Depuis le 1er juillet 2020, l’Allemagne a pris pour six mois la présidence tournante de l’Union européenne. Alors que les ravages économiques et sociaux du coronavirus plongent l’Europe dans la crise et après des années à refuser toute réforme structurelle, Angela Merkel semble décidée à des concessions majeures aux partisans d’une plus grande solidarité économique et budgétaire. Ernst Stetter, ancien secrétaire général de la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS), revient sur les raisons de ce revirement d’une chancelière désireuse certes de soigner sa sortie européenne, mais avant tout de défendre les intérêts de son pays.
Depuis le 1er juillet 2020, l’Allemagne a pris pour six mois la présidence tournante de l’Union européenne (UE). Avec un slogan pour guider ce mandat : « Tous ensemble pour relancer l’Europe ».
Six priorités ont été définies. Au premier rang d’entre elles, se trouve l’urgence de surmonter les conséquences de la pandémie de Covid-19 en mettant l’accent sur le redressement économique et social. Vient ensuite la nécessité de dessiner une Europe plus forte, plus innovante, plus durable et plus sûre, et dont l’action d’ensemble serait basée sur les valeurs communes de ses pays membres.
L’analyse de cette liste de priorités a de quoi étonner. Force est de constater que la politique hésitante du gouvernement allemand et de sa chancelière Angela Merkel vis-à-vis de l’Europe, les jugements de la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe contre la gestion de la Banque centrale européenne (BCE) ou encore les fins de non-recevoir opposées aux initiatives de réformes de l’UE émanant de la France ne contribuent pas à l’optimisme quant à la sincérité de cette volonté nouvellement affichée par Berlin de mener un programme innovant et réformateur pour l’Europe.
Pourquoi ce changement de cap européen du gouvernement d’Angela Merkel ?
La situation précaire du continent fait peser en Allemagne, comme ailleurs, de lourdes incertitudes sur son avenir politique et économique. De façon récurrente, les doutes sur la pérennité du projet d’intégration européenne, le danger de l’effondrement du marché intérieur et de l’euro, le manque de solidarité dans la crise migratoire ou encore les effets économiques du Brexit tiennent une place importante dans les débats politiques allemands. La montée des partis populistes allemands prônant un discours anti-européen en est une des conséquences dramatiques. Depuis plusieurs années, le pays assiste à la montée d’un sentiment toujours plus prégnant quant à la possibilité que le projet européen soit sur le point d’échouer. Il faut dire qu’en Allemagne, aucun autre sujet que l’intégration européenne n’a engendré autant d’incertitudes économiques et sociales.
La responsabilité du gouvernement allemand dans la situation actuelle est importante. Au cours des longues années de crise déclenchées par le choc de 2008, les gouvernements fédéraux dirigés par Angela Merkel ont refusé d’endosser les responsabilités particulières qui incombaient à l’Allemagne sur les dossiers européens en raison de sa taille et de ses performances économiques, et ce à un moment ou plusieurs de ses partenaires de l’UE connaissaient d’importantes difficultés économiques, sociales et politiques.
Entre 2010 et 2012, au plus fort de la crise de l’euro, la chancelière Angela Merkel a catégoriquement refusé de soutenir un acte fort de solidarité européenne. Au sein des Conseils européens de l’époque, elle n’a jamais présenté un plan ou même une annonce susceptible de témoigner d’une vision audacieuse pour l’Europe. Le scénario s’est ensuite répété au cours de la crise des réfugiés de 2015 : au lieu d’un plan concerté avec ses voisins, son gouvernement a préféré prendre des actions à l’échelle nationale dans l’espoir de convaincre ses partenaires européens qu’il leur fallait se contenter de la suivre. Ce schéma s’apprêtait à se reproduire de façon encore plus nette au début de la crise du coronavirus.
