La politique industrielle sous Biden : une nouvelle doctrine économique pour le Parti démocrate ?

Le président Biden propose un vaste programme d’investissements dans les infrastructures et les services sociaux, en vue de créer des emplois et de lutter contre le changement climatique. Cela marque-t-il un tournant dans la politique industrielle des États-Unis ? Louis de Catheu, fonctionnaire et spécialiste des politiques numériques, livre son analyse.

La première adresse devant le Congrès du président Biden a fait la promotion d’un État fédéral dynamique et proactif. Affirmant que l’investissement public avait « littéralement transformé l’Amérique au cours de son histoire », il a proposé l’adoption d’un vaste programme d’investissements dans les infrastructures et les services sociaux, en vue de créer des emplois et de lutter contre le changement climatique.

Cette vision d’un État fédéral plus activiste se traduit notamment dans le recours assumé à la politique industrielle1Suivant en ceci l’OCDE, on retiendra comme définition : « tous les types d’instruments qui visent à améliorer structurellement la performance des entreprises domestiques ».. Brian Deese, le directeur du conseil économique national de la Maison-Blanche, a présenté en juin 2021, devant l’Atlantic Council, les principes directeurs de cette « politique industrielle pour le XXIe siècle » : la résilience des chaînes d’approvisionnement, des investissements publics ciblés, des achats publics plus intelligents, la résilience climatique et l’équité2The Biden White House plan for a new US industrial policy, Atlantic Council, 23 juin 2021.. Cette orientation s’est traduite dans nombreuses initiatives législatives (Infrastructure Investments and Jobs Act, CHIPS and Science Act, Inflation Reduction Act [qui reprend plusieurs des initiatives du projet de Build Back Better Act]) ou mobilisant les pouvoirs de l’exécutif (utilisation du Defence Production Act, revue des chaînes d’approvisionnement, etc.).

Ces développements sont en rupture avec le discours et, dans une moindre mesure, les politiques publiques américaines, qui font traditionnellement preuve d’une certaine méfiance vis-à-vis de l’immixtion de l’État dans les affaires économiques et industrielles. Mais les défis multiples de la compétition avec la Chine, de la désindustrialisation, de la montée des inégalités et de la crise climatique ont persuadé de nombreux intellectuels publics et responsables politiques, jusqu’au sein du camp républicain, de la nécessité d’une stratégie industrielle3Voir notamment le discours du Sénateur Marco Rubio, American Industrial Policy and the Rise of China, 10 décembre 2019.. Chez les démocrates, des voix se font entendre pour mettre en œuvre un « progressisme de l’offre », en focalisant la politique économique sur la transformation des secteurs qui produisent les biens et services critiques (services de santé, logement, technologies vertes).

Alors que trois importantes lois ont été adoptées au cours des dix derniers mois (Infrastructure Investment and Jobs Act (IIJA), CHIPS and Science Act et Inflation Reduction Act), qui ouvrent près de 1000 milliards de dollars de nouveaux crédits sur les cinq à dix prochaines années, il s’agit aujourd’hui pour l’administration Biden de démontrer leur capacité à assurer la réindustrialisation et la décarbonisation de l’Amérique. Des mesures complémentaires, exécutives ou législatives, pourraient s’avérer nécessaires pour assurer leur pleine efficacité. Le succès de la politique industrielle engagée dépendra également de la situation en matière d’inflation et de la réponse apportée par la Réserve fédérale.

La polycrise légitime le renforcement de l’intervention de l’État fédéral en matière industrielle 

Le tabou de la politique industrielle

Au cours des années 1970 et 1980, la stagflation, le creusement du déficit commercial et le rattrapage par le Japon, qui apparaît alors en mesure de menacer le leadership économique américain, viennent interroger les politiques économiques appliquées depuis l’après-guerre. La politique de gestion macroéconomique keynésienne ne semble pas en mesure de répondre à ces nouveaux défis. Dans un essai de 1982, Robert Reich, alors professeur à la Kennedy School d’Harvard, avance qu’il existe deux solutions pour sortir le pays de la situation difficile dans lequel il se trouve : la politique de l’offre et la politique industrielle4Robert Reich, « Why The United States Need an Industrial Policy », Harvard Business Review, janvier 1982.. La première vise à accélérer l’accumulation de capital en réduisant les taxes sur les épargnants, en dérégulant et en baissant les dépenses publiques. La seconde vise à assurer une meilleure allocation du capital en adoptant une démarche de planification stratégique en vue d’identifier les secteurs les plus prometteurs et d’y soutenir les investissements ainsi que la formation des travailleurs. L’année suivante, le débat sur la notion de politique industrielle fait l’objet d’un rapport du Congressional Budget Office5Congressional Budget Office, The Industrial Policy Debate, décembre 1983..

Mais la révolution néolibérale et les deux victoires successives de Ronald Reagan vont progressivement faire disparaître la notion de politique industrielle du discours public. Ainsi, en 1983, alors que les candidats à la primaire démocrate demandent la mise en place d’une politique industrielle nationale, le président Reagan installe une Commission sur la concurrence industrielle dans l’espoir de fournir une alternative aux propositions de ses adversaires politiques6« Reagan Names Commission On Industrial Competition », Washington Post, 5 août 1983.. À cette occasion, il déclare que « le rôle légitime de l’État n’est pas d’imposer des plans détaillés ou des solutions aux problèmes de sociétés ou d’industries particulières ». Lorsque la Commission remet en 1985 un rapport qui contient plusieurs propositions allant dans le sens d’une action publique accrue dans les domaines scientifiques et du commerce international (création d’un département du Commerce international et d’un département des Sciences et technologies, etc.7« Competitiveness Panel Reports on U.S. lag », New York Times, 14 février 1985.), l’administration Reagan décide de ne pas reprendre à son compte ces conclusions.   

