La gauche du réel. Un progressisme pour aujourd’hui

La gauche réformiste, prise en étau entre les tentations centriste et populiste, est menacée dans son existence même. Les déceptions engendrées par l’exercice du pouvoir ne sont pas seules en cause. Son identité est brouillée : une clarification idéologique profonde est nécessaire. Les idéaux d’égalité, de progrès et d’émancipation n’ont rien perdu de leur actualité, mais seule leur confrontation permanente au réel pourra donner naissance à un projet de société.

Cet essai à plusieurs voix défend avec force une ambition, celle de l’invention d’un nouveau progressisme, sans esquiver les questions gênantes : rapport au marché, à la mondialisation, à la diversité culturelle… Pour le collectif Télémaque, qui rassemble des citoyens inquiets de la disparition annoncée de la gauche réformiste, il est temps de s’attaquer de front aux ambiguïtés et aux hypocrisies qui paralysent la gauche.

 

 

Table des matières

Avant-propos
Gilles Finchelstein

Préface
Bernard Cazeneuve

Introduction

La gauche face au marché : crever l’abcès
Antoine Colombani

Les pièges du discours sur la « mondialisation »
Sophie Kaplan

La lutte contre les inégalités par la redistribution, cœur de toute politique progressiste
Arnaud Rohmer

L’écologie, socle pour réinventer la gauche
Vanessa Miler-Fels

L’Europe : un choix pragmatique pour la gauche
Renaud Thillaye

Entre mérite et égalité : renouveler la réflexion de la gauche sur l’éducation
Élise Huillery

Faire progresser la République : égalité et différences
Marianne Roland

Sécurité : le respect des lois plutôt que l’ordre imposé
Gabriel Arnoux

Un progressisme sans dogmatisme
Baptiste Bondu

 

Avant-propos
Gilles Finchelstein

Télémaque : en grec ancien, le nom du fils d’Ulysse signifie « celui qui se bat au loin ». Le collectif Télémaque, ce sont de jeunes auteurs qui ont eu, eux aussi, envie de se battre – pour leurs idées, cette fois. Des idées que la Fondation Jean-Jaurès a souhaité faire partager au plus grand nombre, en s’associant à ce projet éditorial. Pourquoi ? Parce que celui-ci intervient au bon moment, pour cette gauche-là, porté par cette génération-là, et avec les bonnes questions.

Le bon moment ? Deux ans après avoir perdu les élections, le choc passé, il est temps de se remettre en ordre de bataille. Des échéances arrivent, il faut les affronter.

Cette gauche-là ? C’est la gauche communément appelée « gauche de gouvernement », celle qui dépasse le long remords du pouvoir1 qui l’a taraudée tout au long du siècle dernier. C’est néanmoins celle dont les carences – de pédagogie, d’explication, mais d’autres aussi – sont apparues lors du dernier quinquennat. Mais c’est surtout celle qui s’inscrit dans une tradition européenne que la Fondation Jean-Jaurès revendique également.

Cette génération ? Le collectif Télémaque est représentatif de ces jeunes auteurs pour qui l’idéologie est une valeur, et l’engagement – à l’encontre de bien des idées reçues sur cette génération – une pratique. Penser pour agir, autrement dit !

Les bonnes questions ? Que ce soient des sujets compliqués pour la gauche – le rapport au marché, l’ordre public… – ou des thèmes qu’il est nécessaire de réaffirmer comme marqueurs de la gauche, telle la redistribution, les auteurs font l’effort de les poser différemment. Ils offrent ainsi un panorama de ce mélange de pragmatisme et d’ambition qui définit la gauche.

Si nous avons choisi de nous associer à cet ouvrage, c’est également parce qu’il s’inscrit dans une direction que la Fondation Jean-Jaurès a souhaité suivre depuis deux ans maintenant. Cette direction, c’est celle du renouvellement, en profondeur, à l’échelle nationale, européenne et internationale, de la social-démocratie. Oui, nous n’avons pas peur d’utiliser ce terme – sans doute un peu vintage pour la jeunesse des années 2010 – car il nous situe dans une histoire et une géographie. La social-démocratie dit un attachement au réel, au réformisme, au compromis. Elle rappelle la priorité de deux combats – la démocratie et l’égalité – qui demeurent actuels.

Cette direction, la Fondation l’emprunte de multiples manières. D’abord, avec une forme de retour en arrière : en s’interrogeant sur le bilan d’un quinquennat anormal, celui de François Hollande. Ce travail d’inventaire nous est apparu indispensable pour comprendre ce qui s’était passé – les mesures prises, mais aussi les conditions qui ont contraint un président sortant à ne pas se représenter.