Aujourd’hui, alors que s’ouvre sa deuxième présidence du Conseil européen et que s’approche la fin de son quatrième mandat, la chancelière Merkel prend finalement l’initiative de présenter un programme très ambitieux qui vise à corriger les erreurs du passé. Il y a quelques jours, le magazine britannique The Economist écrivait que l’Allemagne était « vouée à diriger« . C’est précisément ce qui semble être en train de se passer à Bruxelles et à Berlin, via la mise en chantier d’un grand acte de solidarité européenne sous la forme d’une augmentation massive du budget de l’UE, qui devrait notamment comprendre un programme de développement économique de 750 millions d’euros financé par des dettes communes. Avec son homologue français, la chancelière allemande a mis le paquet.
Comme prévu, il n’y a à l’heure actuelle toujours pas de consensus entre les 27 sur le sujet, mais une « présidence Merkel » pourrait changer la donne. Après plusieurs fausses alertes, l’Europe arrive finalement au moment où son existence est réellement en jeu. Si l’Italie, l’Espagne ou la France échouent à juguler la crise et que leurs populations « frustrées » choisissent de placer les populistes au pouvoir, alors le marché intérieur et la monnaie commune, et donc l’Allemagne, sombreront à leur tour. Ce danger n’a rien de théorique : des forces populistes se trouvent déjà au pouvoir en Italie et en Espagne. En France, Marine le Pen a pu accéder au second tour de l’élection présidentielle de 2017, et pourrait encore améliorer sa performance en 2022.
L’attentisme allemand en Europe est-il révolu ?
Ce tournant allemand pose de nombreuses questions. Pourquoi maintenant ? Pourquoi pas plus tôt ? Surtout, Angela Merkel dispose-t-elle de la force suffisante pour stabiliser l’Europe en pleine crise du coronavirus ? La présidence tournante du Conseil des ministres est généralement un fardeau. L’ensemble de l’appareil gouvernemental se trouve accaparé par la charge des affaires européennes, et il lui reste alors peu de temps à consacrer aux préoccupations nationales. Une présidence européenne implique de devoir être prêt à faire des compromis sur certains sujets difficiles, et ce même au risque de froisser son électorat.
Mais cette fois-ci, les choses sont différentes. Angela Merkel et l’Europe bénéficient d’un alignement sans précédent de circonstances favorables. Tout d’abord, il y a longtemps que la chancelière allemande a déclaré qu’elle approchait de la fin de sa carrière politique et qu’elle ne se représenterait pas lors des élections fédérales de septembre 2021. Pour cette raison, elle est en mesure de s’affranchir d’un certain nombre de prévenances à l’égard du public allemand. Cette situation la met en position de pouvoir utiliser les leviers de la présidence européenne pour faire avancer et aboutir des projets qui n’ont pas pour habitude de susciter l’enthousiasme de la population allemande, en particulier au sein de la frange la plus conservatrice de son électorat. Angela Merkel pourrait de surcroît profiter de ces nouvelles marges de manœuvre pour achever sa carrière politique en se faisant une place de choix dans l’histoire de la construction européenne.
Il faut ensuite noter que, depuis son arrivée au pouvoir en 2005, la position d’Angela Merkel au sein de l’UE n’a jamais été aussi forte qu’elle ne l’est actuellement. Au contraire de ses voisins, elle bénéficie de sondages dont elle-même et son parti n’auraient pas osé rêver il y a six mois. À l’inverse, tous les grands pays de la zone euro se trouvent présentement dirigés par des gouvernements particulièrement faibles. En France, Emmanuel Macron vient d’être contraint à remanier son gouvernement par des sondages abyssaux et par la gifle électorale reçue à l’occasion des dernières municipales. En Italie et en Espagne, les gouvernements au pouvoir reposent sur des majorités fragiles.
Dans un tel contexte, la stratégie européenne habituelle de Berlin basée sur l’attentisme ne fonctionne plus. Il n’y a tout simplement personne d’autre pour prendre l’initiative. De fait, soit le gouvernement allemand prend les choses en main, soit l’Europe finira par éclater.
