La gauche face au surgissement néo-réactionnaire

Le surgissement réactionnaire du moment réveille les intuitions militantes les plus directes et les plus spontanées, alors que jamais la situation de la gauche n’a été aussi dramatique. Pour autant, se dessine un espace idéologique propice à la reconstitution d’une contre-proposition résolument progressiste. Pour Adrien Broche, chargé d’études à Viavoice, et Vincent Lamperat, élève fonctionnaire, le positionnement de l’offre telle que portée par la nébuleuse réactionnaire sur la carte idéologique semble en effet présenter des avantages pour la gauche dont elle a dernièrement été privée.

Le rejet délibéré des références républicaines, que les droites conservatrice et mariniste avaient pourtant mobilisé pour gagner en responsabilité démocratique et électorale, lui permet de réinvestir son discours historique et d’y associer une base programmatique renouvelée. Face au piège identitariste, possibilité lui est donnée de réaffirmer la centralité de la question sociale autant que d’opposer au prisme ethno-culturel, en guise de réponse à « l’archipel »,une réponse articulée autour du lien social. Irréprochable sur cet axe cardinal de son identité politique, la gauche sera ainsi fondée à défendre résolument la laïcité, les principes et l’ordre républicains.

Captation idéologique et déshérence du socialisme républicain

La position fluctuante de Marine Le Pen sur le rapport à l’Union européenne, à la monnaie et aux problématiques sociales a rendu son cheminement souvent difficilement lisible. L’arbitrage qui n’est jamais vraiment arrivé, ou qui n’a en tout cas jamais été réellement assumé entre les lignes  Philippot et Marion Maréchal a participé de ce brouillage des pistes. La mue social-souverainiste d’abord, laïque ensuite, de la présidente du Front national a hérissé plus d’un poil aussi bien socialiste (au nom de l’investissement de certaines de ses références) que conservateur (au nom de l’abandon de l’ossature idéologique historique du Front national). Ce revirement a pu s’effectuer par la captation de références pour certaines abandonnées (la question nationale), pour d’autres tordues dans leur contenu ou signification par les gauches elles-mêmes, de sorte que le champ a été laissé libre aux droites de s’en saisir et de les distordre à leur tour au nom d’un réinvestissement censé leur redonner leur consistance1« Laïcité : Mme Le Pen juge “insupportable” l’idée de toucher la loi de 1905 », Le Point, 11 février 2018.. Trois points doivent être distingués :

  • une difficulté à concevoir et penser la question sociale en tenant compte des transformations que la fin de la société industrielle, le développement du numérique et les transformations du travail ont engendrées ;
  • abandon d’un discours progressiste de la nation comme espace de conception et d’exercice des solidarités et de l’organisation sociale ;
  • affaissement de l’affirmation laïque comme principe pilier de séparation du temporel et du spirituel, comme socle indispensable à la proclamation d’une conception exigeante de la liberté en tant que garantie contre des formes de domination contraires à l’émancipation des consciences individuelles.

Subissant ce dépouillement, la gauche s’est retrouvée nue. Bien des flottements idéologiques qui lui ont causé tant de tort ces dix dernières années sont imputables à ce désinvestissement. Dessaisie des principes qui guidaient son action et son idéal, incapable aussi – il faut en assumer la responsabilité – de penser les nouveaux rapports et groupes sociaux, la gauche a perdu pied.

L’anomie des structures partisanes, Parti socialiste au premier plan, n’a eu d’égal que l’intensité de la production et du débat d’idées autour d’elles. Aussi, mouvements, think tanks, réseaux d’élus se sont constitués et affrontés pour tenter d’élaborer des propositions de réponse à ces crises, au gré des évènements (mouvements sociaux, défaites électorales, attentats terroristes) qui ont marqué la décennie. En témoignent les déchirements autour de la désormais célèbre « note Terra Nova » datant de mai 2011, qui n’a toujours pas fini, une décennie plus tard, d’occuper les affrontements intellectuels, pour le meilleur, lorsque cela a permis de réfléchir à la nature de ce qui lie le socialisme aux classes populaires2Dont la création du groupe de la Gauche populaire fut l’un des plus stimulants résultats., ou pour le pire, lorsque l’on a attribué l’ensemble des maux des gauches à la commission d’une seule recommandation. Cette histoire hyper-contemporaine des oppositions d’idées, héritières de clivages parfois traditionnels (cultures de la réforme, cultures de la révolution), parfois plus récents (issus de la matrice commune de l’antitotalitarisme3Sur ces divisions internes : Adrien Broche, Architecture de la scission antitotalitaire, Fondation Jean-Jaurès, 10 septembre 2020.), reste à écrire. Elle témoigne en revanche d’ores et déjà de l’intensité des tribulations qu’a connues le mouvement des idées progressistes.

Ces difficultés et renoncements ne trouvent pas leurs sources dans les seuls événements de ces dix dernières années, mais la décennie passée a vu la gauche connaître des difficultés électorales historiques. Elles doivent évidemment beaucoup aux profondes mutations connues par les idées socialistes depuis les années 1960, au tournant des années 1970 en France, en Europe et dans le monde, et à la difficulté des gauches françaises à arbitrer les intenses confrontations internes : entre la tradition révolutionnaire et celle du compromis, bien sûr, mais plus encore à l’intérieur même de la tradition réformiste sur laquelle la deuxième gauche a pris la main et diffusé, pour le meilleur et pour le pire, les réflexes doctrinaux d’une culture politique qui continue d’imprégner les consciences progressistes. Il suffit, pour mesurer cette imprégnation, synonyme de victoire culturelle, de prendre au sérieux bien des revendications souvent portées par des franges se réclamant de la gauche de la gauche. Articulées autour d’accusations classiques de la trahison des promesses (face aux tenants de la responsabilité dans l’exercice du pouvoir) ou de principes, elles se livrent à une critique d’une gauche accusée de penser et d’agir sans cesse toujours plus à droite, mais le font dans les termes d’une deuxième gauche pourtant facilement assimilable à l’aile droite du parti (autonomie de la société civile, perméabilité aux libéralismes, remise en cause du cadre stato-national…).

