La gauche allemande après Merkel

Alors qu’Angela Merkel entame les derniers mois de son long règne politique et que Armin Laschet vient d’être élu à la présidence de la CDU, qui sont ses potentiels successeurs ? Conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, Ernst Stetter analyse les enjeux de l’après-Merkel pour la gauche allemande. 

À l’occasion d’un congrès entièrement virtuel puis d’un vote par correspondance des membres du parti, les chrétiens-démocrates allemands viennent d’élire à leur tête le ministre-président de la Rhénanie du Nord-Westphalie, Armin Laschet. 

Un choix logique dans la continuité de la ligne Angela Merkel

Opposé à l’homme d’affaires Friedrich Merz, Armin Laschet l’a emporté avec 52,8% des voix. Si le score s’est avéré plus serré que ce qui avait été anticipé, Friedrich Merz a pâti de son incapacité à convaincre au-delà de l’aile droite et conservatrice du parti. 

Comme lors de sa première tentative à la présidence du parti, Friedrich Merz a prononcé un discours de candidature jugé trop froid et technocrate. La majorité des délégués ne voulait pas être « dirigée ». Son slogan « Ramener le différend au centre de la politique » était honorable, mais les délégués n’ont pas voulu assumer ce choix de la polarisation du débat public, lui préférant une stratégie politique plus sage de changement dans la continuité, soit la recherche du compromis et la construction d’alliances pour résoudre les problèmes. Sans doute l’actualité américaine a-t-elle pesé au moment de considérer les risques d’une polarisation extrême du débat politique. 

Être capable de s’adresser à la frange centriste et sociale des électeurs allemands constituait ainsi aux yeux des délégués du parti une condition essentielle pour avoir une chance d’arriver en tête aux élections fédérales en septembre 2021.

Une victoire de Norbert Röttgen, le troisième candidat et très respecté président de la commission des affaires étrangères du Bundestag, aurait pu offrir au parti une perspective de rééquilibrage, de modernisation et d’ouverture sur le monde. Mais ce choix s’est finalement avéré trop audacieux. 

Armin Laschet a su convaincre les délégués du parti en plaçant la « confiance » au centre de son discours. Il s’est présenté à la fois comme un homme politique de confiance, comme une personnalité façonnée par son enfance de fils de mineur, comme un conservateur à la fois ferme sur ses valeurs et conscient que la politique est un art de la négociation qui requiert à la fois du courage et le sens du compromis, particulièrement en ces temps rendus incertains par la pandémie. 

Le résultat du scrutin apparaît donc conforme à la logique : le prolongement de la politique d’Angela Merkel par d’autres moyens et d’autres personnes. Pour les chrétiens-démocrates, le risque pris semble donc minimal. Reste à savoir s’ils bénéficieront réellement de cette absence de rupture avec une ère Merkel qui touche inexorablement à sa fin, aussi bien au sein du parti que dans le pays. 

Un nécessaire boost de popularité pour Arnim Laschet

Dans un sondage publié par l’hebdomadaire Der Spiegel au lendemain du congrès de la CDU, seulement 13% des Allemands déclaraient ainsi approuver entièrement le choix d’Arnim Laschet comme président de la CDU, tandis que 32% disaient même penser qu’il était un mauvais choix.

Des chiffres peu rassurants pour le nouveau président de la CDU au moment où débute 2021 qui, avec six élections régionales et les élections fédérales, s’annonce comme un défi majeur pour son leadership politique. Si le chef de la CDU est traditionnellement considéré comme le candidat naturel du parti au poste de chancelier, le parti reste divisé sur la question et ces sondages laissent à penser que Laschet n’est pas encore indiscutable. De fait, le ministre-président de la Bavière et président du parti-frère, la CSU, Markus Söder, pourrait représenter une alternative crédible. Si aucun des deux n’est encore officiellement en course, l’échéance du choix du candidat est déjà fixée au 14 mars 2021, au lendemain des élections régionales en Bade-Wurtemberg et en Rhénanie-Palatinat.

Vers des nouvelles perspectives de coalition au niveau fédéral ?

Ces deux régions du Sud-Ouest illustrent bien les défis auxquels les conservateurs allemands doivent faire face. En Bade-Wurtemberg, c’est le Vert Winfried Kretschmann qui gouverne à la tête d’une coalition avec la CDU. Si la région est un fief traditionnel des conservateurs, Kretschmann et les Verts devraient néanmoins arriver en tête des élections pour la troisième fois consécutive. La coopération avec la CDU ayant eu tendance à s’effriter, il est probable que les Verts décident cette fois-ci de s’allier avec les sociaux-démocrates et les libéraux si les résultats le permettent. Les sondages laissent en tout cas penser que ce scénario est probable. 