Selon le sociologue Robert Block, il existe donc aujourd’hui aux États-Unis un « fondamentalisme de marché », c’est-à-dire une « croyance très exagérée dans la capacité des marchés autorégulés à régler les problèmes économiques et sociaux »8Fred Block, « Swimming Against the Current: The Rise of a Hidden Developmental State in the United States », Politics and Society, vol. 36, n°2, juin 2008, pp. 169-206.. La puissance publique est jugée incapable de sélectionner des projets méritants : son action ne ferait que rompre l’équité entre concurrents, en distribuant des fonds publics à certaines entreprises, souvent engagées dans une logique de capture publique (public capture), au détriment des intérêts de l’ensemble de la société (picking the winner). Les critiques de l’intervention publique mobilisent ainsi fréquemment l’exemple de la faillite, en novembre 2011, de Solyndra, une entreprise de panneaux photovoltaïques, qui avait bénéficié deux ans auparavant d’un prêt de 535 millions de dollars garanti par le département de l’énergie9« Energy Department Issues First Renewable-Energy Loan Guarantee », New York Times, 20 mars 2009..

Si les discours se sont faits plus hostiles, dans la réalité l’État fédéral a continué à mener des politiques de soutien à l’industrie. Sous l’administration Reagan, des mesures sont prises afin de préserver le secteur de l’acier ou celui des semi-conducteurs de la concurrence étrangère. L’administration négocie ainsi avec 29 pays partenaires des accords de réduction volontaire des exportations d’acier afin de les limiter à 20% de la consommation intérieure américaine. Face à la montée en puissance des fabricants de semi-conducteurs japonais, la Defence Advanced Research Project Agency (DARPA) organise en 1987 la création d’un consortium, Sematech, réunissant les principaux industriels américains du secteur afin de partager certains coûts de R&D. Surtout, l’accroissement des dépenses dans le domaine de la défense et les projets d’armes de pointe (initiative de défense spatiale, etc.) dirigent d’importants volumes de fonds publics en faveur du développement des technologies émergentes10Robert Reich, « Reagan’s Hidden “industrial policy” », New York Times, 4 août 1985.. Ces politiques sont poursuivies par les administrations suivantes : des tarifs douaniers sur l’acier ont également été imposés en 2002 par l’administration Bush puis en 2018 par l’administration Trump et les fonds publics ont continué à financer le développement des technologies jugées critiques pour l’avenir11Le Nanotechnology Research and Development Act de 2005 attribue ainsi 4 milliards de dollars aux administrations fédérales sur les années 2005 à 2008 pour soutenir la recherche dans ce domaine. Voir S.189 – 21st Century Nanotechnology Research and Development Act, Congress.gov, 12 mars 2003.

Le paradoxe apparent entre cet activisme et le tabou de la politique industrielle est résolu grâce à un « État développementaliste caché »12Fred Block, art. cit. regroupant les agences en charge du financement de la recherche13Notamment la National Science Foundation, la Defence Advanced Project Agency (DARPA) du département de la Défense, ses équivalents pour les départements de l’Énergie et de la Sécurité intérieure, ARPA-E et HSARPA, ou encore le réseau des National Institute of Health (NIH)., la Small Business Administration qui fournit des prêts garantis ou un accès facilité aux marchés publics aux petites entreprises et gère le programme SBIR14Le programme Small Business Innovation Research qui impose aux agences fédérales de consacrer une certaine proportion de leur budget de R&D aux PME. et les fonds de capital-risque public, notamment In-Q-Tel, qui peuvent apporter des capitaux aux entreprises innovantes. Robert H. Ward parle ainsi d’un « État développementaliste en réseau »15Robert H. Wade, « The paradox of US industrial policy: The developmental state in disguise », dans Transforming economies. Making industrial policy work for growth, jobs and development, Organisation internationale du travail, 2014., peu visible mais efficace pour créer des liens entre secteur public et secteur privé, entre la recherche et les industriels, et propice au développement économique.

Un État fédéral plus interventionniste face à la désindustrialisation, à la crise climatique et à la compétition avec la Chine

La conjonction de la compétition stratégique avec la Chine, de la pandémie de Covid-19 et de la crise climatique ont fait renaître le débat sur la politique industrielle. Tous trois peuvent en effet être interprétés comme des manifestations concrètes des limites du fondamentalisme de marché.

Dans la compétition entre leur pays et la Chine, les élites américaines s’aperçoivent qu’elles ne jouent pas selon les mêmes règles. Dans les domaines jugés stratégiques, Beijing est en mesure de mobiliser tous les outils de la politique industrielle (prêts bancaires préférentiels, subventions, collaborations, standardisation, etc.). La Chine menace ainsi le leadership technologique américain. Même chez les républicains, des voix se font entendre pour appeler à une politique plus interventionniste : le sénateur Marco Rubio, considérant que la solution de marché, même si elle est efficace, n’est pas forcément la plus conforme à l’intérêt national, appelait ainsi dans un discours de 2019 devant la National Defense University à la mise sur pied d’une nouvelle politique industrielle américaine. Un même message est porté par certains intérêts privés : l’Information Technology and Innovation Foundation, think tank financé par les grandes entreprises américaines du numérique et dont les travaux se portent fréquemment sur les avancées technologiques chinoises, appelle ainsi à une « politique industrielle stratégique » reposant sur l’identification des secteurs clés en termes de potentiel de croissance et de sécurité nationale16Robert D. Atkinson,  Why America Should Compete to Win in Advanced Industries, ITIF, 11 avril 2022.. De son côté, IBM s’est réjoui de l’introduction du projet de loi Endless Frontier Act (de nombreuses dispositions ont été reprise dans le CHIPS and Science Act).