La triangulation de Marine Le Pen s’était faite au nom de repères et valeurs cardinales empruntées au républicanisme (laïcité4Sur l’investissement du principe de la laïcité par Marine Le Pen dans les années 2010, voir Laurent Bouvet, La Nouvelle Question laïque, Paris, Flammarion, 2019., centralité de l’État dans ses projections d’action politique) et parfois même à la culture socialiste (référence au peuple populaire 5Le slogan de candidature de Marine Le Pen en 2017 était « Au nom du peuple »., « promotion » des services publics6Notamment Olivier Faye, « Dans l’Eure, Marine Le Pen se pose en sauveuse des services publics ruraux », Le Monde, 7 janvier 2017 ou contre l’ouverture de la SNCF à la concurrence : « Marine Le Pen : “Nous nous battrons pour que la SNCF reste un service public” », Ouest-France, 22 mars 2018., désignation de l’ultralibéralisme comme principal ennemi…) pour se draper dans les habits d’un corpus marxiste et national dans les pas du PCF de Maurice Thorez. A contrario, la proposition réactionnaire zemmourienne marque un tournant et ouvre un moment idéologico-politique nouveau, important pour la gauche : ses armes lui sont rendues, son adversaire assume désormais de se battre avec celles qui lui sont propres. Il lui revient de savoir s’en saisir et de se reconstituer un corpus idéologique autour d’idées solidement ancrées dans sa culture politique et d’une capacité à penser les défis du monde social contemporain. 

Surgissement et forces de la proposition néo-réactionnaire : une clarification bienvenue

Précisons d’emblée : si la candidature d’Éric Zemmour constitue le point d’aboutissement mettant à mal un progressisme républicain, il n’est pas le seul. La proposition zemmourienne s’inscrit en effet dans un mouvement plus vaste à la fois intellectuel, éditorial et politique qui a vu la banalisation d’attaques systématiques crypto-réactionnaires contre l’État de droit et les droits de l’homme. Ces dernières semaines ont donné à voir un florilège de cette perfusion réactionnaire. C’est ainsi qu’à tour de rôle, Éric Woerth7 « Le député Éric Woerth propose de donner un double vote aux municipales pour les propriétaires de résidence secondaire », France info, 29 août 2021., Valérie Pécresse8Valérie Pécresse propose d’instaurer des peines différentes selon les territoires., Éric Ciotti9« Éric Ciotti : “Je veux un Guatanamo à la française” », Le Point, 10 novembre 2021. ou encore Guillaume Peltier10« Terrorisme : Guillaume Peltier réclame “le rétablissement de la Cour de sûreté” », RTL, 30 mai 2021.  se sont, entre autres, livrés à des propositions sous forme d’attaques en règle d’un principe aussi cardinal que le caractère indivisible de la république française : proposition d’instauration d’un double vote aux élections municipales pour les titulaires d’une résidence secondaire, peines pénales différenciées selon les territoires, etc.

À la différence des idées incarnées par Marine Le Pen, le cas Zemmour est, du point de vue idéologique, assez facilement cernable. Cela ne lui vaut pas les honneurs d’être considéré comme issu d’une théorisation politique appliquée, ni qu’il témoigne d’une qualité intellectuelle l’inscrivant dans la lignée de celle de la tradition conservatrice et contre-révolutionnaire. Cela signifie en revanche deux choses : d’abord, que son corpus soit suffisamment cohérent dans ses différents aspects, assez classiques pour beaucoup d’entre eux, pour en cerner les grandes lignes d’inspiration. Ensuite, qu’il soit assumé. C’est par ces deux aspects que la proposition zemmourienne présente tout son intérêt.

Le surgissement d’Éric Zemmour et de la nébuleuse néo-conservatrice se donnent notamment pour mission de corriger les incohérences de Marine Le Pen, considérées comme les sources de l’impasse politique qu’elle représente : concentration sur le seul vote populaire incapable de permettre une victoire dans les urnes, travestissement d’un corpus traditionnellement libéral-conservateur pour une cartographie sociale et laïque empêchant l’alliance fantasmagorique de l’union des droites.

Ce souci de la cohérence, le surgissement zemmourien se propose de le régler, pour son camp en tout cas, en l’assumant frontalement, en rupture frontale avec l’approche mariniste. Depuis plusieurs décennies, les propositions xénophobes et réactionnaires se battent en effet pour relever du champ républicain et tentent de se poser dans les termes du débat démocratique, voire dans ceux du républicanisme. Il semble falloir remonter à la Nouvelle droite d’Alain de Benoist et à l’ethno-différentialisme du GRECE pour déceler un assaut aussi assumé dans son rejet du métissage et de l’inclusion (polémiques autour des prénoms et du handicap), ou au club de l’Horloge pour y voir aussi clairement théoriquement posé le mariage entre néo-conservatisme et libéralisme économique11Voir Pierre-André Taguieff, Sur la nouvelle droite, « La nouvelle “nouvelle droite” », Paris, Descartes & Cie, p. 65, 1994..

