La guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine met l’Allemagne dans une position particulièrement délicate : comment concilier sa solidarité démocratique avec l’Ukraine et sa dépendance aux importations énergétiques venues de Russie ? Conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, Ernst Stetter analyse les options qui se dessinent à Berlin pour reconquérir son indépendance énergétique, et donc géopolitique.
La guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine signifie un tournant radical pour la politique énergétique de l’Allemagne. Qu’il s’agisse de la sécurité de ses approvisionnements, de la stabilité des prix ou, à long terme, de la protection du climat, l’offensive de Poutine a créé un électrochoc à Berlin.
L’attaque russe contre l’Ukraine a en effet conduit l’Allemagne à prendre conscience de sa grande dépendance vis-à-vis des énergies fossiles russes. La Russie est ainsi le principal fournisseur des principaux combustibles fossiles, qu’il s’agisse du pétrole (34%), du gaz (55%) ou du charbon (49%). Ces dernières années, cette dépendance vis-à-vis des importations venues de Russie s’est même considérablement accrue. De fait, les réactions de l’Allemagne et de l’Union européenne (UE) aux crimes de la Russie, aussi sincères qu’elles soient, se font sous l’épée de Damoclès que constitue un éventuel arrêt des livraisons énergétiques venues de Moscou, qui provoquerait d’importants bouleversements économiques et sociaux.
Souveraineté énergétique : la diversification des fournisseurs suffit-elle ?
Le gouvernement allemand ne cesse désormais de souligner qu’une dépendance excessive vis-à-vis des pays fournisseurs individuels doit être évitée à l’avenir. Afin de conquérir sa souveraineté énergétique, l’Allemagne doit réduire drastiquement ses achats de matières premières venues de Russie et chercher dès à présent des alternatives.
Le ministre allemand de l’Économie Robert Habeck (Les Verts) a ainsi été contraint d’aller au Qatar et aux Émirats arabes unis pour négocier des contrats du gaz naturel liquéfié (GNL). On pourra noter avec amertume que, pour remplacer le gaz venu d’une dictature, le ministre n’a d’autre choix que de se tourner vers des émirats autocratiques critiqués pour leur politique des droits de l’homme et le traitement de ses travailleurs étrangers. C’était tout sauf un voyage facile mais, pour préparer un éventuel boycott européen du gaz russe ou un arrêt des livraisons décrété par Poutine, le gouvernement allemand doit chercher de façon fiévreuse de nouveaux fournisseurs de gaz et de pétrole afin d’assurer l’approvisionnement énergétique de l’Allemagne
En effet, si en cas d’interdiction complète des importations des ressources fossiles russes le pétrole et le charbon pourraient être substitués sur le marché mondial dans un laps de temps relativement court, ce n’est pas le cas du gaz.
Depuis le début de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine, l’Allemagne tente donc de commencer à réduire ses approvisionnements énergétiques russes. Selon le ministre fédéral de l’Économie Robert Habeck, la part de l’énergie allemande venue de Russie est déjà en baisse considérable : à ce rythme, l’Allemagne pourrait être indépendante de charbon russe d’ici l’automne et du pétrole russe d’ici la fin de l’année 2022.
Malgré ces perspectives encourageantes, le ministre souligne cependant la nécessité de continuer les livraisons de gaz naturel russe pour encore deux ans, jusqu’à la mi-2024 : un arrêt immédiat des livraisons de gaz russes entraînerait un déficit d’approvisionnement considérable pour l’économie allemande, dont l’industrie a un besoin vital pour pouvoir fonctionner. De fait, le gaz russe représente 15% de la consommation énergétique totale de l’Allemagne.
Vers de graves bouleversements économiques et sociaux ?
En cas d’arrêt immédiat des importations du gaz naturel russe, des bouleversements économiques et sociaux seraient probables d’ici l’hiver prochain au plus tard, quand bien même tous les réservoirs de stockage de gaz seraient remplis au courant de l’été.
Une étude des universités de Bonn et de Cologne anticipe à court terme une baisse du PIB comprise entre 0,5% et 3%, donc relativement faible. Le chancelier Olaf Scholz a alerté, lors d’une interview exclusive à la chaine de télévision ARD, qu’il serait « irresponsable d’additionner des modèles mathématiques qui ne fonctionnent pas“.
Certains économistes liés aux syndicats (Sebastian Dullien et Tom Krebs) mais aussi des associations professionnelles soutiennent les arguments du chancelier. Contredisant les analyses des universités de Bonn et Cologne, ils estiment que les risques sont très élevés. Pour eux, les effets d’un arrêt des importations russes seraient similaires à ceux de la crise du coronavirus : les chercheurs estiment que l’activité économique allemande pourrait s’effondrer et le chômage croître en flèche. De plus, l’inflation remonterait fortement.
Cela pourrait entraîner un effet domino : les coûts pour les ménages privés augmenteraient considérablement et, dans des cas extrêmes, les dépenses supplémentaires pour le carburant, le chauffage et l’électricité pourraient s’élever à plusieurs centaines d’euros par mois pour les ménages allemands. Les gens réduiraient alors leurs dépenses pour d’autres postes, ce qui affaiblirait la demande intérieure et aggraverait encore un peu plus le ralentissement économique.
La perte de revenu due au chômage et au chômage partiel renforcerait encore la réticence à consommer. Dans le même temps, la hausse des prix de l’énergie alimenterait l’inflation. Il existe donc un risque de ralentissement économique combiné à un taux d’inflation élevé de plus de 5%. Les conséquences pourraient être atténuées par une réaction de la banque centrale et par une politique budgétaire offensive, mais elles seraient loin d’être compensées.
Le nucléaire reviendra-t-il en grâce en Allemagne ?
L’objectif politique prioritaire est désormais de renforcer la souveraineté énergétique, ce qui implique une réduction significative des importations de matières premières de la Russie. Le moment d’accélérer la transition vers des énergies renouvelables est-il venu ? Rien n’est moins sûr. En effet, l’impact de la crise actuelle sur la transition environnementale apparaît ambivalent. En cas d’un blocus des importations de l’énergie russe, la production allemande de charbon, extrêmement polluante, pourrait connaître une renaissance à court terme. Dans le même temps, la disparition programmée du nucléaire, plus compatible avec la réduction des émissions de carbone, pourrait être repensée. Si c’est techniquement possible, une prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires restantes pourrait même être inscrite à l’ordre du jour du gouvernement.
Un tel scénario reste cependant improbable : le chancelier a déclaré au Bundestag le 6 avril 2022 qu’un renouveau de l’énergie nucléaire en Allemagne était catégoriquement exclu. Pour lui, d’autres options existent et le cabinet ministériel a présenté à cette occasion un nouveau plan énergétique. Nommé par le ministre “la surprise de Pâques“, ce plan prévoit de diversifier et de profondément modifier les lois sur l’énergie afin d’accélérer et de promouvoir de manière cohérente l’expansion des énergies renouvelables, et ce sans avoir recours au charbon et au nucléaire.
Toutefois le gouvernement allemand, et surtout les écologistes, doivent se préparer à des débats inconfortables pour tenter de résoudre les contradictions évidentes et douloureuses entre la sécurité énergétique allemande à court terme, la protection du climat et les exigences géopolitiques découlant de l’agression russe en Ukraine.