La pandémie de Covid-19 a encore nourri ce débat puisqu’elle a mis en évidence certaines lacunes de l’appareil industriel américain. Confronté aux difficultés d’approvisionnement en matière de respirateurs artificiels et de masques FFP2, le président Trump a ainsi décidé d’utiliser les pouvoirs conférés par le Defence Production Act pour obliger General Motors et 3M respectivement à produire de tels équipements. Au-delà des biens directement nécessaires à la gestion de la pénurie, des délais et pénuries sont nées suite à des désorganisations logistiques et des confinements dans les zones d’implantation des usines, notamment l’Asie de l’Est. La pénurie de semi-conducteurs, qui a surtout concerné les composants destinés à l’industrie automobile, a obligé à une réduction importante de la production et des ventes : selon le cabinet de conseil AlixPartners, cette pénurie aurait couté 210 milliards de chiffres d’affaires aux constructeurs automobiles, soit 7,7 millions de véhicules. Le facteur de fragilité que représente la dépendance à des chaînes d’approvisionnement complexes et internationalisées est ainsi devenu éclatant.

Pour de nombreux démocrates, la politique industrielle constitue également un outil crucial pour assurer la décarbonisation de l’économie et agir contre le changement climatique. La résolution « reconnaissant le devoir de l’État fédéral de créer un Green New Deal » déposée par Alexandria Ocasio-Cortez et Ed Markey propose ainsi de bâtir un réseau électrique intelligent, de développer la production d’énergies renouvelables ou encore de créer un réseau de trains à grande vitesse17Alexandria Ocasio-Cortez, Ed Markey, A resolution recognizing the duty of the Federal Government to create a Green New Deal, 2019.. Cette approche de la politique environnementale, qui passe par le soutien au développement des secteurs « verts », par des subventions, des commandes publiques, plutôt que par le vecteur des prix au travers d’une taxe carbone, a été adoptée par les dirigeants démocrates. Cela a conduit The Atlantic à prononcer l’éloge funèbre de la taxe carbone, absente des grands projets de lois démocrates sur le climat18The Atlantic, Carbon Tax, Beloved Policy to Fix Climate Change, Dies at Age 47, 20 juillet 2021..

La politique industrielle est également envisagée comme un instrument permettant de réduire les inégalités entre individus, entre régions et entre groupes ethniques. Cela car les emplois industriels offrent des salaires plus élevés que les emplois de service non qualifiés, le développement de l’emploi industriel contribuant donc à accroître les revenus des classes populaires et moyennes. Surtout, les actions de politique industrielle peuvent être ciblées pour atteindre en priorité les communautés les plus fragiles : Brian Deese explique ainsi que « en investissant dans toute l’Amérique, en particulier dans les régions qui ont souffert de décennies de désindustrialisation, nous pouvons éviter un enracinement et une polarisation géographiques supplémentaires ».

Le recours à la politique industrielle ne fait pas pour autant consensus. Les voix les plus proches des thèses libertariennes, à l’instar du Cato Institute, restent très critiques, soulignant les échecs, comme le prêt garanti accordé à Solyndra, le risque de capture du régulateur par les entreprises, le manque d’information de l’État pour déterminer les bons investissements, etc. Le think tank Peterson Institute for International Economics, centriste mais très favorable au libre-échange, est quant à lui revenu récemment sur cinquante années de politique industrielle américaine pour en tirer un bilan mitigé, soulignant que de nombreuses interventions fédérales ont un rapport coût-bénéfice négatif.

La politique industrielle de l’administration Biden

L’administration Biden se distingue de ses prédécesseurs par le caractère assumé de sa politique industrielle ou « stratégie industrielle », qui est présentée comme un moyen de « revitaliser la production manufacturière nationale, créer des emplois américains bien rémunérés, renforcer les chaînes d’approvisionnement américaines et accélérer les industries du futur »19The White House, Fact sheet: CHIPS and Science Act Will Lower Costs, Create Jobs, Strengthen Supply Chains, and Counter China, 9 août 2022..

Pour atteindre ces objectifs, de nombreuses initiatives ont été lancées depuis dix-huit mois. Dans le domaine législatif, l’administration a soutenu l’adoption du Infrastructure Investment and Jobs Act, du CHIPS and Science Act et de l’Inflation Reduction Act. Ces textes viennent renforcer les dépenses fédérales en faveur des infrastructures, notamment de transports, de la recherche, de la microélectronique et des énergies renouvelables. Les pouvoirs propres de l’exécutif ont également été mobilisés, que ce soit pour ordonner les enquêtes sur les chaînes d’approvisionnement ou pour faire recours au Defence Production Act. Toutes ces mesures ne sont pas pilotées par une agence unique responsable de la politique industrielle, mais sont entreprises par les services de la Maison-Blanche, par le Congrès, le département de l’Énergie, le département de la Défense, le département des Transports et d’autres agences fédérales, ce qui rend difficile de peindre une image globale claire et lisible.

Le cadre conceptuel proposé par l’OCDE nous sera donc utile pour donner sens aux initiatives en cours. Celui-ci distingue trois types d’instruments qui peuvent être mobilisés par la puissance publique. Il s’agit des instruments d’offre20Ce sont les instruments qui affectent les décisions domestiques de production, quel que soit le lieu de consommation des biens ou des services concernés., qui affectent la productivité au sein des entreprises ou qui modifient la répartition des facteurs de production entre entreprises, des instruments de demande, qui affectent les décisions nationales de consommation, et la gouvernance, soit toutes les mesures visant à assurer la coordination entre le monde des affaires, le secteur public et les institutions de recherche.

