Le premier tour des élections législatives de juin 2022 a confirmé le fort taux d’abstention qui était attendu. Pour Dorian Dreuil, membre de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation, favoriser la participation et la délibération est le seul moyen de relégitimer le processus décisionnel démocratique.
L’année électorale 2022 ne cesse de battre de nouveaux records d’abstention. Lors du deuxième tour de l’élection présidentielle, l’abstention atteint 28,01%, la plus forte depuis 1969. Au premier tour des élections législatives, la participation électorale chute brutalement à 47,51%, la plus basse pour un scrutin législatif sous la Ve République. Sans surprise, cette dégradation de la participation électorale est l’ultime expression de la fatigue de notre régime représentatif, si bien que les enjeux de renouveau démocratique ont rarement été aussi présents dans le débat public en France et dans le monde à l’heure à laquelle, partout, nos vieilles démocraties électorales peinent à se réinventer. Pour retisser le lien entre les citoyens et les institutions, il faut compléter notre démocratie représentative par plus de démocratie participative et délibérative. Dès le 9 mars 2022, avant même son entrée en campagne, le président de la République faisait part aux citoyens de son souhait de changer de méthode et d’instaurer « un nouveau grand débat permanent » s’il était réélu.
Si la nation doit agir et décider, elle ne peut intervenir seulement tous les quatre ou cinq ans. Il n’y a pas de démocratie sans participation continuelle des citoyens.
Pierre Mendès France aux Mardis de l’ESSEC, le 19 novembre 1964
Certaines promesses électorales engagent plus que d’autres. Celle de rénover la vie démocratique en fait partie. Cette formule de « grand débat permanent » est loin d’être anodine, elle fait d’Emmanuel Macron « l’homme de son temps », comme le lui conseillait Laurent Fabius citant Chateaubriand lors de son investiture en 2017.
Notre rapport au temps a particulièrement évolué ces dernières années. À son époque, Durkheim faisait déjà du temps une catégorie sociale de pensée1 Juliette Rolland, « Le temps et l’individu : limites du sociomorphisme durkheimien », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 2, no 119, 2005, pp. 223‑45.. Pour lui, le fonctionnement institutionnel et l’organisation d’une société produisent des temporalités qui influent sur la vie de chacun. Le rapport semble aujourd’hui s’inverser, si bien que nos institutions ne répondent plus à la temporalité de la société. L’entre-deux scrutins ne peut ainsi plus se passer de respirations démocratiques pour accompagner l’évolution de ce rapport au temps politique. Pour sauvegarder notre démocratie, le temps est à la participation citoyenne, seul moyen de relégitimer le processus décisionnel démocratique dont le « grand débat permanent » est une illustration possible.
La délibération à l’épreuve de la démocratie dans le monde
Grand débat, conventions, assemblées citoyennes, commissions ou comités sont des mises en pratique d’une philosophie politique qui connaît aujourd’hui son apogée et dont Jürgen Habermas, philosophe allemand, est un des artisans. La pensée d’Habermas sur le sujet tient dans le concept de « démocratie radicale2 Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes (traduit par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz), Paris, Gallimard, 1997. » au sein duquel la discussion occupe une place importante, voire primordiale. Le dialogue civil est pour lui l’architecture de ce que l’on appelle aujourd’hui « démocratie délibérative ». L’enseignement majeur d’Habermas est que la démocratie délibérative permet d’accroître la légitimité des décisions politiques, car celles-ci sont « régulées » et ont traversé « les écluses des procédures propres à la démocratie et à l’État de droit, avant d’entrer dans le système parlementaire ou dans les tribunaux3 Laurent Lemasson, « La démocratie radicale de Jürgen Habermas. Entre socialisme et anarchie », Revue française de science politique, vol. 58, 2008, pp. 39‑67. ». Pensant défendre la démocratie représentative, certains érigent la délibération en dépossession du pouvoir de l’élu, mais elle peut parfaitement coexister avec la représentation. Véritable pont entre deux élections, laisser la société dialoguer renforce moins le vote qu’il n’affaiblit l’élu. L’opération électorale, qu’elle soit une élection ou un vote au Parlement, ne disparaît donc pas, elle devient simplement une étape dans le dialogue permanent de la démocratie.
