L’idée de la gratuité des transports en commun est progressivement revendiquée au même titre que d’autres politiques publiques. Mais qu’est ce que son application impliquerait concrètement ? C’est ce que cette note pour l’Observatoire de l’expérimentation et de l’innovation locales de la Fondation analyse.
La gratuité des transports en commun a le vent en poupe. En 2020, 18 maires favorables à la gratuité des transports ont été élus (la mesure figurait au programme d’au moins un candidat dans près de 110 communes de plus de 20 000 habitants). La plupart d’entre eux mettent actuellement en œuvre, de façon progressive, cette politique publique à l’échelle de leur commune ou de leur intercommunalité. Montpellier, Douai, Clermont-Ferrand, Nantes, Strasbourg ou Lille en sont les derniers exemples. Additionnés aux 37 réseaux entièrement gratuits déjà opérationnels en France, ces territoires pourraient théoriquement porter à plus de 50 le nombre des villes du transport gratuit en France à l’horizon 2026.
Ce plébiscite par les urnes n’est cependant pas un long fleuve tranquille. La virulence des débats autour de la gratuité (lors des campagnes des élections régionales en Île-de-France de 2021, par exemple) en atteste. Les arguments des pro et des anti-gratuité des transports s’échangent très régulièrement dans différents médias grand public, démontrant que cette politique publique est encore mal connue et mal comprise.
La gratuité n’est pas un remède universel
Si le débat est vif, c’est aussi que la gratuité des transports est souvent présentée ou envisagée comme la réponse à une très (trop ?) grande variété de problèmes de société, à commencer par un accès libre et égalitaire aux mobilités dans la ville, moteur de transition écologique dans les transports. La gratuité rendrait aussi les centres-villes attractifs, tout en offrant des bénéfices politiques, agissant comme un accélérateur de changement dans l’aménagement des villes. La gratuité des transports n’est évidemment pas le remède universel à tous les maux. Il s’agit davantage d’un outil modulable selon les contextes locaux et d’une mesure efficace, parmi d’autres, pour régler certaines problématiques.
La « gratuité » devrait d’ailleurs s’écrire au pluriel tant elle arbore des formes différentes d’un territoire à un autre. Certains territoires ont opté pour une gratuité dite « partielle », sur la base de critères d’âge (moins de dix-huit ans, seniors, etc.) ou de critères temporels (uniquement le week-end, durant les vacances scolaires…). D’autres pour une gratuité totale, version la plus médiatisée et la plus débattue. La gratuité totale désigne alors « un réseau au sein duquel tous les usagers, sans distinction, bénéficient sans payer des services réguliers de transport public la majorité du temps, sur le périmètre d’une commune, d’une intercommunalité ou du territoire couvert par l’autorité organisatrice de la mobilité », selon la définition adoptée par l’Observatoire des villes du transport gratuit.
Créé en 2019 à l’initiative conjointe de l’Agence d’urbanisme et de développement Flandre-Dunkerque, la Communauté urbaine de Dunkerque et l’association de recherche VIGS, cet observatoire poursuit, grâce au soutien financier de l’Ademe, trois objectifs principaux : améliorer l’état des connaissances concernant la gratuité – quels territoires l’ont adoptée et selon quelles modalités –, suivre en temps réel l’évolution de la gratuité et, enfin, évaluer les effets des politiques publiques de transport gratuit. Les dix personnalités membres de son comité scientifique (essentiellement des chercheurs et des experts évoluant dans les domaines de la mobilité) garantissent la qualité des investigations menées.
La gratuité n’est pas non plus le mal absolu
Dans un premier ouvrage collectif paru en mars 20221Observatoire des villes du transport gratuit, La gratuité des transports. Une idée payante ?, Lormont, Le Bord de l’eau, 2022., plusieurs membres du comité scientifique de l’Observatoire s’intéressent aux principales idées reçues qui émergent systématiquement lorsque la gratuité des transports est évoquée, dans les médias ou dans les débats politiques, en France. Puisant dans leurs spécialités disciplinaires respectives (histoire, science politique, économie des transports, etc.), ils décortiquent sans jargon les raccourcis de pensée à l’origine des fantasmes les plus courants sur la gratuité des transports. Chaque chapitre, consacré à une idée reçue spécifique, constitue une invitation à considérer la gratuité des transports comme une politique publique comme une autre, à évaluer en fonction des contextes territoriaux, et non pas un sujet de café du commerce, à base d’arguments idéologiques non vérifiés.