Cependant, même si l’opportunité et la volonté sont au rendez-vous, le succès n’est en aucun cas garanti. Le changement de cap de Merkel en a en effet désorienté et énervé plus d’un. Le fait que les « quatre frugaux » – les Pays-Bas, l’Autriche, le Danemark et la Suède – s’opposent au « pacte coronavirus » doit également être compris comme le signe de leur mécontentement vis-à-vis de cette nouvelle position allemande. Après tout, le gouvernement fédéral lui-même prêchait jusqu’à récemment des positions similaires.
Une reprise de l’initiative européenne par les conservateurs allemands ?
Il est évident depuis longtemps qu’un programme de développement économique temporaire et limité à la crise du coronavirus ne suffira pas à lui seul pour relancer l’UE. Celle-ci a besoin de plus d’espoir, de plus de fédéralisme, d’un budget central plus important, et surtout de plus de démocratie. Si ce virage n’est pas pris, la zone euro ne pourra pas survivre aux crises futures, et l’Europe ne sera pas en mesure de se muer en force géostratégique capable, par exemple, de compenser le retrait partiel des troupes américaines du territoire allemand.
Le cas de Wolfgang Schäuble, personnalité politique conservatrice par excellence, est emblématique du changement actuellement à l’œuvre en Allemagne. Connu pour son fort engagement européen mais également pour ses critiques contre le fonctionnement de l’UE, exprimées dès 1994 à l’occasion de la parution du fameux papier Schäuble/Lamers et répétées ensuite de façon régulière au cours de son long mandat de ministre des Finances de l’Allemagne, Wolfgang Schäuble a publié le 5 juillet 2020 dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung un texte dans lequel il plaide avec pertinence pour une réforme urgente de l’Europe. Il y écrit que des développements critiques se sont produits au sein de l’UE bien avant le déclenchement de la crise du coronavirus, et que dans l’état actuel des choses l’Europe fait plus partie du problème que de la solution. Selon lui, l’expérience européenne montre bien que des changements structurels ne peuvent advenir en Europe que sous la pression d’une crise majeure. Puisque ce n’est que dans l’urgence que Bruxelles semble pouvoir surmonter ses blocages, l’ancien ministre des Finances plaide pour que l’UE saisisse immédiatement l’opportunité que lui offre la crise actuelle pour se réformer : « Nous avons besoin du courage, ce que nous n’avons pas eu en 2010 lors de crise de l’euro ! ».
Comme le montre la déclaration publiée le 30 juin 2020 par le groupe parlementaire du SPD, cette position est également partagée par l’ensemble de la coalition gouvernementale ainsi qu’au sein des rangs de l’opposition. Il faut toutefois noter que le SPD ne met pas seulement l’accent sur l’économie, les finances et l’écologie, mais prend soin également de souligner l’importance de consacrer des efforts à la cohésion sociale, à la sécurité sociale et à la solidarité, avec une référence particulière aux femmes et aux familles les plus touchées par la pandémie.
De son côté, le ministre social-démocrate des Finances, le vice-chancelier Olaf Scholz, a insisté sur les problématiques économiques en rappelant le 30 juin 2020 que la prospérité allemande dépendait fortement de la capacité de ses entreprises à vendre et acheter des produits à l’étranger. Dès lors, il est dans l’intérêt de Berlin de tout faire pour aider ses partenaires commerciaux les plus importants et les plus touchés par la pandémie, à l’image de l’Italie ou de l’Espagne, à sortir le plus rapidement possible de la crise économique et sociale qui s’amorce.
Si cette position n’a rien d’inattendu venant de Olaf Scholz, cette remarque est néanmoins susceptible d’être interprétée comme un positionnement paternaliste et risque de ne pas rassurer les autres pays européens quant à la sincérité du changement annoncé de la politique allemande en Europe. Mais malgré l’importance de ménager la susceptibilité des opinions publiques européennes, il faut souligner que cette déclaration s’adressait avant tout à l’électorat allemand, de plus en plus inquiet des conséquences économiques et sociales de la crise en Europe.