La proposition zemmourienne s’inscrit d’abord, dans le discours du moins, dans un refus global de l’économisme qui, dans la tradition Nouvelle droite, rejette aussi bien le marxisme que le libéralisme. Ainsi considère-t-elle le positionnement social-souverainiste du Front national (et notamment la stratégie adoptée pour la campagne présidentielle de 2017) comme obnubilé par la question monétaire, se privant de la capacité de séduire un électorat moins populaire. Ensuite, les références d’Éric Zemmour s’inscrivent dans un ordre idéologique largement enraciné dans la tradition conservatrice, voire dans celle de la réaction : préférence nationale, affirmation des racines judéo-chrétiennes, condamnation de l’assimilation de la France à la République, soupçons antidreyfusards, indulgence pétainiste et libéralisme sur le plan intérieur (ce dernier ayant déjà fait l’objet de critiques, venant de la présidente du Rassemblement national elle-même12Marine Le Pen, Les 4 vérités, France 2, 19 octobre 2021 : « Je crois que c’est un programme qui est marqué par un ultralibéralisme. C’est une très grande différence entre lui et moi […]. J’entends des propos [d’Éric Zemmour] qui mettent en cause le système de protection sociale, par exemple sur la retraite. » Dinah Cohen, « Présidentielle 2022 : Marine Le Pen juge le programme d’Éric Zemmour “marqué par un ultralibéralisme” », Le Figaro, 19 octobre 2021.). Et lorsqu’il s’essaie à ménager les principes républicains, l’outrance et la mise en scène font qu’on ne peut le prendre au sérieux, comme cette séquence où il enjoint une femme à ôter son voile, avant de lui déclarer : « Voilà, très bien. Là, vous respectez la laïcité ! » Là où la rhétorique mariniste embrassait l’universel (en façade et en le travestissant, mais cela n’est ici pas notre point), Éric Zemmour ne retient pas ses coups contre l’universalisme républicain13Éric Zemmour déclarait face à Bernard Henri-Lévy le 3 juin 2021 : « Vous, vous êtes un universaliste, vous pensez que l’homme est universel […], moi je suis comme Joseph de Maistre, je ne connais pas l’Homme […]. »  et n’hésite pas à charger son corollaire que sont les droits de l’homme14« Ce sont les droits de l’homme qui tuent » déclarait Éric Zemmour le 4 avril 2015 sur RTL « Ce sont les droits de l’homme qui tuent », dit Éric Zemmour – Vidéo Dailymotion.. Pour lui, la France doit rester irréductible à la République15« Vive la République et, surtout, vive la France », déclarait Éric Zemmour en clôture de sa déclaration de candidature à l’élection présidentielle., elle-même restreinte à une seule dimension métajuridique et rendue responsable de la décadence d’une civilisation indissociable d’une transcendance divine et d’une attache spirituelle au judéo-christianisme.

Et pourtant – même si l’on peut légitimement, à condition de prendre au sérieux la proposition avancée par Éric Zemour, questionner la sincérité de cet ordre des priorités affiché – ses charges antirépublicaines et anti-économisme s’arrêtent là où commence sa critique de l’islam.

Dans le discours, il se place le plus souvent en dissonance avec une tradition conservatrice et réactionnaire qui lit dans la modernité matérialiste et républicaine un danger de décadence pour les nations plus fort encore que la menace que constituerait la contestation de l’empreinte chrétienne par la religion musulmane16À la manière d’un Pierre Manent dans le champ intellectuel (voir Situation de la France, Paris, Desclée de Brouwer, 2015) ou d’un Patrick Buisson plus récemment (voir ses déclarations lors de son interview par Apolline de Malherbe sur BFMTV « Cela ne me scandalise absolument pas qu’un croyant place la loi naturelle, la loi divine au-dessus de la loi de la République », Patrick Buisson était l’invité d’Apolline de Malherbe).. La proposition zemmourienne semble ainsi s’inscrire dans la stricte rhétorique du choc des civilisations opposant chrétiens et musulmans. L’explication la plus plausible de cette hésitation17Rappelons qu’Éric Zemmour avait néanmoins déclaré à Causeur, au mois d’octobre 2016 au sujet des djihadistes « Et je respecte des gens qui meurent pour ce en quoi ils croient – ce dont nous ne sommes plus capables. » résiderait dans la continuité de la stratégie mariniste visant à s’accaparer des points de doctrine isolément empruntés au républicanisme, censés protéger le peuple de souche contre la guerre civilisationnelle que lui aurait déclaré l’islam : à la fin des fins, l’ennemi reste l’islam. Il écarte ainsi l’éventualité d’un rapprochement des croyants les plus rigoristes de confessions différentes, au nom de « valeurs archaïques » ou « patriarcales » supposément partagées, et du rejet de la décadence matérialiste de la civilisation européenne. Ces points marquent les distances prises par Éric Zemmour avec les thèses de la dernière Nouvelle droite, le plaçant dans l’héritage de Guillaume Faye. Difficile d’établir ce qui se cache véritablement derrière la proposition zemmourienne poussée jusqu’au bout, mais il apparaît légitime de souligner ici soit la possibilité d’un décalage entre le discours et la pensée, soit de souligner une incohérence de fond, parfois trahie.

La franchise de cette proposition est une aubaine pour une redéfinition positive d’une gauche socialiste, républicaine, d’une gauche de la promotion des droits de l’homme, qu’une partie d’entre elle a eu tort d’assimiler à un progressisme désenraciné, idéaliste et anti-pragmatique18Voir sur ce point les travaux de Jean-Yves Pranchère et Justine Lacroix, dont Les droits de l’homme rendent-ils idiots ?, Paris, Seuil, 2016.. Le surgissement réactionnaire qui caractérise le moment, sur le fond comme sur le ton des débats, pourrait alors s’avérer être le moment politique attendu par la gauche depuis longtemps et dont elle trouverait intérêt à se saisir.

Un nouvel espace pour une définition positive du progressisme : une contre-proposition sociale et républicaine

Si elle veut saisir l’opportunité qui se présente à elle, un vaste chantier s’ouvre pour la gauche française. Un travail idéologique d’ampleur s’avère indispensable, participant d’un contre-projet progressiste autour d’une proposition positive, au sens où elle concentre sa définition sur ce qu’elle est davantage que sur ce qu’elle n’est pas. Deux axes semblent cardinaux : d’abord, et parce qu’elle constitue l’essence de la gauche, il semble nécessaire de réaffirmer la centralité de la question sociale face à toutes les nouvelles formes de domination, et de la réarticuler devant les grands défis du siècle (réchauffement climatique, vieillissement, numérique…). Ensuite, en sus d’une défense sans concession des droits de l’homme et de l’universalisme qui a toujours historiquement armé le courant progressiste, une réponse républicaine serait à avancer devant « l’archipellisation » individualiste et communautaire.