Longtemps moquée ou reléguée au rang des utopies politiques, la délibération s’impose pourtant comme un mode de gouvernance légitime après que les sciences politiques ont démontré son importance dans la re-légitimation du fait démocratique4 Loïc Blondiaux et Bernard Manin, Le Tournant délibératif de la démocratie, Paris, Presses de Sciences Po, 2021.. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) recense près de 574 exemples de dispositifs délibératifs5Database of Representative Deliberative Processes and Institutions (2021), OCDE.. Certains sont riches d’enseignements et complètement intégrés à l’architecture institutionnelle représentative. La Belgique, bien que monarchie constitutionnelle constituée en État fédéral, dispose d’un système politique qui repose lui aussi sur la démocratie représentative. Les Belges, bien qu’attachés à leur démocratie parlementaire, ont été les premiers dans le monde à institutionnaliser la délibération, avec des citoyens tirés au sort au sein de leur Parlement – élu quasiment au même moment que la création du grand débat national français6Véronique Lamquin, « Première mondiale à Bruxelles : des citoyens siégeront au Parlement », Le Soir, 4 décembre 2019.. Une « suggestion citoyenne » signée par 1 000 Bruxellois en âge de voter suffit à convoquer une commission délibérative. Composée de citoyens et de parlementaires tirés au sort (un quart d’élus et trois quarts de citoyens), elle se réunit pour étudier une thématique précise et formule des recommandations qui seront ensuite transmises au Parlement, à qui il revient de leur donner une traduction (législative ou sous forme de question posée au gouvernement). Ce système est intéressant car il institutionnalise une pratique politique encadrée et organisée et réussit à faire cohabiter démocratie représentative et délibération, élection et expertise citoyenne.
Outre-Atlantique, la participation citoyenne dans l’État d’Oregon a un réel impact sur le pouvoir de décision. La Citizens’ Initiative Review (CIR) est un organe qui a pour objectif de renforcer la connaissance des citoyens avant une votation populaire. En amont du vote, l’ensemble des inscrits sur les listes électorales reçoit un document résumant les informations clés, produit par des groupes diversifiés de 24 citoyens qui se réunissent durant cinq jours. Ce système a un impact non négligeable sur la prise de connaissance d’un projet de loi puisqu’au moins 80% des électeurs lisent les documents du CIR envoyés avant une votation7 Tyrone Reitman et al., « Délibérer avant le référendum d’initiative citoyenne : l’Oregon Citizens’ Initiative Review », Participations, vol. 1, no 23, 2019, pp. 93‑121..
Ces deux modèles étrangers montrent qu’il est tout à fait possible d’institutionnaliser des processus délibératifs pour renforcer la qualité de la connaissance démocratique et la participation citoyenne aux différents processus de décision.
En France, la participation citoyenne a récemment fait son entrée dans l’architecture gouvernementale et institutionnelle. Marc Fesneau, déjà en charge des relations avec le Parlement au sein du gouvernement Philippe II, voit son portefeuille élargi à la participation citoyenne après le remaniement de 2020. En 2021, la loi organique portant réforme du Conseil économique, social et environnemental acte la transformation de la troisième chambre constitutionnelle de la société civile, organisée en véritable chambre de la participation citoyenne. En 2022, le gouvernement Borne nomme Olivier Véran ministre délégué chargé des relations avec le Parlement et de la vie démocratique. La démocratie délibérative a elle aussi été mise en place sous de nouvelles formes, notamment avec le grand débat national en 2019.
Tirer les leçons du grand débat national
C’est peu de dire que le premier quinquennat d’Emmanuel Macron a été rythmé par des crises successives d’une rare intensité : manifestations sociales des « gilets jaunes », pandémie ou retour de la guerre en Europe. Chacune de ces crises a donc connu des réponses toutes aussi inédites. En novembre et décembre 2018, le mouvement de contestation sociale des « gilets jaunes » s’installe aux ronds-points, qui se voient alors transformés en de joyeux lieux de repolitisation de la partie de la société représentée par le mouvement, assez réfractaire, pour ne pas dire en rupture avec le fait politique8Laurent Jeanpierre, In Girum. Les leçons politiques des ronds-points. Paris, La Découverte, 2019.. Rapidement, les réunions statiques et autres blocages se muent en manifestations et la situation devient hors de contrôle.
En réponse, le président de la République adresse une lettre aux Français et annonce l’organisation d’un grand débat national, de janvier jusqu’à la mi-mars 2019. Durant cet exercice inédit de démocratie participative, les Français sont invités à mettre des mots sur leurs maux et à exprimer leurs attentes, leurs envies, leurs colères et leurs rêves.