Les préliminaires de la campagne électorale de 2021
Le revirement d’Angela Merkel et de son parti sur la question européenne illustre encore une fois le dilemme posé au SPD par sa présence au sein de la coalition menée par la CDU. Car si c’est bien le ministre des Finances et membre du SPD qui avait lancé le changement radical du positionnement allemand au sein de l’UE, c’est au final la chancelière Merkel et son parti qui semblent en récolter les fruits. C’est en tout cas ce qu’indiquent les derniers sondages : là où le SPD stagne autour de 15% d’intentions de vote, la CDU/CSU s’envole autour de 40%.
La CDU/CSU peut donc espérer compter sur un large soutien de la population allemande tout au long de sa présidence tournante de l’UE, ce qui renforce là encore sa position européenne. Les enquêtes montrent en effet que les Allemands sont beaucoup moins sceptiques qu’auparavant à l’idée d’un changement de politique européenne de leur pays. Une enquête commandée par la fondation Heinrich Böll et Das Progressive Zentrum montre ainsi qu’une majorité d’Allemands ne se considèrent pas comme « les payeurs de l’Europe », ne pensent pas que la contribution allemande au budget de l’UE est trop élevée et se montrent très disposés à l’idée de procéder à des investissements communs dans certains secteurs d’avenir. Le sondage montre également qu’une écrasante majorité d’Allemands souhaitent que la politique européenne de leur pays soit plus active et plus coopérative à l’égard de ses voisins.
Les raisons de ces bonnes dispositions à l’égard de l’UE varient selon les groupes interrogés. Si certains en font une question de solidarité, d’autres jugent à l’image d’Olaf Scholz que si l’Allemagne doit venir en aide à ses voisins, c’est d’abord et avant tout dans le but d’assurer sa propre stabilité économique et financière. C’est ce qui explique que, selon une autre enquête réalisée en avril dernier, une grande majorité d’Allemands se montrent favorables à ce que leur pays et l’UE apportent un soutien financier aux États membres le plus touchés par la crise du coronavirus.
Au-delà de ces déclarations de principe, une récente enquête de l’institut Max Planck montre qu’une majorité d’Allemands se disent même prêts à briser un tabou de la politique allemande : afin de préserver l’avenir de la zone euro, ils déclarent accepter une forme de communautarisation des dettes européennes. Dans l’ensemble, les différents sondages menés sur le sujet indiquent que les citoyens allemands se montrent plus ouverts à la mutualisation des dettes que ce que le gouvernement fédéral et les conservateurs allemands ne le pensaient. Les Allemands semblent plus inquiets et préoccupés par les conséquences économiques et politiques d’une crise structurelle venue de l’Italie et accepteront donc un financement commun pour préserver l’Europe.
En vue de la préparation de la campagne électorale de 2021, il semble évident que la CDU/CSU a choisi en conséquence de mettre l’accent sur la forte personnalité et sur la stature de la chancelière. La réussite de sa présidence européenne doit servir à bien montrer aux Allemands que seuls les chrétiens-démocrates sont les véritables garants de la stabilité de l’UE. Pour les autres partis, il risque d’être difficile de faire valoir leurs propres visions alternatives pour l’avenir de l’UE sans tomber dans le piège du discours nationaliste ou populiste, et ce d’autant que la crise du coronavirus devrait au moins s’étendre jusqu’au premier semestre 2021, à moins de l’hypothétique arrivée d’un vaccin sur le marché européen.
Ce changement de cap de la politique européenne de l’Allemagne doit donc être compris pour ce qu’il est : un geste de politique intérieure guidé par le calendrier électoral allemand.
Il ne faut malheureusement guère nourrir d’illusions : les annonces de Berlin visant à protéger et à relancer l’Europe à l’occasion de sa présidence allemande correspondent moins à une véritable nouvelle approche de la question européenne qu’à une stratégie de la CDU/CSU pour conserver le pouvoir et prolonger son règne. Après cette longue période des quatre mandats d’Angela Merkel, et alors qu’aucun de ses potentiels successeurs au sein de son parti ne pourra prétendre bénéficier de son expérience et de sa stature politique, la campagne pour les élections fédérales de 2021 s’annonce en effet incertaine et difficile.