Ensuite, avec une interrogation du présent : qui sont les sympathisants de la gauche, et les socialistes en particulier ? Combien sont-ils ? Que pensent-ils ? Nous les auscultons depuis plusieurs années déjà, notamment à travers une enquête d’une ampleur inédite – à la fois du fait du nombre de personnes interrogées et de la régularité avec laquelle celles-ci sont sollicitées – menée avec nos partenaires du Cevipof, du Monde et d’Ipsos.

Enfin, avec un regard tourné vers l’avenir : celui qui nous pousse sans cesse à inventer les idées de demain. Ce travail idéologique, nous le menons avec des figures reconnues de la gauche – c’est le cas par exemple du travail mené avec notre partenaire européen, la Fondation européenne d’études progressistes, autour de Pascal Lamy et d’autres personnalités internationales, anciens chefs d’État ou universitaires de renom –, mais aussi avec de jeunes pousses – comme le collectif Télémaque.

Certains chantiers qui attendent la gauche – ou auxquels la gauche n’a pas pu ou voulu s’attaquer – ne sont pas tous abordés dans cet ouvrage. Migrations, numérique, institutions… : d’autres défis sont devant nous, d’autres auteurs – jeunes ou moins jeunes – viendront à leur tour les décrypter. La Fondation Jean-Jaurès sera toujours là pour les accueillir ; elle sera toujours là pour préparer la gauche, qui aujourd’hui « se bat au loin », à un jour se battre au plus près.

 

Préface
Bernard Cazeneuve

Le livre du collectif Télémaque a pour ambition d’engager une réflexion utile sur les sujets et les valeurs autour desquels la gauche peut se refonder, avec pour objectif de gouverner notre pays et de le transformer.

Télémaque est le fils d’Ulysse. Il incarne la patience et la fidélité. La patience du fils qui attend son père, la fidélité d’un homme à ses valeurs.

Les contributions qui vous sont ici proposées constituent de salutaires incursions dans des domaines aussi variés que la protection de l’environnement, la lutte contre les inégalités, la régulation de la mondialisation, la rénovation de la République.

Les entrées de l’ouvrage, certes sélectives, abordent des thèmes essentiels pour la gauche et cherchent utilement un chemin entre la résignation impuissante face au monde tel qu’il ne va pas, et les incantations populistes. La première caractérise trop souvent les pouvoirs établis. Les secondes deviennent une tentation des peuples, lorsque certains comportements politiques engendrent la colère en donnant le sentiment de la légèreté ou de l’inconséquence face à la gravité d’une époque. Dans un contexte de déréliction de la social-démocratie européenne, face à la poussée de la démagogie et de l’extrême droite, partout dans le monde, réfléchir est à la fois salutaire et nécessaire.

Gauche de gouvernement : année zéro, pourrait-on dire, pour définir l’esprit et le but de l’ouvrage dont il m’a été demandé de rédiger la préface.

*

L’année 2017 a signé un quasi-anéantissement électoral pour le parti socialiste, parti central de la gauche démocrate et progressiste. Son candidat, pourtant auréolé de la légitimité des primaires de la gauche, n’a recueilli que 6,36 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle.

Est-ce à dire que cette évaporation électorale signe la mort de la gauche au seul profit d’un axe centriste-libéral et de partis populistes de gauche et de droite ? Je ne le crois pas.

Une partie des Français a vraiment cru à la promesse initiale de l’actuel président de la République : celle d’un programme de réformes vigoureux, néanmoins soucieux des plus fragiles, enfin porteur d’une ambition sociale. La majorité de ses électeurs de premier tour provenait de la social-démocratie et avait adhéré à ce discours d’équilibre.

Un an et demi après, les choses ont changé. Les réformes sont en effet perçues comme engendrant de nouvelles injustices au seul profit des plus fortunés : les mesures d’allégement de la fiscalité de la détention et des revenus du capital entrées en vigueur le 1er janvier 2018 vont coûter 4,5 milliards d’euros par an au budget de l’État, soit 22,5 milliards d’euros sur la durée du quinquennat. Ces mesures profitent pour l’essentiel à moins de 400 000 ménages, soit 0,5 % des Français. Il s’agit de la baisse d’impôt par contribuable la plus forte réalisée sous la Ve République. En revanche, la refonte de notre modèle social patine et les injustices se creusent.