Une institutionnalisation de la politique industrielle par le biais de la problématique des chaînes d’approvisionnement

L’executive order 14017 sur les chaînes d’approvisionnement des États-Unis du 24 février 2021 a mis en marche un vaste programme de travail visant à bâtir des chaînes d’approvisionnement plus résilientes afin de « revitaliser et reconstruire la capacité de fabrication nationale, maintenir l’avantage concurrentiel de l’Amérique dans la recherche et le développement et créer des emplois bien rémunérés »21Joe Biden, Executive Order on America’s Supply Chains, The White House, 24 février 2021.. Les agences fédérales concernées ont d’abord eu cent jours pour étudier les risques pesant sur quatre chaînes d’approvisionnement : les semi-conducteurs, les batteries électriques à haute capacité, les minerais critiques et les produits pharmaceutiques. Ces rapports comprennent des recommandations de politique publique : par exemple, le département du Commerce suggère, pour renforcer l’industrie des semi-conducteurs, de financer le programme de subvention CHIPS avec « au moins 50 milliards de dollars » ou encore que le département du Travail fournisse plus de bourses pour financer des formations dans le domaine de l’ingénierie des semi-conducteurs22The White House, Building Resilient Supply Chains, Revitalizing American Manufacturing, and Fostering Broad-Based Growth : 100-Day Reviews under Executive Order 14017, juin 2021.. L’executive order désigne également une seconde série de domaines, qui doivent faire l’objet de rapports sous un an : les industries de la défense, des produits de santé, des technologies de l’information et de la communication, de l’énergie, des transports et de l’agroalimentaire. Les agences fédérales sont chargées d’identifier les biens et les matières premières critiques, les risques, les actifs industriels clés, et de proposer des mesures opérationnelles ou législatives susceptibles de renforcer la résilience de ces chaînes d’approvisionnement23Joe Biden, Executive Order on America’s Supply Chains, The White House, 2424 février 2021.. Les rapports ont été dévoilés en février 2022 et ils marquent une évolution dans la conception des politiques économiques : l’État cherche à connaître avec beaucoup plus de finesse le fonctionnement des secteurs étudiés, l’administration n’hésite pas à se fixer des objectifs chiffrés, les échecs de marchés ne constituent plus le seul motif jugé valable d’intervention tandis que la lutte contre le changement climatique se place au centre des préoccupations25Todd N. Tucker, « Everything is Climate Now: New Directions for Industrial Policy from Biden’s Supply Chain Reports », Roosevelt Institute Issue Brief, mai 2022..

Ces rapports, avec leurs constats et leurs recommandations, constituent la fondation de la politique industrielle de l’administration Biden. L’approche par la chaîne d’approvisionnement est progressivement institutionnalisée au travers de la création d’organismes chargés de cette problématique : la Supply Chain Disruption Task Force est créée en juin 2021 pour répondre aux décalages de court terme entre l’offre et la demande. Service interministériel, elle dialogue avec les entreprises privées pour diagnostiquer les problèmes auxquels ces dernières sont confrontées. Le projet de loi Supply CHAIN Act a été déposé pour sanctuariser cette fonction en créant un bureau de la résilience des chaînes d’approvisionnement et de la réponse aux crises qui doit veiller à la résilience et à la sécurité des chaînes critiques et développer les collaborations avec le secteur privé et les partenaires internationaux des États-Unis26Congress, H.R. 5479, To establish the Supply Chain Resiliency and Crisis Response Office in the Department of Commerce, and for other purposes, consulté le 27 juin 2022. Cette disposition est reprise dans le projet de US COMPETES Act..

La gouvernance de la politique industrielle se déploie au niveau local puisque le département du Commerce et le département du Travail planifient l’organisation de sommets régionaux portant sur les chaînes d’approvisionnement jugées prioritaires par l’administration. Ils visent à réunir l’ensemble des parties prenantes pour discuter des opportunités en vue d’« aligner les stratégies régionales de développement économique avec la stratégie nationale sur les chaînes d’approvisionnement ». La loi CHIPS and Science Act, adoptée le 27 juillet, prévoit la création de 20 hubs régionaux d’innovation dotés de 11 milliards de dollars.

Le recours à l’investissement public pour préserver et renforcer les avantages compétitifs des États-Unis

Créer un environnement économique favorable à la croissance de toutes les entreprises

Les États-Unis disposent de nombreux atouts économiques qui ont permis leur développement économique et technologique : une main-d’œuvre bien formée, un grand marché intérieur, des infrastructures de qualité, des universités de haut niveau, des marchés de capitaux dotés d’une grande profondeur et un écosystème d’innovation dynamique. Mais le maintien de certains de ces avantages comparatifs est aujourd’hui mis en péril par le désinvestissement public. Dans le domaine des infrastructures, la société américaine des ingénieurs civils juge que plus de 70 000 kilomètres de routes et un pont sur cinq sont en mauvais état27La société américaine des ingénieurs civils jugeait ainsi sévèrement la qualité et l’état des infrastructures dans son rapport de 2021 à ce sujet, leur attribuant un C-, et estimant que le manque de financement pour atteindre la note de B (un bon état) s’élevait à 2 500 milliards de dollars entre 2020 et 2029.. Dans le domaine de la recherche, la Chine rattrape rapidement les investissements américains : en 2010, la dépense intérieure de recherche et développement (R&D) s’élevait à 212 milliards de dollars en Chine contre 410 milliards au États-Unis, soit un ratio de 52%, en 2019, avec 526 milliards de dollars contre 658 milliards, le ratio était passé à 80%28National Science Board, U.S. and Global Research and Development..