Le piège identitariste

Le socialisme républicain ne saurait répondre à la proposition néo-réactionnaire et aux enjeux qu’elle soulève, par exemple en matière de sécurité et d’immigration, uniquement sous le prisme social – nous y reviendrons. Il semble néanmoins opportun de rappeler que l’essence de la gauche reste le combat pour l’égalité et la défense des plus fragiles.

Lorsqu’une partie du spectre républicain a pu critiquer, en partie à juste titre, une gauche chez qui « la lutte des classes disparaît au profit de la lutte des races », il reste entendu que cette remarque ne se suffit pas à elle-même. Quiconque professe un tel jugement, et se revendique de la gauche, ne peut faire l’économie d’une réappropriation de la question sociale et des réflexions gigantesques qu’elle soulève devant les nouvelles formes de domination. Le renvoi dos à dos des identitarismes nationaliste et indigéniste est une nécessité intellectuelle, politique et morale. Il est un point de départ idéologique, mais il ne fait pas une politique et ne suffit pas à formuler une proposition progressiste en réaction aux torsions réactionnaires et à la fétichisation de la question de l’identité qu’il dénonce. La déploration de la disparition du paradigme classiste au profit de la « question raciale » devient inaudible dès lors qu’elle se montre aveugle à l’explosion des inégalités, aux nouvelles formes de domination et d’insécurités dont ont accouché les transformations du monde social et le désastre écologique.

Accorder une place centrale à la critique de la focalisation identitaire et du défoulement des revendications de particularismes subjectifs devient alors inopérant puisqu’il se fait prisonnier de la grammaire imposée par ceux qu’il entend dénoncer. Ce détricotage de la matrice identitaire à partir de laquelle la nébuleuse réactionnaire comme une partie du spectre censément progressiste ont pu formuler leur proposition politique ne peut faire autrement que de s’accompagner du renforcement d’un logiciel propre de compréhension des nouvelles injustices sociales et économiques. Cette proposition peut être formulée autour d’une dénonciation des formes contemporaines d’aliénation et d’exploitation – dénonciation qui ne se limite pas à la seule critique de la domination19Comme exposé par Bruno Karsenti : « Depuis les années 1960, sur la lancée de l’école de Francfort, le thème du capitalisme a connu en effet un glissement notable. Il a migré de l’économique au politique, à mesure que la critique de la domination et de l’aliénation était privilégiée sur celle de l’exploitation, des mécanismes d’extorsion de la plus-value et des processus d’accumulation […]. », « Sur le seuil du socialisme », Revue Germinal, 26 octobre 2020.  – à l’œuvre dans le monde et des mesures très concrètes qu’il suppose en retour.

Ce choix d’option idéologique est par ailleurs le lieu d’une double critique : celle de l’accroissement des inégalités touchant les plus faibles et celle de l’extension de l’individualisme libéral comme étant les deux faces d’une même pièce. Enfin, la proposition réactionnaire qui a partie liée avec la poussée néolibérale (impliquant privatisations et extension illimitée des droits individuels au nom de particularismes subjectifs) invite la gauche à repenser les liens entre égalité et liberté dans les termes de Jean-Jacques Rousseau, préservant une égalité minimale sans laquelle aucune liberté n’est possible et qu’il définissait ainsi :

J’ai déjà dit ce que c’est que la liberté civile, à l’égard de l’égalité : il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes ; mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessous de toute violence, et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des lois ; et, quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre20Du Contrat socia,l éd. Beaulavon, 1903..

C’est notamment dans cette perspective qu’il convient de renouer avec des enjeux non circonscrits au ciel des idées en ce qu’ils trouvent une résonance dans les sujets contemporains. C’est l’exigence de rationalité et la croyance dans le progrès au travers de la vaccination, la promotion des droits de l’homme et l’égalité entre les femmes et les hommes simultanément bafoués par l’exploitation des Ouïghours, les massacres de Bachar el-Assad, le fondamentalisme islamiste et la non-abolition de la prostitution qui sont autant d’atteintes à l’universalité de la dignité humaine.

​​Face aux défis posés à la République, agir à la racine du mal : l’exigence du lien social

Les défis posés à la République sont nombreux : s’ils sont particulièrement bien documentés ces dernières années, à travers des publications toujours plus complètes, ils semblent éprouver des difficultés à « atterrir » dans l’arène politique. Ces défis peuvent pourtant faire l’objet d’un diagnostic, d’un récit et de solutions concrètes proprement républicains.

