La Paix

Pour Esprit critique, Christian Birebent évoque La Paix de Jean-Claude Carrière (Odile Jacob, 2016, 288 pages, 22,80 euros), où en 29 courts chapitres l’auteur touche-à-tout s’interroge sur ce qu’est la paix pour nous, sa réalité, ses fragilités.

Alors même que les attentats et les guerres asymétriques se multiplient dans le monde, la paix suscite un intérêt neuf comme le montre la belle exposition que le Petit Palais a consacré à « l’Art de la Paix ». La paix, c’est aussi le titre du nouvel ouvrage de Jean-Claude Carrière, merveilleux touche-à-tout, à la fois écrivain, chroniqueur, réalisateur et scénariste. De son œuvre foisonnante, on peut retenir des essais, des scénarios comme Milou en mai, Le Retour de Martin Guerre, la Paix des braves ou encore La Controverse de Valladolid. Dans cet ouvrage, il s’interroge sur ce qu’est la paix pour nous, sur sa signification, ses réalités, cela en 29 courts chapitres, depuis « La guerre ou la paix », « Hollywood en guerre » en passant par « Les joies de la guerre », « Requiescat in pace » ou « Foutez-moi la paix ». Ils se succèdent sans véritable ligne directrice mais ont tous un rapport avec ce mot : la paix. De cette suite de tableaux, d’histoires, on peut choisir quelques traits.

Jean-Claude Carrière tente d’examiner les rapports entre la paix et la guerre, notant que la première n’est souvent qu’une « passivité », qu’une absence de conflits, alors que la nourriture de l’information et la littérature « c’est le contraire de la paix », la guerre. L’auteur remarque qu’elle offre une source inépuisable d’images alors que celles de la paix sont moins spectaculaires, plus mièvres. Il évoque les peintures de David, de Paolo Uccello mais remarque que ce sont des cinéastes comme Luchino Visconti (Senso) ou Stanley Kubrick (Barry Lindon) qui parviennent à montrer l’aspect obscène d’un combat. La « guerre d’autrefois » a souvent été chantée, glorifiée par les écrivains, comme « école d’énergie », le moment qui « nous a ouvert le royaume du sublime » pour citer le Paul Bourget de 1913. Mais les auteurs cités sont antérieurs au premier conflit mondial qui a largement changé la perception de la guerre.

Si la paix est le « souverain bien », dont on a souvent fait souvent l’apologie, une paix peut être factice, voire dangereuse. Les haines, les ressentiments paraissent assoupis mais n’attendent qu’une permission pour « s’élancer, hurler, taper ». On a longtemps cru que la paix s’établissait automatiquement par la victoire entraînant une « capitulation du corps et de l’âme » alors que de nouveaux conflits peuvent apparaître entre vainqueurs, que la paix est une chimère. Nous ne connaissons pas de « paix à tout prix ». La sensation de paix serait liée à une certitude de sécurité alors que l’être humain est menacé et hanté par une constante inquiétude. Mais cela peut aboutir à cette « idée étrange » et répandue selon laquelle, si nous restions entre nous, toute querelle disparaîtrait. « La paix c’est nous. La guerre c’est les autres » : la formule n’est pas mauvaise…

La paix durable ne va pas tellement pas de soi qu’on en vient à se demander si la véritable condition de l’homme n’est pas la guerre. Aussi, en adaptant une célèbre formule, il écrit « si tu veux la paix, prépare la paix ». Il rappelle que le premier projet de paix universelle est proposé en 1712 par l’abbé Castel de Saint-Pierre, indigné par les guerres de Louis XIV ; Kant publie en 1795 Vers la paix perpétuelle, pendant les guerres de la Révolution. Jean-Claude Carrière évoque aussi une tradition du pacifisme remontant à l’Antiquité, sans donner plus de précisions. Il fait également mention de Erasme qui, en 1517 dans La complainte de la paix, se désolait du peu d’efforts entrepris pour la paix, y compris par les autorités religieuses. La Société des Nations (SDN) et l’Organisation des Nations unies sont des tentatives de concrétiser l’organisation d’une paix universelle.

L’ouvrage ne se limite pas à cette évocation de la paix sur le temps long et détaille certains exemples. Dans la « paix des braves », il évoque sa guerre d’Algérie et les tentatives du général de Gaulle pour proposer un accord au Front de Libération nationale en 1958, constatant que « cette paix-là n’était pas recevable, à l’évidence. Il s’agissait bien d’une soumission, voire d’une capitulation déguisée ». Pour Jean-Claude Carrière, la première guerre du Golfe en 1990-1991 fut une « guerre maquillée en paix », falsifiée, truquée et invisible.

Il s’intéresse aussi à des expressions qui mettent en valeur la paix ou l’utilisent comme « Requiescat in Pace ». Pour lui, la formule est commode mais la paix n’est pas acquise après la mort car l’Enfer guette les pécheurs d’après les théologiens. Et « que serait une paix sans la conscience d’être en paix ? ». Dans « la paix des étoiles », il note qu’à de rares exceptions quand des auteurs, des cinéastes imaginent d’autres formes de vie, la perspective de l’affrontement n’est jamais très loin. « Nous sommes toujours l’Alien de quelqu’un ». Reprenant dans un autre chapitre les exemples des villes allemandes et japonaises détruites en 1945, il conclut qu’à la fin d’une guerre tout le monde est vaincu, qu’il faut reconstruire avec ceux qui ont été « démolis ». « Ainsi nous n’éliminerons jamais la guerre, ou tout au moins la part de la guerre qui est en nous. Ni l’amour de la paix, même si l’une et l’autre sont illusoires. (…) Tout est lié dans ce monde incertain, dans ce courant qui nous emporte ».