L’administration Biden a donc fait des infrastructures physiques une priorité et a réussi à faire adopter rapidement la loi sur les investissements dans les infrastructures et l’emploi (Infrastructure Investments and Jobs Act), qui est entrée en vigueur en novembre 2021. Celle-ci ouvre 550 milliards de dollars de nouveaux crédits dédiés au développement et à la rénovation des infrastructures. Il s’agit en particulier de financer la construction et l’entretien des routes (110 milliards de dollars29« Biden says final passage of $1 trillion infrastructure plan is a big step forward », NPR, 6 novembre 2021.), de moderniser et d’étendre le réseau ferroviaire (66 milliards de dollars) et les transports publics (15 milliards de dollars), de rénover l’infrastructure électrique (65 milliards de dollars) et d’accélérer le déploiement de la fibre (65 milliards de dollars). Au travers de ces investissements, l’administration compte améliorer la qualité de vie des citoyens, notamment en réduisant la congestion. Mais ils visent également à l’atteinte de plusieurs objectifs de politique industrielle : augmenter l’efficacité du fret et ainsi baisser le coût des intrants pour les entreprises américaines et favoriser la décarbonisation de l’économie en bâtissant les infrastructures nécessaires (maillage territorial de bornes de recharge électrique, réseau ferré, etc.)30Council of Economic Advisers, Bringing Infrastructure into the 21st Century, novembre 2021.. Cette loi est également citée dans le plan de l’administration pour lutter contre l’inflation puisqu’un meilleur fonctionnement des chaînes d’approvisionnement est susceptible de faire baisser les pressions inflationnistes pesant sur les ménages.

Dans le domaine de la recherche et développement et du capital humain, l’administration Biden a fortement soutenu les efforts en vue de l’adoption du CHIPS and Science Act. Ce texte prévoit près de 100 milliards de dépenses supplémentaires en faveur de la R&D publique au cours des cinq prochaines années. Le budget de la National Science Foundation (NSF) est ainsi porté de 45 milliards au cours des cinq dernières années à 81 milliards sur la période 2023-2027. Dans ce montant, 20 milliards sont consacrés à la création d’une nouvelle direction pour les technologies, l’innovation et les partenariats chargée de soutenir la recherche « orientée par les usages » et de contribuer à la dissémination des travaux de la fondation afin qu’ils débouchent sur des innovations technologiques et commerciales. Il s’agit du dernier ajout à l’écosystème d’agences en charge du financement des technologies et des innovations émergentes, après la création de l’ARPA-Health (ARPA-H) en mai 202231Department for Human and Health Services, HHS Secretary Becerra Establishes ARPA-H within NIH, Names Adam H. Russell, D.Phil. Acting Deputy Director, 25 mai 2022.. Les nouveaux crédits accordés à la NSF financent également la création de programmes fédéraux dédiés à la promotion de l’enseignement des sciences et technologies (bourses, concours d’innovation pédagogique, efforts d’inclusivité et de diversité, etc.). Le CHIPS and Science Act prévoit également un quasi-doublement des dépenses de R&D du département de l’Énergie, qui passent de 37,4 milliards de dollars sur 2018-2022 à 67,9 milliards sur 2023-2027.

En ce qui concerne le financement des entreprises, les États-Unis ne disposent toujours pas d’une banque publique de développement généraliste, malgré les propositions législatives. Le sénateur Chris Coons a ainsi déposé un projet d’Industrial Finance Corporation Act (IFC). Doté d’une capitalisation initiale de 500 milliards de dollars, l’IFC pourrait fournir des garanties, des prêts et réaliser des prises de participation en vue de financer l’industrie manufacturière de pointe, y compris les industries vertes, et de renforcer la résilience des chaînes d’approvisionnement32Center for Global Development, A Domestic US Development Bank in the Works? Lessons from the MDBs, 30 septembre 2021.. Mais la proposition est restée coincée au Sénat. La Maison-Blanche a tout de même fait évoluer la politique de la banque d’export-import (EXIM Bank), qui est une société publique. À sa demande, elle a lancé l’initiative Make More in America33EXIM, Make More in America Initiative, consulté le 1er juillet 2022. : il s’agit du premier programme de l’EXIM Bank visant à financer le développement de capacités productives ou d’infrastructures aux États-Unis (elles doivent tout de même être orientées vers l’exportation). Toutefois, dans le seul domaine des énergies renouvelables et des industries vertes, l’Inflation Reduction Act adopté à la mi-août a renforcé le programme de prêt du département de l’Énergie et a créé un incubateur de banques publiques vertes locales doté de 27 milliards de dollars, le Greenhouse Gas Reduction Fund.

Soutenir les secteurs clés pour la prospérité, la sécurité et le bien-être de l’Amérique

Certains secteurs et technologies jugés clés font l’objet d’une attention particulière des autorités fédérales. Il s’agit en particulier des semi-conducteurs et des technologies vertes. L’administration recourt alors à la politique industrielle verticale, c’est-à-dire à des investissements publics et de subventions ciblés pour soutenir leur développement.