C’est la première fois que la démocratie française propose une pareille consultation. Si les consultations publiques sont des habitudes de certaines collectivités territoriales, elles ne sont pas courantes à l’échelle nationale. La curiosité suscitée par cette annonce à la cavalcade laisse alors place à une forte participation dont le bilan chiffré témoigne : 1 932 884 contributions en ligne, 10 134 réunions locales, 27 374 courriers reçus et surtout l’ouverture dans 16 337 communes de cahiers citoyens 9https://granddebat.fr/.. Ces cahiers citoyens, d’abord lancés par l’Association des maires ruraux de France (AMRF), sont particulièrement évocateurs de cette participation. Réticents à remplir des questionnaires traditionnels et à assister à des réunions formelles, les Français se ruent vers ces cahiers vierges sur lesquels ils se laissent aller à écrire leurs doléances. Au total, ce sont près de 400 000 pages de revendications qui voient le jour et s’imposent comme reflet de l’âme d’une nation et une photographie inédite de la sociologie du pays, une richesse incomparable pour le comprendre.
Au cours du grand débat, une promesse revient régulièrement, celle de la transparence et de la mise en ligne de l’ensemble de ces contributions. À mesure que les cahiers citoyens se remplissent, ce sont des témoignages, des récits de vie, des colères, des espérances qui se partagent. Mais la promesse n’est pas tenue. La frustration est à la hauteur des espoirs d’une telle participation. Il est curieusement plus facile d’accéder aux doléances de 1789 qu’à celles de 2019. Faute d’avoir été pensés, les cahiers citoyens ont été numérisés, mais non anonymisés. Ils ne sont donc pas disponibles en ligne et reposent aujourd’hui dans des centres d’archives départementales. Ils ne sont pas facilement consultables, on y accède la plupart du temps après une demande dérogatoire qui peut prendre jusqu’à plusieurs semaines ou mois. La recherche de ces cahiers citoyens « perdus » a même donné naissance au collectif Rendez les doléances ! et à un ouvrage éponyme10 Didier Le Bret (dir.), Rendez les doléances ! Enquête sur la parole confisquée des Français, Paris, JC Lattès, 2022., qui ne suffisent toutefois pas à collecter et rendre accessible l’ensemble des 400 000 pages.
Quasiment trois ans après, trois sentiments résument assez bien ce qu’a été le grand débat national : innovation, participation et frustration.
Ces exercices délibératifs demandent de la méthode et une ingénierie minutieuse pour anticiper la traduction politique des résultats avant même le début du processus. C’est un point commun avec l’autre innovation démocratique menée durant le premier quinquennat Macron : la convention citoyenne pour le climat. Alors que l’outil délibératif, pensé pour créer un consensus d’un corps représentatif de la société sur un sujet qui faisait dissensus, revient aux origines du débat démocratique, les « jokers » (propositions rejetées par le chef d’État) laisseront une trace plus importante dans les esprits que les 149 propositions des conventionnaires. La réussite de tels débats repose avant tout sur quelques principes méthodologiques qui donnent au politique une matière brute à traiter et transposer. Autour de nous, de nombreux systèmes politiques ont institutionnalisé ces pratiques pour qu’elles ne soient pas dévoyées et nourrissent ce qu’elles sont censées combattre : la défiance vis-à-vis du politique ou, pire, l’indifférence. Pour qu’elle atteigne sa pleine puissance, la démocratie délibérative se doit d’être identifiée, portée, incarnée et d’inspirer la confiance.
Pour la création d’un Haut-Commissariat général à la participation citoyenne
On ne les connaît pas toujours, mais il existe déjà plusieurs dispositifs institutionnels de participation citoyenne, comme la Commission nationale du débat public (CNDP). Cette autorité indépendante est compétente pour connaître tout projet qui a un impact sur l’environnement ou l’aménagement du territoire. On trouve aussi le Centre interministériel de la participation citoyenne, rattaché au ministère de la Transformation et de la Fonction publique. Ces deux entités ont, pour gagner en puissance et amorcer une structuration institutionnelle de la participation citoyenne, intérêt à être regroupées autour d’un même portage politique : un Haut-Commissariat général, comme il en existe au plan ou au développement durable.
La création d’un Haut-Commissariat général à la participation citoyenne, comme la politologue Chloé Morin et la spécialiste de l’opinion Véronique Reille Soult en évoquaient l’idée11 Chloé Morin et Véronique Reille Soult, « “Pour une démocratie plus participative, créons un commissariat général de la convention citoyenne permanente” », Le Monde, 28 avril 2022., pourrait ainsi faciliter la mise en œuvre et l’animation du « grand débat permanent ». Il serait de fait le trait d’union idéal entre le ministère dédié à la vie démocratique, la chambre de la participation citoyenne qu’est le CESE et le pouvoir législatif du Parlement. Le Haut-Commissariat pourrait alors assurer la crédibilité de ces exercices par une méthodologie claire et un processus institutionnalisé et faire du grand débat permanent un continuum d’outils délibératifs et participatifs sur un sujet précis. Son champ d’application et sa compétence comprendraient les grands sujets, sociaux ou sociétaux, de la Nation que l’élection présidentielle ne parvient pas à trancher à elle seule.