Rappelons-les brièvement. Il n’est pas une personnalité politique qui n’ait en tête et se réapproprie « l’archipel » tel qu’exposé par Jérôme Fourquet dans un ouvrage remarqué21Jérôme Fourquet, L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil, 2019.. Son constat d’un émiettement du sentiment d’appartenance commun trouve ses racines dans un double mouvement individualiste et communautaire. L’individualisme, d’abord, fait effectivement l’objet d’une nouvelle actualité. Les exemples et analyses sont désormais légion : l’ère numérique enfermerait dans une « civilisation du cocon22Vincent Cocquebert, La Civilisation du cocon. Pour en finir avec la tentation du repli sur soi, Paris, Arkhê, 2021.  », où l’isolement et le repli sur soi accompagneraient une permanente auto-promotion23Pour son analyse des outils numériques : Éric Sadin, L’Ère de l’individu tyran : la fin d’un monde commun, Paris, Grasset, 2020. – qui fragiliserait jusqu’à notre appétence pour la fête24Voir le tout récent Jérémie Peltier, La fête est finie ?, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2021. ; le goût de la politique et du débat démocratique se perdrait dans « l’appel du barbecue25Dans leur dernier ouvrage, Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely illustrent ainsi l’abstention considérable observée aux élections départementales et régionales. », manifestation de la désaffection pour la chose publique qui caractériserait la société d’hyper-consommation26Selon une lecture que développe Gilles Lipovetsky dès 1983 dans L’Ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard. ; l’individualisme serait tel que les conséquences de la pandémie sur notre santé mentale ne feraient qu’accélérer un mouvement déjà à l’œuvre de longue date « dans ce monde où la subjectivité individuelle est au centre de la vie sociale27Le sociologue Alain Ehrenberg a largement documenté ce lien entre individualisme et santé mentale, notamment durant la pandémie : « Fatigue nerveuse : Covid, santé mentale, individualisme », Telos, 11 janvier 2021. ». Il est indiscutable que ce mouvement de repli sur soi accompagne et accélère la revendication identitaire : devant la perte de repères suggérée par l’individualisme libéral et le travail méthodique de certains militants28Un point éclairant de l’ouvrage de Hugo Micheron (Le Jihadisme français, Paris, Gallimard, 2020), dans le sillage des travaux de Gilles Kepel : le repli communautaire reste le fait d’authentiques militants islamistes qui œuvrent, à la manière d’activistes politiques, à propager les idées intégristes dans certains quartiers., le repli communautaire s’est renforcé au point de créer ce que les pouvoirs publics reconnaissent désormais comme « séparatisme ». Ce phénomène, menace immédiate pour la république, prospère dans les quartiers où les services publics accumulent les difficultés.

Devant ces défis, les forces politiques sont conduites à proposer une lecture et des solutions. Celle du mouvement réactionnaire est connue, et, comme nous l’avons vu, sa clarté est une chance pour ses adversaires. Privilégiant le prisme ethno-culturel et une vision proprement identitaire de la nation, le double mouvement individualiste et communautaire aurait pour principale responsable la politique d’immigration – et, en fin de compte, les immigrés et descendants d’immigrés qui dénatureraient notre identité millénaire. Peu importe, par ailleurs, que la plupart soient des citoyens français, Éric Zemmour l’assume ouvertement. Très logiquement, des propositions visant à restaurer cette identité perdue s’ensuivent : l’incompatibilité théorisée entre arabo-musulman et citoyen français se matérialise dans une politique concrète et contraignante. La suppression du droit du sol et du regroupement familial, l’interdiction de toute régularisation, la restriction de l’aide médicale d’État et des aides sociales accordées aux étrangers extra-européens, puis l’interdiction de porter un signe religieux dans la rue et un premier prénom d’origine étrangère : telles seraient les solutions aux immenses défis évoqués plus haut.

Au-delà du fait de dénoncer les atteintes inacceptables aux libertés et principes républicains, il faut mesurer combien cette lecture offre un espace sans commune mesure à la gauche. Possibilité lui est donnée de proposer une lecture républicaine aux défis du temps. Celle-ci ne revient pas à nier l’« insécurité culturelle », notion développée et popularisée par Laurent Bouvet : le malaise et l’incertitude sur les fondements de la communauté nationale existent et s’en désintéresser couperait définitivement la gauche de ceux qu’elle espère reconquérir. En revanche, une lecture républicaine reviendrait non pas à proposer des solutions contraignantes entretenant l’idée de la restauration d’une identité perdue – inefficaces autant qu’attentatoires aux libertés –, mais en réenvisageant une réponse sous le prisme du « commun républicain ». Cette formule, il faut en avoir conscience puisqu’elle est régulièrement brandie, serait ridiculement vide de sens si elle n’était pas associée à une vision et des politiques concrètes. Elle reviendrait à poser le constat suivant : l’« archipel » et le malaise identitaire ne sauraient être résolus en décrétant les prénoms autorisés, mais en promouvant très concrètement les outils de cohésion. La nation reste une « expression des interdépendances sociales29Voir, à cet égard, l’excellente réponse de Nathan Cazeneuve à Pierre-Antoine Shira sur le site de la Revue Germinal, « La nation, expression des interdépendances sociales » (31 mai 2021) : « La nation est-elle identitaire ? Un dialogue avec P.-F. Schira », Revue Germinal, et la proposition de Bruno Karsenti et Cyril Lemieux dans Socialisme et sociologie, Paris, EHESS, 2017. » – avant sa gastronomie ou sa littérature – autant que la république, son cadre politique, constitue une communauté de citoyens désireux de participer à la chose publique.

Ces grandes formules théoriques trouvent leur atterrissage dans le lien social. Répondre très concrètement à « l’archipel », c’est œuvrer à ce que les enceintes de conversation civique, qui matérialisent les interdépendances entre citoyens de tous horizons, soient restaurées. La désindustrialisation, l’ère numérique, l’étalement urbain et la maison individuelle, la désertification des villes moyennes et l’affaissement des commerces de bouche30Voir les travaux documentés d’Olivier Razemon sur ces sujets, dont Comment la France a tué ses villes, Paris, Rue Échiquier, 2016. Rappelons, à titre d’exemple, que la France enregistrait 200 000 licences IV (autorisations nécessaires aux débits de boissons) dans les années 1960 contre 40 000 aujourd’hui. sont autant de tendances qui éloignent le citoyen de la chose publique. Dans une étude menée en 202031Yann Algan, Clément Malgouyres et Claudia Senik, Territoires, bien-être et politiques publiques, Conseil d’analyse économique, 2020., le Conseil d’analyse économique tâchait d’identifier les déterminants du mécontentement à l’origine des manifestations des « gilets jaunes ». La proportion d’événements accueillant ces manifestations y est comparée à différents indicateurs qui constituent la force du lien social : les commerces de proximité (ou « de détail »), les services et équipements publics, la vie associative, etc. À titre d’exemple, l’étude constate que 29% des villes ayant perdu une supérette ont connu une manifestation, contre 9% pour celles qui l’ont conservée. Sur la base de plusieurs statistiques, les auteurs concluent que « ce n’est donc pas tant un environnement faiblement doté et pauvre à un moment du temps qui est associé au mal-être, mais plutôt la dégradation de l’environnement local au cours du temps ». Dès lors, c’est manifestement le recul des interactions sociales que ces manifestations ont révélé. Ce phénomène devrait alerter tout républicain : la dégradation du lien social affecte la participation à la communauté politique et accélère l’« archipellisation ».