Les énergies vertes (hydrogène, panneaux solaires, éolien, etc.) constituent le secteur prioritaire pour l’administration Biden. Todd N. Tucker, du Roosevelt Institute, souligne ainsi le caractère central que prend la question climatique dans les rapports produits par les agences fédérales sur les chaînes d’approvisionnement critiques34Todd N. Tucker, « Everything is Climate Now : New Directions for Industrial Policy from Biden’s Supply Chain Reports », Roosevelt Institute Issue Brief, mai 2022., mais également sur la qualité et l’exhaustivité de celui portant sur le secteur de l’énergie. Ce dernier fixe des objectifs ambitieux à horizon 203035Department of Energy, America’s Strategy to Secure the Supply Chain for a Robust Clean Energy Transition, 24 février 2022., tels qu’une part de 50% de véhicules électriques dans les nouveaux véhicules vendus, la construction de 30 gigawatts d’éolien en mer ou la réduction du coût de l’hydrogène vert au niveau de l’hydrogène gris36L’hydrogène gris est l’hydrogène produit à partir d’hydrocarbures, le plus souvent du gaz naturel.. L’Inflation Reduction Act introduit un crédit d’impôt pour la production de composants liés aux énergies vertes (les panneaux photovoltaïques, les cellules de batterie, certains minerais critiques, etc.). Une aide est également prévue pour les investissements, puisque 10 milliards pourront être alloués, sous forme de crédit d’impôt, en faveur de projets de création ou d’extension de capacités de production dans le domaine des énergies renouvelables (par exemple une usine de turbines d’éoliennes). Au-delà de ces mesures incitatives, l’administration Biden s’est montré prête, au moins sur le plan déclaratif, à adopter une approche plus dirigiste. Confronté au long blocage des négociations autour du projet de Build Back Better, le président Biden a ainsi mobilisé le Defense Production Act (DPA) pour soutenir la production de matériaux stratégiques et critiques nécessaires à la transition vers les énergies décarbonées37Joe Biden, Memorandum on Presidential Determination Pursuant to Section 303 of the Defense Production Act of 1950 as amended, 31 mars 2022. et de panneaux solaires, d’électrolyseurs, de matériaux d’isolation, de pompes à chaleurs et de composants du réseau électrique38Department of Energy, President Biden Invokes Defense Production Act to Accelerate Domestic Manufacturing of Clean Energy, 6 juin 2022.. Le titre III du DPA invoqué par le président permet notamment au gouvernement fédéral de fournir des prêts ou des garanties de prêts39Il permet également aux gouvernements d’acheter des biens ou de s’engager sur un volume de marché (voir la partie « Des achats au service de l’Amérique et du climat »).. Mais les fonds actuellement disponibles dans le Defence Production Act Fund sont faibles (888 millions alloués en 2022). La proposition de loi Energy Security and Independence Act40Cori Bush, « Bush, Sanders, Crow Introduce Energy Security and Independence Act of 2022« , 6 avril 2022. à l’initiative de Bernie Sanders et Cori Bush suggère que soient donc alloués 100 milliards de dollars à l’utilisation du DPA en faveur de la transition écologique. Au total, la politique industrielle dans le domaine des industries vertes est sans doute la plus systématique, avec des mesures de soutien à la production (60 milliards dans l’IRA) mais également en aval (R&D) et en amont (achats publics, crédits d’impôts pour l’investissements dans les équipements verts, voir ci-après). Sur le plan budgétaire, l’organisme à but non lucratif RMI estime que plus de 500 milliards de dollars sont dédiés à la politique industrielle verte par l’IIJA, le CHIPS and Science Act et l’Inflation Reducation Act (IRA).

Les semi-conducteurs constituent le deuxième secteur clé de la politique industrielle américaine. Les États-Unis contribuent aujourd’hui à 38% de la valeur ajoutée mondiale de cette industrie grâce à leur domination sur les phases amont de la chaîne de valeur : la recherche et développement, les logiciels d’aide à la conception et certains équipements de production. Cette situation a permis à l’administration Trump de mettre en place des contrôles des exportations et des réexportations de semi-conducteurs très dommageables pour la Chine, puisqu’ils s’appliquent aux industriels étrangers qui utilisent des intrants américains41Mathilde Velliet, Convaincre et contraindre : les interférences américaines dans les échanges technologiques entre leurs alliés et la Chine, Études de l’IFRI, février 2022.. Mais la pandémie, en créant une pénurie dans le secteur, a souligné la dépendance des États-Unis vis-à-vis d’usines (les « fabs ») présentes très largement en Asie de l’Est (Corée du Sud, Taiwan, etc.). En effet, seuls 10% de la production mondiale sont réalisés sur le sol américain et l’accroissement de cette proportion s’est progressivement imposé comme un impératif politique. Le National Defence Appropriations Act pour l’année 2021 (NDAA 2021) prévoit ainsi, à sa section 9902, la mise en place d’un régime de subventions visant à soutenir la création de lignes de production aux États-Unis. Celui-ci n’était toutefois pas effectif en l’absence d’appropriation budgétaire et la revue de la chaîne d’approvisionnement en semi-conducteurs suggérait donc d’y consacrer au moins 50 milliards de dollars. C’est chose faite avec l’adoption du CHIPS and Science Act. Il affecte 39 milliards de dollars à la création d’un fonds chargé de distribuer les subventions prévues par le NDAA 2021, nommé Creates Helpful Incentives to Produce Semiconducteurs (CHIPS) et 11 milliards à un fonds chargé de soutenir la recherche collaborative entre les industriels américains du secteur. La loi crée également un crédit d’impôt en faveur de la production manufacturière avancée qui s’élève à 25% du montant des investissements dans la production de semi-conducteurs, soit environ 24 milliards d’aides supplémentaires en faveur du secteur.

Des achats aux bénéfices de l’Amérique et du climat

Le président Biden a fait des achats publics une priorité politique en appelant à « acheter américain » lors de son discours d’avril 2021 devant la session conjointe du Congrès42 Remarks by President Biden in Adress to a Joint Session of Congress, whitehouse.gouv, 28 avril 2021., au travers une application plus stricte des lois Buy America. La principale de ces lois est le Buy American Act de 1933 qui prévoit que les biens achetés directement par le gouvernement fédéral pour son propre usage doivent avoir été fabriqués aux États-Unis dès lors que le marché dépasse le seuil de 10 000 dollars (sauf pour les marchés couverts par l’accord de l’OMC sur les marchés publics). L’administration Biden juge que ces dispositions ne sont pas appliquées avec suffisamment de rigueur, ce qui conduit à faire échapper aux industriels américains une partie des 600 milliards d’achat directs des administrations fédérales. En particulier les dispenses43Une dispense peut être accordée lorsqu’un produit n’est pas fabriqué aux États-Unis, ou en trop faible quantité, ou que le différentiel de prix entre les États-Unis et l’étranger est trop élevé. prévues par la loi seraient accordées trop fréquemment. L’Executive Order 14005, qui affirme que le gouvernement fédéral doit avoir pour objectif de « maximiser le recours à des biens, produits, matériaux et à des services produits ou offerts aux États-Unis »44Joe Biden, Executive Order on Ensuring the Future Is Made in All of America by All of America’s Workers, 25 janvier 2021., crée donc, au sein de la Maison-Blanche, un Made in America Office, chargé de contrôler les demandes de dispense. L’administration a également initié un relèvement du seuil d’intrants américains nécessaire pour être reconnu comme un bien fabriqué aux États-Unis au sens du Buy American Act45White House, Biden-⁠Harris Administration Issues Proposed Buy American Rule, Advancing the President’s Commitment to Ensuring the Future of America is Made in America by All of America’s Workers, 28 juillet 2021..  