La déception est donc bien là. Un pouvoir à peine élu semble déjà déserté par ces millions d’électeurs, employés, petits patrons, retraités, fonctionnaires qui avaient cru que le gouvernement marcherait sur deux jambes, et qui constatent désormais une forme d’indifférence où la souffrance sociale est interprétée comme une forme désagréable d’arrogance.

Dans un tel contexte, la demande de gauche est toujours là. Elle donne parfois même le sentiment de rejaillir. Des millions d’électeurs déçus attendent de nous une nouvelle proposition politique. Les Français dans leur ensemble, quelle que soit leur sensibilité politique, sont du reste trop attachés à la démocratie et au pluralisme pour laisser s’installer ce duel mortifère entre une approche techno-libérale de l’économie et de la société et des partis extrémistes.

Nous avons une responsabilité historique, celle de la reconstruction de la gauche de gouvernement. Cette responsabilité ne nous exonère pas d’un devoir d’inventaire ; au contraire, elle nous y oblige. Il est toujours facile de faire la critique des autres. Faire sa propre critique est un exercice plus douloureux. Et de fait, croire que, parce qu’il y a dans notre pays un désir de république, un désir d’écologie, un désir d’égalité, un désir de services publics, un désir d’équilibres territoriaux, les « tissus » de la gauche détruite vont se reconstituer d’eux-mêmes serait une faute lourde. C’est donc un long chemin que nous devons emprunter pour retrouver la crédibilité.

*

Les défis du temps présent requièrent surtout que nous repensions un cadre d’action. Il nous faut en effet agir à la racine des choses.

La définition d’un cadre d’action pour la gauche de gouvernement est une tâche exigeante puisqu’elle est constamment jugée à l’aune de deux référentiels : la conformité à l’idéal, l’efficacité dans le réel. La gauche radicale, celle qui n’aspire pas réellement à gouverner, n’a que le souci de la conformité à l’idéal, même si de plus en plus souvent la colère suffit à satisfaire ceux qui l’attisent. La droite libérale, partisane du statu quo, n’a quant à elle que l’efficacité dans le réel pour terrain de jeu.

Plus complexe est donc notre tâche. Notre action sera toujours jugée par conformité à un idéal de justice sociale et d’égalité. Mais elle doit avant tout produire des résultats pour changer la vie des gens, de celles et ceux qui sont éprouvés par la vie et que la désespérance guette toujours.

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Trois défis qui constituent à la fois un idéal et un terrain d’action pour la gauche de demain sont à relever : la conversion écologique ; la régulation du capitalisme ; la reconquête démocratique.

Premier défi, bien sûr, la conversion écologique. Elle s’impose dans les discours depuis une quinzaine d’années, mais pas assez dans les actes. Pourtant c’est le scénario le plus catastrophique parmi les cinq élaborés à la demande du club de Rome par le MIT en 1972, le « scénario de l’effondrement », qui semble se dessiner pour notre planète. Destruction de la biosphère, épuisement des ressources naturelles, réchauffement du globe, réfugiés climatiques. C’est pourquoi la gauche doit s’emparer de ce sujet pour penser un cadre d’action à toutes les échelles : de nouvelles régulations internationales, car sans le concours des grandes puissances d’aujourd’hui et de demain, nous n’obtiendrons pas de résultats, mais aussi une exemplarité nationale, et une modification des comportements individuels des entreprises, des administrations et des citoyens. Cette écologie politique reste à inventer. Une écologie qui ne soit ni l’écologie emphatique des grands discours sans actes, ni l’écologie dogmatique qui met en péril la cohésion sociale. En somme une écologie d’espérance, qui ne renonce ni à créer des emplois ni à l’impératif de développement économique, mais qui change radicalement nos comportements et notre approche des écosystèmes.

Deuxième défi, l’urgence économique. Si la crise du capitalisme de 2008 a pu être surmontée et que des progrès ont été accomplis depuis, je pense notamment à l’union bancaire au sein de l’Union européenne, ou à la lutte contre les paradis fiscaux au niveau du G20, il reste énormément à faire. D’abord parce que les solutions provisoires qui ont été imaginées ont créé une situation qui n’est pas tenable à long terme : l’argent déversé en grande quantité pour sauver les économies pourrait paradoxalement faire germer de nouvelles bulles financières ou immobilières d’une ampleur incomparable à celles que nous avons connues. Il est impératif d’assainir l’économie et de ne plus se contenter de rustines et de recapitalisations. Ensuite pour réduire une tendance de fond de la mondialisation : le creusement des inégalités et la persistance du chômage à l’intérieur des sociétés, notamment dans les pays industrialisés. S’il est vrai, et cela est justement rappelé dans ce livre, que la mondialisation a permis de sortir des centaines de millions de citoyens de la pauvreté absolue, ses excès entraînent des ravages à l’intérieur des sociétés.