Loin des incantations abstraites et désincarnées au vivre-ensemble et à l’orthopraxie républicaine, des outils concrets peuvent être envisagés et associés les uns aux autres pour redonner consistance à une proposition articulée autour du lien social, qui représente une autre possibilité d’envergure à la réponse néo-réactionnaire. Certains ont été mis en place durant ce quinquennat : le programme « Action cœur de ville » vise ainsi à revitaliser les centres des villes moyennes (développement des mobilités, services publics de proximité, réhabilitation des logements, soutien aux commerces et notamment aux commerces de bouche). Dans le cadre du « plan ruralité », le Premier ministre avait également annoncé la délivrance gratuite de 10 000 licences IV. Des initiatives privées sont aussi à l’œuvre – le groupe SOS a par exemple engagé son « opération 1 000 cafés ». D’autres solutions sont envisagées. Lorsqu’Arnaud Montebourg propose son – sans doute mal nommé – programme de « retour à la Terre », par lequel l’État rachèterait puis céderait des logements vacants au sein de ce qu’il appelle « la France des sous-préfectures », il s’inscrit dans cette logique de renforcement du lien social que désagrège la métropolisation. Comme le suggère Olivier Razemon, c’est également à travers une politique ambitieuse de mobilité dans ces territoires, qui ne saurait faire l’objet d’une recherche de rentabilité, que la voiture individuelle, responsable de la dévitalisation autant que les grandes surfaces, pourrait être délaissée. La politique de « l’habitat », qui s’intéresse à la qualité de vie, au logement ou à la mixité sociale est tout aussi essentielle pour réinvestir ces territoires et ralentir l’étalement urbain – dont l’impact sur le lien social est documenté. Les quartiers intergénérationnels, où étudiants et retraités cohabitent, en sont une illustration. On constate aisément que cette politique du lien social s’inscrit dans les grands enjeux du siècle que sont le réchauffement climatique et le vieillissement de la population. La politique de la ville est naturellement essentielle dans cette perspective, en ce qu’elle tâche de recréer du lien au sein des quartiers les plus concernés par le repli communautaire. Ces politiques existent, des propositions sont avancées pour les renforcer, mais cet ensemble de mesures pourrait davantage s’inscrire dans le récit proposé par un républicanisme actualisé. Le lien social, qui suppose un engagement fort devant des tendances présentées comme inéluctables – le « metaverse » en est une nouvelle manifestation – peut constituer ce récit.

Au-delà de l’« archipellisation » et des politiques qu’elle suppose, la gauche a vocation à investir les sujets dont les identitaires se désintéressent : la défense des plus fragiles et la lutte contre les inégalités. Les champs d’actualité ne manquent pourtant pas : l’explosion des patrimoines et de l’héritage32Les propositions ne manquent pas sur ce sujet (rapport Blanchard Tirole, rapport du CAE, proposition de loi de Christine Pirès Beaune)., les conditions de travail de certains citoyens et leur nécessaire représentation33Qui ne se limite pas qu’à la question des travailleurs des plateformes, néanmoins essentielle, comme le montre Jean Euzier dans sa récente note « Droit du travail, droit zombie » pour l’Institut Rousseau, 20 décembre 2021., le décalage entre croissance des profits et des salaires34Évoqué par de nombreux économistes comme Patrick Artus (Quarante ans d’austérité salariale : comment en sortir ?, Paris, Odile Jacob, 2020) et dont plusieurs forces politiques se saisissent., la précarisation de certains services publics (santé, éducation, justice), la confiance ébranlée en l’école comme acteur de la lutte contre les inégalités35Plus d’un Français sur deux (54%) déclare ne pas avoir confiance en l’école pour lutter contre les inégalités et 38 % des Français pensent même qu’elle a tendance à creuser les inégalités, voir l’enquête Viavoice pour Libération : « Baromètre politique – L’école et l’éducation : quelle place et quels enjeux dans la campagne présidentielle, quel avenir ? », Viavoice, 30 novembre 2021., la persistance de discriminations de toutes natures, etc. Ce combat reste l’axe cardinal d’une pensée de gauche. C’est en étant résolus, innovants et finalement irréprochables sur la question sociale et la défense des services publics que ses hérauts pourront à la fois penser la transition écologique et rester fermes sur la défense de l’ordre et des principes républicains.