L’administration Biden cherche également à soutenir le développement des industries vertes en subventionnant ou en garantissant la demande privée. L’Inflation Reduction Act prévoit plus de 200 milliards en crédit d’impôt en faveur des personnes privées ou morales qui investissent dans des équipements de production d’énergies renouvelables, des véhicules électriques, etc. Afin que cette demande se dirige vers les producteurs américains et contribue au développement du secteur industriel américain, des critères relatifs à la provenance des équipements achetés sont prévus : les crédits d’impôts pour la production d’électricité décarbonée prévoient ainsi une bonification de 10% si au moins 40% de la valeur des équipements est d’origine américaine et le crédit d’impôt pour l’achat d’un véhicule électrique neuf est entièrement dépendant du respect de deux critères portant sur l’origine domestique des minerais critiques et de la batterie (avec des exceptions pour certains partenaires des États-Unis). Le gouvernement fédéral pourrait également soutenir la demande grâce à la Section 303 du Defence Production Act (DPA) qui l’autorise à garantir un volume de ventes aux fabricants d’un bien afin de les inciter à investir dans sa production46Todd N. Tucker, « Making Sense of Biden’s Green Energy Defense Production Act Announcements », Roosevelt Institute blog, 9 juin 2022.. Une telle décision reste encore à être prise par le département de l’Énergie suite à l’invocation du DPA par le président au début du mois de juin 202247Department of Energy, President Biden Invokes Defense Production Act to Accelerate Domestic Manufacturing of Clean Energy, 6 juin 2022..

Une nouvelle doctrine économique pour le Parti démocrate ?

Le progressisme de l’offre

Les responsables de la politique économique de l’administration Biden ont bien conscience que leur stratégie économique, qui fait un recours important et assumé aux outils de politique industrielle, se situe en rupture avec les administrations précédentes, même démocrates. Brian Deese, devant l’Economic Club de New York, explique ainsi que « pendant la plus grande partie des cinquante dernières années, le seul fait de prononcer les mots « politique industrielle » provoquait un mélange de dérision et d’inquiétude »48Economic Club of New York, ECNY Event – Brian Deese, 20 avril 2022..

Comme on l’a vu, ce renouveau de la politique industrielle est indissociable d’un regain d’attention pour les conditions de la production et le fonctionnement des secteurs, au travers notamment de l’analyse des chaînes d’approvisionnement. Il a donc partie liée avec les débats en cours sur un « progressisme de l’offre ». Pour le journaliste du New York Times Ezra Klein, auteur d’un essai remarqué sur le sujet, il s’agit pour les démocrates de mener une politique économique moins centrée sur la redistribution des ressources que sur la création des conditions permettant de réduire le coût des biens les plus importants pour la mise en œuvre de leur programme49Ezra Klein, « The Economic Mistake the Left Is Finally Confronting », The New York Times, 19 septembre 2021.. Il propose ainsi la fin du zonage pour soutenir la densification urbaine et réduire les problèmes de logement ainsi que la création d’une option publique pour l’assurance santé et l’attribution du droit pour Medicare et Medicaid de négocier directement les tarifs avec les laboratoires pharmaceutiques, afin d’améliorer l’accès aux soins. Selon lui, ceci constituerait une rupture bienvenue avec le programme politique progressiste traditionnel dont l’idée directrice serait « donnons de l’argent [aux] individus modestes qu’ils pourront utiliser pour acheter des choses dont ils ont besoin ou […] envie », au prix d’un « désintéressement pour la création des biens et services auxquels ils désirent que tout le monde ait accès ». Ce courant de pensée, bien qu’informel, voit émerger de multiples propositions en faveur d’une implication plus grande du gouvernement fédéral dans le développement industriel : en créant de nouvelles institutions réunissant les syndicats, les employeurs et l’administration fédérale pour assurer une planification à long terme dans le domaine des semi-conducteurs50Alex William, Preventing The Next Shortage: A Framework For Industrial Policy, 14 mai 2021., en créant des sociétés publiques dans les secteurs amont à faible rentabilité dans lesquels l’investissement privé est insuffisant51Yakov Feygin, Public Options as Industrial Policy, 22 juin 2022. ou en mettant en place une National Investment Authority, à la fois banque publique et gestionnaire d’actifs52Saule T. Omarova, The National Investmetn Authorithy: an Institutional Blueprint, Berggruen Institute..

La secrétaire au Trésor elle-même a repris cette idée d’une stratégie économique focalisée sur la production de biens et de services, sans reprendre les préconisations de l’économie de l’offre traditionnelle, associée au Parti républicain (réduction des impôts et dérégulation). Pour caractériser la stratégie économique de l’administration, Janet Yellen parle ainsi d’économie de l’offre moderne (modern supply side economics)53Janet Yellen, Remarks at the 2022 ‘Virtual Davos Agenda’, 21 janvier 2022. qui donne la priorité à « l’offre de main-d’œuvre, au capital humain, aux infrastructures publiques, à la recherche et développement et aux investissements dans un environnement durable ».