Si les différents candidats à la fonction présidentielle avaient en tête l’importance des besoins de mobilité des Français (tous ont réagi à l’augmentation des prix de l’essence), ils étaient bien peu nombreux à évoquer le sujet de la gratuité des transports2Seul le candidat communiste Fabien Roussel proposait d’instaurer cette mesure dans l’ensemble des métropoles françaises.. Estimant le contexte de campagne électorale propice à l’émergence d’un véritable débat autour de la gratuité des transports en commun, les auteurs de La gratuité des transports : une idée payante ? vous proposent, par le truchement de la présente note, d’examiner deux assertions parmi les plus couramment véhiculées sur la gratuité : « Rien n’est jamais gratuit » (autrement dit, la gratuité n’existe pas) et « La gratuité est une mesure écologique ».
« Rien n’est jamais gratuit »
Systématiquement assenée à peine les mots « gratuité des transports » prononcés, l’idée reçue « rien n’est jamais gratuit » se réclame du raisonnement suivant : pour qu’un service soit gratuit pour l’usager, il faut nécessairement qu’il soit financé par d’autres. Une logique que personne ne songerait, à dire vrai, remettre en question… Elle vaut pour de nombreux autres services publics. Pourtant, c’est bien dans le cadre de la gratuité des transports (et jamais celui, par exemple, de la gratuité de l’école publique, des routes ou des soins médicaux de base) que le « rien n’est jamais gratuit » est opposé, comme pour mettre en évidence le manque de réalisme de ceux qui proposent ou mettent en œuvre la gratuité dans le champ des transports en commun. Ou le fait que la gratuité des transports serait une mesure au détriment du contribuable plutôt qu’en sa faveur.
Les transports en commun ont bien sûr toujours un coût, que la gratuité peut venir augmenter (du fait d’une forte hausse de la fréquentation, par exemple) tout en réduisant les ressources disponibles par la suppression des recettes tarifaires. Qui assume ce coût ? En d’autres mots, qui paye ?
Les bénéficiaires des transports publics peuvent en être les payeurs directement (les usagers) ou indirectement (l’automobiliste qui bénéficie d’une congestion moindre sur le réseau routier ou encore une entreprise dont une partie des salariés l’utilisent pour leur déplacement du domicile au travail). Lorsque les usagers financent l’intégralité du service, les bénéficiaires sont alors les payeurs. Mais cette situation n’existe dans aucun réseau en France. Beaucoup l’ignorent : dans les réseaux de transports en commun français, les usagers financent au mieux 30% du coût réel du réseau par leurs achats de tickets ou d’abonnement. Lyon, considérée comme le modèle le plus vertueux en matière d’autofinancement, est dans ce cas. Et dans de nombreuses intercommunalités de taille moyenne, ce taux est souvent plus proche des 10%.