La laïcité reste un principe consubstantiel à la gauche républicaine. Devant des atteintes toujours plus nombreuses, nous l’avons vu, aux principes de la République, il revient d’abord à la gauche de défendre les valeurs universalistes : elle doit faire preuve de fermeté face aux positions de la mouvance décoloniale et au déni d’une partie de la gauche sur le repli communautaire, pourtant proprement antisocial et donc antirépublicain. À cet égard, il faut relever le courage de ceux qui, dès les années 2000, ont su identifier et dénoncer ces dérives. Cette vigilance ne saurait être abaissée. Mais au-delà de ce discours indispensable, que peut-elle encore proposer pour défendre la laïcité ? Dès 2018, le plan de lutte contre la radicalisation et le repli communautaire prévoyait une stratégie de contrôles ciblés contre des structures menaçant les principes républicains. La loi confortant leur respect36Loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dite « loi séparatisme ». a par ailleurs introduit de nouveaux outils juridiques indispensables pour renforcer cet arsenal, en introduisant notamment un contrat d’engagement républicain ou un contrôle plus résolu des financements étrangers. La mise en place d’un Comité interministériel de la laïcité, de référents laïcité dans toutes les administrations et d’une formation plus résolue de leurs agents, notamment des personnels de l’Éducation nationale, restent des avancées à saluer. Si la gauche républicaine veut conserver son identité, la conciliation entre liberté individuelle et souci collectif, il faut reconnaître que peu de nouvelles mesures « contraignantes » peuvent être engagées37À noter cependant l’intéressante proposition de Gilles Clavreul d’un haut-commissariat à la citoyenneté pour coordonner et appliquer tous les outils précédemment évoqués : ​​« Gilles Clavreul : Pour un haut-commissariat à la citoyenneté », L’Express, 22 octobre 2021.. Le prochain terrain sera sans doute celui d’un enseignement plus déterminé de la laïcité : devant une nouvelle génération toujours moins convaincue de son utilité38Voir Frédéric Dabi et Stewart Chau, « Une jeunesse qui fait bande à part sur les enjeux de société », dans La Fracture, Paris, Les Arènes, 2021, pp. 143-169., il revient à l’État, dès l’école, d’initier aux valeurs républicaines en valorisant leur potentiel émancipateur et en l’inscrivant dans des pratiques pédagogiques de transmission39Comme le propose Christophe Prochasson, interrogé par Mathieu Magnaudeix pour Mediapart au lendemain de l’attentat contre Samuel Paty : « Christophe Prochasson : “On laisse les profs se démerder face à des situations épouvantables” », Mediapart, 17 octobre 2020.. Le service national universel pourrait en être un support. Autrement, ce sont des outils d’un autre registre qui doivent être promus – afférents au lien social, par exemple, en tant qu’ils renforcent la communauté politique que promeut justement la laïcité émancipatrice.

Les situations que nous connaissons, celle du monde, de la France et de la gauche, doivent appeler chacune des composantes de cette dernière à l’humilité. Nous l’avons vu, il va de soi qu’une « réponse » au mouvement réactionnaire sur les sujets qu’il soulève ne peut s’inscrire que dans un cadre plus global visant à réaffirmer la centralité de la question sociale. Seul son réinvestissement incarné, actualisé et non dogmatique participera de la renaissance d’une contre-proposition sociale, républicaine et écologique consistante et à la hauteur des enjeux. Celle-ci devra, c’est ce que nous avons tenté de montrer, dépasser la tentation de « déclarer » l’idée républicaine pour tendre – et c’est un objectif, par principe, jamais atteint – à la réaliser. Pour reprendre la critique marxiste adressée aux droits de l’homme : il faut tâcher de dépasser la République formelle pour faire la République réelle, qui ne sacrifie jamais rien de ses principes, mais qui prenne acte de l’inefficacité partielle de son discours strictement référentiel40Nous suivons ici l’historien Christophe Prochasson qui, le 7 septembre 2020 dans les Matins de France culture, s’interrogeait sur « l’efficacité » des références républicaines traditionnellement convoquées sous forme d’incantations : « Quelle vision de la République porte Emmanuel Macron ? », France culture, 7 septembre 2020.. Le surgissement réactionnaire lui en donne paradoxalement l’occasion.