Le progressisme de l’offre face à l’inflation

L’accélération de l’inflation et le resserrement de la politique monétaire viennent menacer les réussites économiques du président Biden. Alors que le taux de chômage se situe à un niveau historiquement bas (3,6% en mai 202254Bureau of Labor Statistics, The Employment Situation — May 2022, 3 juin 2022.) et que la reprise fut dynamique en 2021 (5,5% de croissance55PIIE, The US economy grew faster than expected in 2021, but the pandemic transformed its composition, 27 janvier 2022.), la persistance d’une inflation élevée a conduit la Réserve fédérale des États-Unis (FED) à décider d’une hausse de son taux d’intérêt directeur de 0,5 point en mai et de 0,75 point en juin 2022, cela en indiquant que le mouvement devrait continuer56Financial Times, Fed raises benchmark rate by 0.75 percentage points to tame scorching inflation, 15 juin 2022.. C’est donc en réduisant le crédit et la demande que la FED cherche à maintenir les prix sous contrôle.

Or cette approche est en opposition aux arguments avancés par l’administration Biden. S’appuyant sur son analyse des chaînes d’approvisionnement, elle a souligné à de nombreuses reprises qu’une part importante de l’inflation était due à des goulots d’étranglement dans quelques secteurs, notamment la pénurie de semi-conducteurs qui impacte fortement la production automobile, ou les problèmes de délais dans les ports, qui se répercutent dans l’ensemble de l’économie. Le gouvernement fédéral a donc argué que la réduction des pressions inflationnistes nécessitait non pas une réduction de la demande et de l’investissement au travers d’une hausse du coût du crédit, mais au contraire la réalisation d’investissements ciblés. Le plan Biden-Harris pour lutter contre l’inflation mentionne ainsi la mise en œuvre de la loi bipartisane sur les infrastructures « qui permettra aux biens d’atteindre le marché plus rapidement et à moindre coût » ou la nécessaire adoption de loi bipartisane sur l’innovation qui doit favoriser des investissements aux États-Unis pour la production de « biens essentiels qui ont fait grimper l’inflation pendant la pandémie »57The White House, The Biden-⁠Harris Inflation Plan: Lowering Costs and Lowering the Deficit, 10 mai 2022.. Mais ce message est difficile à convoyer auprès des Américains puisqu’ils sont aujourd’hui une majorité à penser que le pays est entré en récession et qu’ils rendent l’administration coupable de l’inflation58New York Times, Pessimism about the economy is growing, a U.S. poll shows, 30 juin 2022..

Mais le contenu de l’Inflation Reduction Act démontre l’évolution des idées en matière de politique économique au sein du Parti démocrate. Si le texte s’appuie en partie sur le levier de la demande pour réduire l’inflation, avec une réduction prévue du déficit fédéral à hauteur de 300 milliards sur dix ans, il cherche également à modifier les conditions de l’offre. 369 milliards de dollars sont consacrés à des crédits d’impôts et à des investissements fédéraux en vue de développer la production d’énergies renouvelables ainsi que le renforcement de la chaîne d’approvisionnement des industries vertes. Cela doit contribuer à l’indépendance énergétique des États-Unis et à la réduction à terme du coût de l’énergie. Medicare et Medicaid se voient reconnaître le droit de fixer les tarifs de certains médicaments. L’IRA prévoit également la réalisation d’une réforme des procédures d’autorisation, pour faciliter les projets d’infrastructures et industriels. 

Le défi de la mise en musique 

L’adoption de l’Infrastructure Investment and Jobs Act, du CHIPS Act et de l’Inflation Reduction Act a ouvert plusieurs centaines de milliards de dollars de crédits pour financer la politique industrielle. Avec ces lois et les vastes prérogatives exécutives (recours au Defence Production Act, négociations commerciales, etc.), l’administration Biden dispose des instruments pour rebâtir une Amérique plus verte, plus juste et plus résiliente.

Mais la réindustrialisation de l’Amérique va nécessiter des mesures complémentaires. Les subventions et crédits d’impôt prévus par le CHIPS and Science Act ne déboucheront sur la création de nouveaux fabs (usines produisant des semi-conducteurs) aux États-Unis que si les industriels sont en mesure de recruter le personnel qualifié nécessaire. Plusieurs industriels du secteur ont ainsi signé une lettre ouverte affirmant que cela nécessiterait une réforme des procédures d’immigration pour les diplômés en électronique59The Hill, Semiconductor giants call for immigration law restructuring, 4 août 2022.. Le déploiement massif et rapide des énergies renouvelables envisagé par l’IRA sera difficile à réaliser en l’absence d’une réforme des procédures d’obtention de permis de construire. Or l’adoption de telles règles ne fait pas consensus. Surtout, suite aux midterms de novembre, il est très probable que le Congrès soit divisé entre une Chambre des représentants qui repasserait sous contrôle républicain alors que les démocrates garderaient leur majorité au Sénat. Compte tenu de la polarisation politique, cela pourrait conduire à un blocage du pouvoir législatif.

L’efficacité de la politique industrielle va également dépendre de la bonne coordination entre toutes ses parties prenantes. Les lois IIJA, CSA et IRA ont créé un grand nombre de programmes, initiatives et véhicules d’investissement, qui sont placés sous l’autorité d’un très grand nombre de départements et d’agences fédérales (Loan Program Office et Office of Science du DOE, NSF, département des Transports, département du Commerce, etc.). Un Made in America Office a été créé au sein de la Maison-Blanche par Executive Order. Le Defence Production Act Fund est sous la tutelle du département de la Défense. Cela alors même que la mise en œuvre efficace de la politique industrielle nécessite également une bonne coordination avec les pouvoirs publics locaux et le secteur privé. La création d’un point nodal, en charge du pilotage de la politique industrielle et de l’organisation du dialogue entre les parties prenantes, sera sans doute nécessaire. Le National Economic Council pourrait constituer la base d’une telle administration responsable de la politique industrielle.

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