Au-delà de la question de l’adéquation entre payeurs et bénéficiaires, le terme de « gratuité » n’est peut-être pas le plus adapté puisqu’il définit une frontière sémantique entre les réseaux dits gratuits et les réseaux dits payants. Sans prendre ici en compte le fait que les réseaux dits gratuits peuvent présenter différentes formes de gratuité (pour certaines catégories de la population, à certains moments de l’année ou de la journée, etc.), le monde des transports collectifs est ainsi fait que l’investissement est toujours gratuit pour les usagers (la part des recettes tarifaires ne couvrant même pas l’intégralité des dépenses d’exploitation, comme expliqué plus haut). Les investissements sont donc financés par l’endettement et les collectivités via l’impôt. Le monde des transports collectifs est un monde où la gratuité occupe déjà une place prépondérante, même sur les réseaux considérés comme payants…
Un argument corrélé et très souvent évoqué pour disqualifier la mise en place de la gratuité des transports pour les usagers tient au fait que cette gratuité se ferait au détriment du développement du réseau et de la qualité de service. C’est sur cette base que la gratuité fut par exemple rejetée dans des rapports d’expertise à Paris, Marseille, Grenoble…
Qu’en est-il en réalité ? Dans les réseaux ayant mis en place la gratuité, trois situations différentes ont été observées quant à l’évolution de l’offre de transports urbains :
– la première est une réduction de l’offre en quantité, mais un service totalement repensé. C’est le cas assez unique de Niort où le financement de la gratuité a été fait en réduisant les dépenses du réseau de transports publics par l’intermédiaire d’une réduction du nombre de lignes et de l’offre kilométrique, mais aussi de la suppression d’un certain nombre de doublons, qui n’apportaient pas grand-chose aux usagers, entre l’offre de transports collectifs de Niort et les bus régionaux. Aucune étude n’ayant été à ce jour réalisée, il est difficile d’évaluer les impacts de la gratuité sur la desserte du territoire et la qualité de service fournies aux usagers ;
– la deuxième situation est une stagnation de l’offre. Cette dernière n’est pas forcément causée par un manque de ressources, mais résulte davantage d’une volonté politique des élus de minimiser l’imposition des activités économiques pour favoriser l’attractivité du territoire ou encore d’être cohérents avec les objectifs poursuivis par la collectivité avec son offre de TCU. C’est le cas à Vitré, où le choix a été fait de ne pas mettre en place le versement transport pour ne pas accroître la fiscalité sur les entreprises privées et sur l’emploi ; un argument pourtant peu fondé, la fiscalité locale ne semblant pas avoir un effet important sur l’emploi des entreprises privées. Cette stagnation de l’offre correspond aussi au choix de Vitré de cantonner son réseau de TCU gratuit à un service de base à la seule destination des scolaires (hors transport scolaire). En effet, une autre ligne de transport en commun existe à Vitré, à destination des salariés, et où l’offre est, cette fois, bel et bien payante ;
– enfin, le troisième cas de figure est celui de réseaux où le passage à la gratuité des transports collectifs ne semble pas avoir empêché le développement de l’offre en quantité et en qualité au prix de la mobilisation de nouvelles ressources. On peut citer le cas de Dunkerque en 2018 où la mise en gratuité du réseau s’est accompagnée de la refonte de l’offre et de son accroissement en quantité et en qualité (mise en place d’un transport à haut niveau de service). Cela fut rendu possible par l’existence de marges de manœuvre financière importantes du fait de la hausse du versement transport en 2011 et du renoncement à la réalisation d’un autre équipement public jugé moins nécessaire par la nouvelle municipalité. C’est aussi le cas à Gap, où l’offre a augmenté à un rythme soutenu avec la création de nouvelles lignes depuis la mise en place de la gratuité, de même à Aubagne avec la création d’une ligne de tramway financée par la hausse du taux de versement transport.
Gratuité des transports et écologie
« La gratuité ne convainc pas les automobilistes d’abandonner leur voiture », « Avec la gratuité, les gens vont moins marcher », « Les bus gratuits sont remplis de cyclistes ! »… Concernant les effets de la gratuité des transports sur les habitudes de déplacement des personnes, les affirmations à l’emporte-pièce sont légion. Elles sont principalement articulées autour de l’idée que la gratuité des transports n’induirait pas de report modal de la voiture vers les transports collectifs3Le « report modal » est la formule utilisée par les spécialistes des transports pour désigner le transfert d’un mode de transport à un autre. Il reflète l’idée que, pour un déplacement donné, un individu décide d’abandonner l’usage de son mode habituel au profit d’un autre, qui devient dès lors son mode privilégié.. Voire que la gratuité engendrerait plutôt l’inverse, soit un basculement de marcheurs et de cyclistes profitant de l’effet d’aubaine pour se mettre à utiliser les transports publics. En d’autres termes, la gratuité des transports en commun ne présenterait aucune vertu écologique.