  • 1
    « Laïcité : Mme Le Pen juge “insupportable” l’idée de toucher la loi de 1905 », Le Point, 11 février 2018.
  • 2
    Dont la création du groupe de la Gauche populaire fut l’un des plus stimulants résultats.
  • 3
    Sur ces divisions internes : Adrien Broche, Architecture de la scission antitotalitaire, Fondation Jean-Jaurès, 10 septembre 2020.)
  • 4
    Sur l’investissement du principe de la laïcité par Marine Le Pen dans les années 2010, voir Laurent Bouvet, La Nouvelle Question laïque, Paris, Flammarion, 2019.
  • 5
    Le slogan de candidature de Marine Le Pen en 2017 était « Au nom du peuple ».
  • 6
    Notamment Olivier Faye, « Dans l’Eure, Marine Le Pen se pose en sauveuse des services publics ruraux », Le Monde, 7 janvier 2017 ou contre l’ouverture de la SNCF à la concurrence : « Marine Le Pen : “Nous nous battrons pour que la SNCF reste un service public” », Ouest-France, 22 mars 2018.
  • 7
    « Le député Éric Woerth propose de donner un double vote aux municipales pour les propriétaires de résidence secondaire », France info, 29 août 2021.
  • 8
  • 9
    « Éric Ciotti : “Je veux un Guatanamo à la française” », Le Point, 10 novembre 2021.
  • 10
    « Terrorisme : Guillaume Peltier réclame “le rétablissement de la Cour de sûreté” », RTL, 30 mai 2021.
  • 11
    Voir Pierre-André Taguieff, Sur la nouvelle droite, « La nouvelle “nouvelle droite” », Paris, Descartes & Cie, p. 65, 1994.
  • 12
    Marine Le Pen, Les 4 vérités, France 2, 19 octobre 2021 : « Je crois que c’est un programme qui est marqué par un ultralibéralisme. C’est une très grande différence entre lui et moi […]. J’entends des propos [d’Éric Zemmour] qui mettent en cause le système de protection sociale, par exemple sur la retraite. » Dinah Cohen, « Présidentielle 2022 : Marine Le Pen juge le programme d’Éric Zemmour “marqué par un ultralibéralisme” », Le Figaro, 19 octobre 2021.)
  • 13
    Éric Zemmour déclarait face à Bernard Henri-Lévy le 3 juin 2021 : « Vous, vous êtes un universaliste, vous pensez que l’homme est universel […], moi je suis comme Joseph de Maistre, je ne connais pas l’Homme […]. »
  • 14
    « Ce sont les droits de l’homme qui tuent » déclarait Éric Zemmour le 4 avril 2015 sur RTL « Ce sont les droits de l’homme qui tuent », dit Éric Zemmour – Vidéo Dailymotion.
  • 15
    « Vive la République et, surtout, vive la France », déclarait Éric Zemmour en clôture de sa déclaration de candidature à l’élection présidentielle.
  • 16
    À la manière d’un Pierre Manent dans le champ intellectuel (voir Situation de la France, Paris, Desclée de Brouwer, 2015) ou d’un Patrick Buisson plus récemment (voir ses déclarations lors de son interview par Apolline de Malherbe sur BFMTV « Cela ne me scandalise absolument pas qu’un croyant place la loi naturelle, la loi divine au-dessus de la loi de la République », Patrick Buisson était l’invité d’Apolline de Malherbe).
  • 17
    Rappelons qu’Éric Zemmour avait néanmoins déclaré à Causeur, au mois d’octobre 2016 au sujet des djihadistes « Et je respecte des gens qui meurent pour ce en quoi ils croient – ce dont nous ne sommes plus capables. »
  • 18
    Voir sur ce point les travaux de Jean-Yves Pranchère et Justine Lacroix, dont Les droits de l’homme rendent-ils idiots ?, Paris, Seuil, 2016.
  • 19
    Comme exposé par Bruno Karsenti : « Depuis les années 1960, sur la lancée de l’école de Francfort, le thème du capitalisme a connu en effet un glissement notable. Il a migré de l’économique au politique, à mesure que la critique de la domination et de l’aliénation était privilégiée sur celle de l’exploitation, des mécanismes d’extorsion de la plus-value et des processus d’accumulation […]. », « Sur le seuil du socialisme », Revue Germinal, 26 octobre 2020.
  • 20
    Du Contrat socia,l éd. Beaulavon, 1903.
  • 21
    Jérôme Fourquet, L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil, 2019.
  • 22
    Vincent Cocquebert, La Civilisation du cocon. Pour en finir avec la tentation du repli sur soi, Paris, Arkhê, 2021. 
  • 23
    Pour son analyse des outils numériques : Éric Sadin, L’Ère de l’individu tyran : la fin d’un monde commun, Paris, Grasset, 2020.
  • 24
    Voir le tout récent Jérémie Peltier, La fête est finie ?, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2021.
  • 25
    Dans leur dernier ouvrage, Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely illustrent ainsi l’abstention considérable observée aux élections départementales et régionales.
  • 26
    Selon une lecture que développe Gilles Lipovetsky dès 1983 dans L’Ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard.
  • 27
    Le sociologue Alain Ehrenberg a largement documenté ce lien entre individualisme et santé mentale, notamment durant la pandémie : « Fatigue nerveuse : Covid, santé mentale, individualisme », Telos, 11 janvier 2021.
  • 28
    Un point éclairant de l’ouvrage de Hugo Micheron (Le Jihadisme français, Paris, Gallimard, 2020), dans le sillage des travaux de Gilles Kepel : le repli communautaire reste le fait d’authentiques militants islamistes qui œuvrent, à la manière d’activistes politiques, à propager les idées intégristes dans certains quartiers.
  • 29
    Voir, à cet égard, l’excellente réponse de Nathan Cazeneuve à Pierre-Antoine Shira sur le site de la Revue Germinal, « La nation, expression des interdépendances sociales » (31 mai 2021) : « La nation est-elle identitaire ? Un dialogue avec P.-F. Schira », Revue Germinal, et la proposition de Bruno Karsenti et Cyril Lemieux dans Socialisme et sociologie, Paris, EHESS, 2017.
  • 30
    Voir les travaux documentés d’Olivier Razemon sur ces sujets, dont Comment la France a tué ses villes, Paris, Rue Échiquier, 2016. Rappelons, à titre d’exemple, que la France enregistrait 200 000 licences IV (autorisations nécessaires aux débits de boissons) dans les années 1960 contre 40 000 aujourd’hui
  • 31
    Yann Algan, Clément Malgouyres et Claudia Senik, Territoires, bien-être et politiques publiques, Conseil d’analyse économique, 2020.
  • 32
    Les propositions ne manquent pas sur ce sujet (rapport Blanchard Tirole, rapport du CAE, proposition de loi de Christine Pirès Beaune).
  • 33
    Qui ne se limite pas qu’à la question des travailleurs des plateformes, néanmoins essentielle, comme le montre Jean Euzier dans sa récente note « Droit du travail, droit zombie » pour l’Institut Rousseau, 20 décembre 2021.
  • 34
    Évoqué par de nombreux économistes comme Patrick Artus (Quarante ans d’austérité salariale : comment en sortir ?, Paris, Odile Jacob, 2020) et dont plusieurs forces politiques se saisissent.
  • 35
    Plus d’un Français sur deux (54%) déclare ne pas avoir confiance en l’école pour lutter contre les inégalités et 38 % des Français pensent même qu’elle a tendance à creuser les inégalités, voir l’enquête Viavoice pour Libération : « Baromètre politique – L’école et l’éducation : quelle place et quels enjeux dans la campagne présidentielle, quel avenir ? », Viavoice, 30 novembre 2021.
  • 36
    Loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dite « loi séparatisme »
  • 37
    À noter cependant l’intéressante proposition de Gilles Clavreul d’un haut-commissariat à la citoyenneté pour coordonner et appliquer tous les outils précédemment évoqués : ​​« Gilles Clavreul : Pour un haut-commissariat à la citoyenneté », L’Express, 22 octobre 2021.
  • 38
    Voir Frédéric Dabi et Stewart Chau, « Une jeunesse qui fait bande à part sur les enjeux de société », dans La Fracture, Paris, Les Arènes, 2021, pp. 143-169
  • 39
    Comme le propose Christophe Prochasson, interrogé par Mathieu Magnaudeix pour Mediapart au lendemain de l’attentat contre Samuel Paty : « Christophe Prochasson : “On laisse les profs se démerder face à des situations épouvantables” », Mediapart, 17 octobre 2020.
  • 40
    Nous suivons ici l’historien Christophe Prochasson qui, le 7 septembre 2020 dans les Matins de France culture, s’interrogeait sur « l’efficacité » des références républicaines traditionnellement convoquées sous forme d’incantations : « Quelle vision de la République porte Emmanuel Macron ? », France culture, 7 septembre 2020.

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