C’est à nous socialistes, progressistes, républicains, écologistes, d’inventer les nouvelles régulations pour sauver la cohésion sociale. Ne soyons pas aussi dogmatiques que nos prédécesseurs sur le commerce international. Sachons, quand la concurrence est déloyale, quand les pays ne respectent pas les normes minimales en matière de droits sociaux, ou d’environnement, imposer des écluses temporaires, ciblées. Ces écluses évitent l’hémorragie industrielle, hélas déjà très avancée en France. Elles évitent de dévaster des communautés locales qui se jettent dans les bras des forces populistes, comme le montre la carte du vote pour le « Brexit » en Grande-Bretagne.

Il y a également tant à faire en matière de fiscalité : dans la lutte contre les paradis fiscaux bien sûr, mais aussi pour taxer les grandes firmes au juste niveau. Après tout, quand Apple distribue des millions de smartphones sur le marché français, elle profite bien de la solvabilité des consommateurs français, ainsi que de l’excellence de nos réseaux de distribution. Or, l’impôt n’est-il pas le juste prix des services publics ? De la même manière, il serait légitime d’ouvrir un débat sur la taxation des citoyens français résidant à l’étranger, une taxation fondée sur la nationalité et non la résidence, comme le font avec succès les États-Unis d’Amérique. Qu’une personne fortunée décide d’habiter aux Bahamas plus de 180 jours par an, c’est son droit. Mais au nom de quoi devrait elle être totalement exonérée d’impôt en France ? Car c’est grâce à notre école publique, à la qualité de nos infrastructures ou encore à la profondeur de notre marché intérieur que cette personne a pu réussir sa vie professionnelle et bâtir sa fortune. L’impôt doit être un juste retour des choses.

Troisième défi, peut-être le plus inédit et le plus impérieux pour la gauche, l’urgence démocratique. Depuis 1989, nous vivions confiants dans la force de la démocratie libérale et dans son renforcement aux quatre coins du monde. Elle était, croyions-nous, comme l’air que l’on respire. Si les années 2000 ont été celles de la crise du capitalisme, et ont fait apparaître la nécessité de le réguler pour éviter ces errements ou son autodestruction, les années 2010 sont indéniablement celles de la crise de la démocratie libérale, avec l’apparition jusqu’au cœur de l’Europe de régimes hybrides, issus du vote majoritaire mais dont les dirigeants semblent peu attachés aux valeurs de la démocratie et à l’état de droit.

Nous ne pouvons pas nous contenter de railler ces « démocraties illibérales » ou ces « démocratures » en pensant que tout va bien chez nous. D’abord parce que c’est ce mépris qui alimente la vague populiste, comme on a pu l’observer récemment en Italie. Ensuite parce que ce sont les dysfonctionnements de la mondialisation et de l’Union européenne qui portent ces régimes au pouvoir.

Enfin parce que ces évolutions politiques disent aussi quelque chose des errances de nos démocraties libérales. Nous avons en France la chance de vivre dans un pays qui est encore soucieux de l’état de droit, des libertés individuelles, des contre-pouvoirs. Mais pour combien de temps encore ? Rien n’est jamais acquis et il n’est pas chose plus fragile que la démocratie.

C’est pourquoi la gauche doit s’emparer du sujet institutionnel à bras-le-corps. Depuis Pierre Mendès France, elle ne l’a que trop peu pensé. Soit parce qu’elle s’enferme dans une posture critique et stérile vis-à-vis des institutions républicaines, soit au contraire parce qu’elle se coule dedans sans esprit critique, sans chercher à les améliorer, comme le métal en fusion dans son moule. Enfin, la pensée doit être ferme, comme l’était celle de Georges Clemenceau sur la laïcité, sur la liberté de conscience, sur le refus du communautarisme et sur la prévalence de la loi de la République sur tout autre principe ou règle que la religion ou la tradition prétendraient imposer à la société bien malgré elle.

Le fait que trois présidents successifs soient crédités de moins de 30 % d’opinions favorables au bout d’un an de mandat seulement doit nous interroger sur la fragilité de notre système institutionnel, qui concentre tout le pouvoir et l’attention sur le président de la République.

Vous l’aurez compris, je me réjouis de la parution du livre du collectif Télémaque. Puisse sa lecture vous donner envie de vous joindre à nous pour cet enthousiasmant chantier de la refondation de la gauche de gouvernement.

 

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