Comment juger du caractère écologique de la gratuité des transports collectifs ? Séduisante et possible en théorie, une approche calculant l’ensemble des effets de la gratuité en CO2 est plus complexe dans les faits puisque la gratuité vient souvent se combiner avec d’autres mesures, notamment d’amélioration du réseau. Si les effets directs de la gratuité des transports collectifs en faveur de l’écologie semblent discutables, l’Observatoire des villes du transport gratuit propose d’en identifier d’autres, indirects et mesurables à plus long terme. Car c’est sous cette optique que la gratuité présente l’intérêt écologique le plus probable.
D’abord, il est souvent demandé si la gratuité attire des automobilistes dans les transports collectifs. Mais d’autres questionnements sont possibles : en quoi la gratuité évite-t-elle d’autres comportements de mobilité moins vertueux ? Est-ce que la gratuité des transports est un facteur permettant de retarder le passage du permis de conduire chez les jeunes ? La gratuité des transports favorise-t-elle l’autonomie de déplacement des jeunes, devenus moins dépendants de l’accompagnement des parents souvent réalisé en automobile ? La gratuité des transports permet-elle d’améliorer l’image des transports collectifs et donc l’envie de les utiliser ? La mesure permet-elle de maintenir des populations à faible revenu dans les centres-villes, évitant une fuite de certains ménages dans des espaces géographiques davantage dépendants de l’automobile ? La dimension écologique peut donc aussi être appréhendée à travers l’évitement possible de comportements moins vertueux que celui d’utiliser les transports collectifs.
Ensuite, la gratuité des transports permet d’ouvrir le débat sur le financement des services publics. D’autres formes de gratuité qui se pratiquent largement aujourd’hui sont en effet tout sauf écologiques : celle de l’accès au centre des villes pour l’automobile, celle de l’usage des rues, des ponts et autres infrastructures qui ont longtemps été payantes dans l’histoire.
Enfin, la gratuité peut afficher une cohérence écologique : l’augmentation de la fréquentation générée par le passage à la gratuité entraînant une réelle optimisation du fonctionnement des transports collectifs. Les réseaux de transport étant constitués, il ne reste plus qu’à les remplir pour rendre leur utilisation optimum. Cela a été observé à Dunkerque où la gratuité a permis de remplir des bus qui roulaient auparavant aux trois quarts vides.
Mais ce n’est qu’avec une vision intégrant les réseaux de transport, l’aménagement et les pratiques, combinant les effets immédiats et ceux de plus long terme, qu’un jugement peut être élaboré. L’enjeu central est bien celui de penser nos mobilités dans un schéma global qui tienne compte de l’ensemble des effets environnementaux de nos pratiques. En tant que construction politique et sociale, la dimension écologique de la gratuité des transports ne peut être évaluée à court terme, ni uniquement sous le prisme de la tarification.
Les auteurs :
Julie Calnibalosky, animatrice de l’Observatoire des villes du transport gratuit
Vanessa Delevoye, responsable de l’innovation urbaine à l’Agur (Agence d’urbanisme Flandre-Dunkerque)
Maxime Huré, enseignant-chercheur en science politique, président de l’association VIGS-Mobilités
Philippe Poinsot, maître de conférences à l’université Gustave-Eiffel
- 1Observatoire des villes du transport gratuit, La gratuité des transports. Une idée payante ?, Lormont, Le Bord de l’eau, 2022.
- 2Seul le candidat communiste Fabien Roussel proposait d’instaurer cette mesure dans l’ensemble des métropoles françaises.
- 3Le « report modal » est la formule utilisée par les spécialistes des transports pour désigner le transfert d’un mode de transport à un autre. Il reflète l’idée que, pour un déplacement donné, un individu décide d’abandonner l’usage de son mode habituel au profit d’un autre, qui devient dès lors son mode privilégié.