérés, si mal rémunérés. À coup sûr, nous raterions la crise si nous ne reconsidérions pas radicalement la hiérarchie de nos priorités et de nos valeurs et laissions sans suite les promesses que portaient, pour toutes ces femmes et tous ces hommes, nos applaudissements chaque soir à 20 heures.
Depuis 2008, crise « ratée », tandis que le salaire minimum augmentait très faiblement, les rémunéra- tions des dirigeants des grandes entreprises du CAC40, comme celles des actionnaires, se sont taillées, quant à elles, la part du lion dans le partage de la richesse créée. Ceux-là pourtant ne nous ont épargné aucun des lamentos sur le niveau du Smic ou le coût du travail, ni aucun des beaux discours pétris de morale sur la valeur travail, prétendument perdue, valeur toute relative quand, précisément, celui-ci ne paye pas, ou trop mal. Si bien qu’au seuil de la crise, le dirigeant d’une entreprise bien connue de la grande distribution gagnait trois cents fois le salaire de l’une de ses caissières, exemple parmi tant d’autres de ces rémunérations de la démesure et à tout dire indécentes qui nous éloignent de l’idéal d’égalité qui fonde nos démocraties. Si l’égalité est une valeur et la justice une aspiration, force est de constater qu’aucune des deux ne peut se dispenser de discipline collective et de règles du jeu clairement édictées auxquelles aucun « marché » ne peut prétendre se substituer. Comme l’on parle désormais de décennie perdue s’agissant de la question climatique, l’on peut parler aussi de décennie perdue dans la lutte contre les inégalités salariales. La crise actuelle nous donne, à nouveau, matière à agir.
Au commencement de la note présentée ici par Amin Mbarki, Samuel Toubiana et Anthony Paulin, il y a cette déclaration d’Emmanuel Faber, PDG du groupe Danone, affirmant qu’en diminuant de 30 % les salaires des 1% des salariés les mieux payés de son groupe, il serait possible de doubler le salaire des 20 % les moins bien payés. Cette assertion sonnait comme une piste à explorer : de combien les Français les mieux rémunérés devraient-ils réduire leurs salaires pour augmenter celui des salariés les moins bien payés ? Serait-il possible de réparer dix ans d’une dynamique salariale défavorable aux plus modestes et les déséquilibres dans la distribution de la masse salariale par niveau de revenu ? Pourrait-on reconnaître sur la fiche de paie l’utilité sociale des millions de travailleurs que la crise a rendue visibles ? Jouer sur la distribution primaire des revenus pour corriger les inégalités et plus seulement sur la solidarité nationale et notre système fiscalo-social, ne serait-il pas le meilleur moyen de reconnaître la valeur de tant de femmes et d’hommes investis dans leur travail et dans la réussite de leur entreprise ?
Objectivant la captation d’une part disproportionnée de la valeur ajoutée créée depuis dix ans par les plus hauts centiles des salaires du secteur privé (face émergée de leurs rémunérations qui peuvent prendre bien d’autres formes) et, a contrario, l’austérité salariale subie par les premiers déciles salariés, les auteurs montrent qu’une diminution modérée des plus hauts salaires permettrait une augmentation significative des trois premiers déciles. Plus précisément, un prélèvement progressif sur les 5 % de salariés du secteur privé les mieux payés (les cinq derniers centiles), allant en moyenne de 204 euros pour un salaire mensuel net de 5 092 euros à 2 046 euros pour un salaire mensuel de 15 018 euros, permettrait d’augmenter en moyenne de 10 % les salaires de près d’un tiers des salariés les moins rémunérés. La piste initiale était donc fondée.
Au moment où tant de travailleurs sont appelés à faire des efforts et que se profilent dans les entreprises des accords de performances collectives qui pourraient entamer leurs salaires, les auteurs proposent d’instituer une Protection salariale garantie, une nouvelle façon de penser la répartition de la valeur que l’on pourrait presque considérer comme l’antithèse conceptuelle et pratique de la prime d’activité. Ce n’est pas la solidarité nationale ici qui fait que le travail paye, mais une juste distribution primaire de la valeur créée. Il s’agit d’un mécanisme innovant de solidarité salariale dans l’entreprise et entre branches confié aux partenaires sociaux pour réduire les inégalités.
Alors que s’ouvre entre les partenaires sociaux, et sous l’égide du ministère du Travail, le chantier relatif à la « reconnaissance des travailleurs de la deuxième ligne », le travail d’Amin Mbarki, Samuel Toubiana et Anthony Paulin vient apporter une contribution majeure à la question de la revalorisation des bas salaires et au partage de la valeur ajoutée dans l’entreprise. Une brique supplémentaire qui s’inscrit dans la droite ligne des travaux d’économistes et de parlementaires plaidant, avec la Confédération euro- péenne des syndicats, pour une limitation des écarts des rémunérations. Ce rapport est aussi une occasion supplémentaire de parler salaires, partage de la valeur ajoutée, non seulement au sein des entreprises mais dans l’ensemble des chaînes de valeurs, utilité sociale et dignité au travail ; d’interroger aussi les notions contingentes de valeur ajoutée, de coût du travail ou de compétitivité.