Cet ouvrage est agréable à lire : la langue est élégante, les comparaisons sont ingénieuses, les paradoxes abondent. L’auteur utilise au mieux les ressources de son immense culture et de sa longue expérience. La promenade dans sa mémoire et l’évocation précise de nombreuses œuvres littéraires, peintures, légendes constituent la meilleure part de La Paix. Ainsi, dans « Quand Darius parlait grec », il fait référence aux Perses d’Eschyle et voit dans le discours de Darius, revenu de chez les morts, un « appel à la paix, à la concorde, à l’abolition de toute tentative de conquête et même de tout désir de revanche ». En quelques lignes, il brosse l’état d’esprit au moment de la fin de la Seconde Guerre mondiale. « Qui n’a pas connu le 9 mai et le 14 juillet 1945 à Paris (…) ne sait pas ce que peut-être une joie spontanée, sans limites et profondément populaire. »

Pourtant, cet ouvrage n’emporte pas totalement l’adhésion. Certes, il s’agit d’un essai et non d’un ouvrage de recherche consacré à la paix. Les questions, les réflexions sont plus nombreuses que les réponses. La forme même de l’ouvrage, les va-et-vient d’une époque à l’autre, d’une idée à un exemple nous permettent de picorer, de nous promener mais n’évitent pas le patchwork et le collage.

Certaines affirmations sont contestables ou datées. Ainsi la paix n’aurait pas d’histoire. « Elle se vit, elle ne se raconte pas. Elle manque d’événements, elle est sans action. » Paradoxalement cela nous renvoie à une vision du monde, de l’histoire qui ne serait qu’une suite de conflits alors même que l’auteur valorise la paix. D’autres approches sont possibles. Bertrand Badie, en 2012, s’interrogeait : « sommes-nous condamnés à n’envisager les relations internationales que sous l’angle de la guerre et des rapports entre États ? ». Ses travaux, qui s’inscrivent dans une perspective transnationale, mettent l’accent sur le rôle des acteurs non-étatiques, montrent que c’est depuis les traités de Westphalie que la perception des relations internationales serait polarisée par la guerre. Cet imaginaire ne correspondrait pas à la Chine impériale au XVIIIe siècle ou aux États-Unis du début du XIXe siècle. De plus, un courant de l’histoire s’intéresse depuis plusieurs décennies aux problématiques de la paix, à leurs défenseurs, aux tentatives pour pacifier les relations internationales. On peut ainsi faire référence aux études de Donald S. Birn, Martin Ceadel, Jean-Michel Guieu, Christine Manigand, etc. Il aurait été intéressant de rappeler cette histoire de la lutte pour la paix. L’auteur évoque bien le Congrès international de la paix de 1848 et le discours de Victor Hugo mais les initiatives pour la paix ont été beaucoup plus nombreuses, diverses, même si elles ont échoué.

Jean-Claude Carrière nous montre que si le retour à la paix marque la fin des hostilités, il peut aussi apporter la guerre. On ne peut guère le contester et l’exemple du traité de Versailles apparaît comme une évidence. Mais il présente ce dernier comme « rapidement énoncé, et imposé par les circonstances » en 1918. Passons sur l’erreur de date. Ce traité fut au contraire longuement discuté en 1919 dans le cadre d’une négociation de six mois qui devait refonder le monde pour établir une paix durable, comme le montre le gros ouvrage de Margaret MacMillan. En 1919 on fait la paix, en 1939 on mobilise : le lien paraît évident. Mais il ne faut pas avoir de vision téléologique. Malgré les imperfections, les erreurs du « diktat », la guerre n’était pas inévitable. Au milieu des années 1920, la prospérité est revenue en Europe, le désarmement et la SDN sont à l’ordre du jour, la France et l’Allemagne connaissent une détente. La crise économique, les ambitions des dictateurs, les faiblesses des grandes démocraties vont ensuite changer la donne. Il n’y a pas de destin, pas de fatalité de la guerre : les hommes font l’histoire.

Jean-Claude Carrière affirme aussi que « nombreux sont les historiens et commentateurs qui se sont demandé, depuis plus de cent ans, si un pouvoir central, dictatorial ne serait pas la seule manière de maintenir en paix un peuple ». On aurait aimé en savoir plus, les connaître. S’agit-il d’une allusion aux débats sur le pouvoir au XVIIe après la tourmente des guerres de religion ou à des auteurs des années 1930 ? Il apparaît pourtant que, durant les années 1920, nombre de partisans de « l’internationalisme libéral » estiment que l’extension de la démocratie est synonyme de paix, que des peuples libres ne se font pas la guerre. Cela sous-tend l’idée de Société des Nations, une utopie devenue une réalité bien imparfaite avec le projet wilsonien.

Et pourtant la guerre de Troie a bien eu lieu…

Le grand intérêt de cet ouvrage est de mettre en valeur la paix qui fut longtemps un espoir, qui demeure une réalité fragile et que nous avons bien du mal à définir de manière positive.

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