La cristallisation d’un sujet dans l’opinion publique et la difficulté du politique à trancher sans fracturer sont deux éléments dont la combinaison suffirait à déclencher le processus de prise en charge d’un problème via la participation citoyenne.
Pour le quinquennat qui débute, nous pouvons déjà en soulever trois, sans ordre de priorité : la législation sur la fin de vie, la réforme des retraites et la réorganisation des institutions. Pour chacune de ces questions, imaginons que l’on convoque d’abord un grand débat, pour amorcer les échanges et faire remonter les craintes. Ce premier exercice permettrait de prendre la température, mais aussi de laisser s’exprimer les peurs et les besoins. Ce premier résultat servirait d’impulsion à une réflexion plus profonde menée par la convention citoyenne, hébergée par le Conseil économique, social et environnemental, qui serait chargé de délibérer et d’aboutir à un consensus.
Après, c’est généralement l’étape de la traduction politique des réflexions menées par les citoyens qui pose problème.
Pour qu’elles soient entendues, ces réflexions doivent être transmises sans filtre à l’Assemblée nationale et au gouvernement et non reposer dans des centres d’archives ou dépendre de la seule volonté de la haute fonction publique.
La chambre basse du Parlement entamerait alors son travail de discussion, de relecture et de traduction en proposition de loi. Le gouvernement aurait la liberté de transposer certaines revendications en décret, ordonnance ou autre projet de loi. Dans les deux cas, les institutions représentatives auraient le dernier mot.
Le plus important est que les propositions citoyennes soient au cœur des débats et traversent « les écluses des procédures propres à la démocratie et à l’État de droit » pour reprendre les mots d’Habermas.
Une telle architecture a plusieurs avantages. C’est d’abord un moyen de valoriser la participation citoyenne à travers des outils concrets dont la méthodologie est connue d’avance. Le caractère indépendant du Haut-Commissariat et son rôle de liant entre les institutions existantes garantiraient le respect des processus participatifs et délibératifs. C’est aussi l’occasion de créer le lien qui manque tant entre deux chambres constitutionnelles : l’Assemblée nationale et le CESE et par là même de revitaliser le pouvoir du Parlement. C’est enfin l’occasion de compléter et de relégitimer la démocratie en associant pouvoirs législatif et délibératif.
Le fait délibératif a déjà conquis les cœurs. En décembre 2021, un sondage OpinionWay, commandé par l’agence État d’esprit12Les Français et la concertation citoyenne, Opinion Way pour État d’Esprit-Stratis, décembre 2021. indiquait que 83% des répondants étaient d’accord avec le fait que les citoyens ont à apporter à la vie publique. Il reste à conquérir les esprits en faisant entrer cette forme de démocratie dans la pratique politique.
La société est prête pour davantage de participation citoyenne, elle attend simplement que le politique tienne ses promesses.
- 1Juliette Rolland, « Le temps et l’individu : limites du sociomorphisme durkheimien », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 2, no 119, 2005, pp. 223‑45.
- 2Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes (traduit par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz), Paris, Gallimard, 1997.
- 3Laurent Lemasson, « La démocratie radicale de Jürgen Habermas. Entre socialisme et anarchie », Revue française de science politique, vol. 58, 2008, pp. 39‑67.
- 4Loïc Blondiaux et Bernard Manin, Le Tournant délibératif de la démocratie, Paris, Presses de Sciences Po, 2021.
- 5Database of Representative Deliberative Processes and Institutions (2021), OCDE.
- 6Véronique Lamquin, « Première mondiale à Bruxelles : des citoyens siégeront au Parlement », Le Soir, 4 décembre 2019.
- 7Tyrone Reitman et al., « Délibérer avant le référendum d’initiative citoyenne : l’Oregon Citizens’ Initiative Review », Participations, vol. 1, no 23, 2019, pp. 93‑121.
- 8Laurent Jeanpierre, In Girum. Les leçons politiques des ronds-points. Paris, La Découverte, 2019.
- 9
- 10Didier Le Bret (dir.), Rendez les doléances ! Enquête sur la parole confisquée des Français, Paris, JC Lattès, 2022.
- 11Chloé Morin et Véronique Reille Soult, « “Pour une démocratie plus participative, créons un commissariat général de la convention citoyenne permanente” », Le Monde, 28 avril 2022.
- 12Les Français et la concertation citoyenne, Opinion Way pour État d’Esprit-Stratis, décembre 2021.