La Libye, une preuve de la nouvelle politique étrangère de l’Allemagne ?

Dans un article publié en 2018, le European Council on Foreign Affairs qualifiait la politique étrangère pratiquée par l’Allemagne de « vide stratégique insoutenable ». Le débat sur la responsabilité géostratégique de l’Allemagne semblait en effet s’arrêter jusque-là à son rôle de leader économique, toute discussion sur ses ambitions politiques butant immanquablement sur la crainte de voir ressurgir son passé de puissance hégémonique et belliqueuse. Pour Ernst Stetter, ancien secrétaire général de la Fondation européenne d’études progressistes, le sommet sur la Lybie organisé à Berlin le 19 janvier 2020 sous l’autorité d’Angela Merkel et de la diplomatie allemande pourrait bien marquer un tournant. 

C’est une étape importante pour la politique étrangère allemande qui semble avoir eu lieu le 19 janvier 2020. 

Sous l’égide du secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres et de son envoyé spécial Ghassan Salamé, Angela Merkel réunissait en effet ce jour-là à Berlin tous les acteurs du conflit libyen. Se sont ainsi réunis autour de la chancelière allemande le président russe, Vladimir Poutine, son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan, le chef de l’État français, Emmanuel Macron, le Premier ministre britannique, Boris Johnson, et le ministre des Affaires étrangères américain, Michael R. Pompeo. Ils étaient accompagnés de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, du haut représentant de l’Union européenne Josep Borrell, des représentants de la Ligue arabe et de ceux de l’Union africaine. Enfin, et bien qu’ils n’aient pas pris part aux pourparlers, le chef du gouvernement libyen d’« accord national » Faiez Sarraj et le maréchal dissident Khalifa Haftar avaient également fait le déplacement jusqu’à Berlin.

Au terme des échanges, cette conférence soigneusement préparée en amont par la diplomatie allemande s’est conclue par l’adoption d’un accord en 55 points permettant d’ouvrir la voie vers la paix en Libye. Seul l’avenir dira si cet espoir d’apaisement marque véritablement le début de la fin d’un conflit qui dure depuis 2011 et qui a déjà impacté des centaines de milliers de civils forcés de se déplacer pour fuir la maltraitance, la torture et la mort. 

Si tel était le cas, la réussite de cette conférence pourrait enfin signaler l’émergence tant attendue d’une « nouvelle politique étrangère allemande », dont le pays discute et débat depuis sa réunification de 1990. 

Dans un article publié en 2018, le European Council on Foreign Affairs qualifiait la politique étrangère pratiquée par l’Allemagne de « vide stratégique insoutenable ». Le débat sur la responsabilité géostratégique de l’Allemagne semblait jusque-là s’arrêter à son rôle de leader économique, toute discussion sur ses ambitions politiques butant immanquablement sur la crainte de voir ressurgir son passé de puissance hégémonique, belliqueuse et dévastatrice. 

Force est pourtant de constater que, depuis quelques temps, l’idée d’une nouvelle approche de la politique étrangère allemande s’exprime de plus en plus ouvertement du côté de Berlin. À l’instar des récentes déclarations en ce sens de la chancelière Angela Merkel, du président Frank-Walter Steinmeier, du ministre des Affaires étrangères Heiko Maas ou encore de la titulaire du portefeuille de la Défense Annegret Kramp-Karrenbauer, le gouvernement de coalition semble désireux que l’Allemagne prenne enfin ses responsabilités dans le contexte européen et international. 

Comment expliquer ce changement ? L’Allemagne paraît d’abord avoir compris que l’Union européenne, de plus en plus fragmentée, n’est plus assez stable pour être en mesure de protéger ses intérêts économiques. Il est évident que le consensus libéral est en train de disparaître dans la plupart des membres de l’Union européenne, peu à peu remplacé par un renouveau des discours prônant une politique étrangère souverainiste. 

C’est là la conséquence inévitable de la volonté actuelle des grandes puissances et des puissances régionales de faire éclater le système multilatéral hérité de l’après-guerre. C’est au défi posé par cette nouvelle donne que le débat géostratégique allemand est en train de s’adapter, et les discussions actuelles doivent servir à définir les objectifs d’un pays qui veut désormais montrer son poids stratégique et affirmer sa puissance au cœur de l’Union européenne. 

À quelques mois de prendre la présidence tournante de l’Union européenne au cours du deuxième semestre 2020, Berlin est conscient que la rhétorique seule ne suffira plus dans le monde qui se profile. Dans ce contexte, la conférence sur l’avenir de la Libye constituait un pas important vers cette prise de responsabilité assumée, et la réussite de ce sommet pourrait marquer la première réussite de la nouvelle politique étrangère allemande. 

Néanmoins, une analyse lucide et réaliste de la situation oblige à reconnaître que, plus qu’à cette nouvelle politique étrangère de l’Allemagne, c’est à la personnalité d’Angela Merkel que cette initiative diplomatique doit son succès. Si les Nations unies ont demandé à Angela Merkel de s’impliquer dans le dossier libyen, ce n’est pas parce qu’elle occupe le poste de chancelière allemande mais, incontestablement, parce que la chancelière allemande s’appelle Angela Merkel. 

Face aux mâles alpha qui président actuellement au bouleversement de l’ordre international, son expérience et son calme sont des facteurs clé de stabilité. Le déroulement et le succès de la conférence de Berlin sont le fruit de son extrême pragmatisme et de son approche politique du sujet. La situation était bloquée, et c’est la force d’Angela Merkel d’y avoir vu une opportunité. Tous les acteurs du conflit ont été conviés et, pour la première fois, chacun a pu prendre place à la table des négociations en prenant acte des blocages mutuels. C’est ainsi qu’il a été possible d’initier un dialogue et d’obtenir des résultats.

Toutefois, l’essentiel est loin d’être encore assuré. La balle est à présent dans le camp des chefs de guerre libyens, du Conseil de sécurité des Nations unies et surtout de ceux qui, à Berlin, ont promis de respecter la mise en place d’un embargo sur les armes. Le chemin vers la paix qui a été tracé sous l’égide d’Angela Merkel ne pourra en effet aller à son terme si le monde ne se donne pas les moyens de faire respecter cet embargo. Pour aider les Libyens à le surveiller et le mettre en œuvre, les Nations unies devront déployer une force de maintien de la paix à laquelle les forces allemandes devront impérativement prendre part. Sans cette participation de son armée, la nouvelle politique étrangère allemande risquerait de rester, encore une fois, une coquille vide. 

Malgré la nouvelle importance de l’Allemagne, c’est toutefois au niveau de l’Union européenne et de son haut représentant que l’avenir se joue. L’Allemagne, forte de son poids économique et politique, devra être capable de soutenir et d’accompagner l’Europe dans son apprentissage de ce que le commissaire aux affaires étrangères Josep Borrell avait appelé, lors de son audition au parlement européen, le « langage de la force ».

Si l’Europe parvient à imposer l’embargo et qu’elle obtient que des troupes de maintien de la paix sous mandat onusien assurent l’application d’une future armistice, l’Union européenne aura fait un premier pas vers l’accomplissement de son objectif : faire reculer les néo-souverainistes européens et contrecarrer leur ambition de détricoter l’Union en devenant un acteur géostratégique actif, fort et respecté. Puisque c’est dans son intérêt, l’Allemagne doit l’aider à y parvenir. 

 

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