En Rhénanie-Palatinat, la ministre-présidente Malu Dreyer gouverne actuellement avec les libéraux et les Verts. Comme ses partenaires, elle souhaite poursuivre cette expérience jugée comme une réussite politique aussi bien par les observateurs que par les sondages, qui leur donnent de bonnes chances d’être en mesure de reconduire cette « coalition du feu de circulation », en référence aux couleurs des partis qui la composent : rouge (le SPD), jaune (les libéraux), vert (les Verts). 

Ces élections régionales enverraient un signal politique fort en amont des élections fédérales si des coalitions de centre-gauche parvenaient à gouverner ces deux régions : traditionnellement, les évolutions politiques constatées dans les Länder ont tendance à se poursuivre au niveau fédéral. Ainsi, sans les rapprochements précurseurs entre « rouges » et « verts » en Hesse et en Basse-Saxe, Gerhard Schröder et Joschka Fischer n’auraient pas pu former ensemble un gouvernement fédéral en 1998. De même, personne n’envisagerait aujourd’hui sérieusement une coalition CDU-CSU/Verts au sein du prochain gouvernement fédéral sans le précédent établi en Hesse et dans le Bade-Wurtemberg. 

L’exemple donné dans les régions ouvre une perspective réaliste au niveau fédéral

La Verte Annalena Baerbock, le social-démocrate Olaf Scholz et le chef des libéraux, Christian Lindner, pourraient former en septembre 2021 une coalition alternative susceptible de gouverner sans la CDU-CSU. Cette configuration permettrait de marquer une rupture avec une CDU-CSU qui semble être au pouvoir depuis une éternité, tout en évitant l’arrivée aux affaires de Die Linke, dont les positions anti-OTAN semblent peu compatibles avec l’exercice du pouvoir fédéral et suscitent l’inquiétude dans le reste de la classe politique. 

La perspective d’une coalition fédérale « feu de circulation » horrifie la CDU. Pour Laschet, un tel scénario constituerait un grand danger politique. Il a résumé ses craintes devant le groupe parlementaire du Bundestag, dans des propos rapportés par le journal Die Welt du 22 janvier dernier : « Les sociaux-démocrates pour le social, les libéraux pour l’économie et les Verts pour l’écologie – qu’est-ce que propose donc la CDU-CSU ? ».

Un tel scénario ne peut pas être exclu : la candidature d’un Armin Laschet, encore peu populaire, pourrait être perçue par la population non pas comme une assurance de continuité avec les années Merkel mais comme une tentative de la CDU-CSU de s’accrocher au pouvoir après le départ de cette dernière. 

Une enquête Kantar confirme cette possibilité. Interrogés sur l’identité du meilleur candidat de l’Union pour la chancellerie, seulement 21% des sondés désignent Armin Laschet. À l’inverse, ils sont 43% à juger que le Premier ministre bavarois et dirigeant de la CSU, Markus Söder, constitue à l’heure actuelle le meilleur choix. Ces chiffres sont un avertissement pour Laschet : s’il est apprécié des cadres de son parti, le nouveau chef de la CDU est encore loin d’être considéré par les électeurs allemands comme l’héritier naturel et le continuateur de la politique d’Angela Merkel.

Markus Söder, un chancelier bavarois ?

L’Allemagne est-elle prête à élire un Bavarois à la tête du gouvernement fédéral ? Cela reste à voir. La CSU a en effet connu deux lourdes défaites au cours de son histoire. D’abord en 1980, lorsque Franz-Josef Strauß a tenté de devenir chancelier contre Helmut Schmidt. Ensuite et surtout en 2002, lorsque Edmund Stoiber s’est incliné contre Gerhard Schröder après avoir longtemps fait la course en tête dans les sondages. De cette défaite, un confident d’Edmund Stoiber a conclu que les Allemands ne voulaient pas d’un Bavarois au poste de chancelier. 

Il est fort probable qu’un scénario identique se reproduise en 2021. Si Markus Söder est devenu si populaire, c’est avant tout grâce à sa gestion de la crise sanitaire et à son impressionnante stratégie de communication, et ce malgré le fait que les taux de contamination et de mortalité en Bavière restent à des niveaux très élevés depuis le début de la pandémie. Pas un jour ne passe en effet sans que Markus Söder ne soit présent sur les plateaux de télévision. Cependant, malgré sa courte expérience de ministre des Affaires européennes de la Bavière (2007-2008), Markus Söder ne dispose d’aucune expérience fédérale ou internationale. 

En cas de candidature, il sera dans l’obligation de prouver qu’il est capable d’être un fédérateur, quand l’histoire de son ascension politique a plutôt été jusque-là marquée par un discours de division et des changements de cap politique pour le moins opportunistes. Le dernier exemple date de la campagne de 2018, au cours de laquelle il a tenu un discours très droitier dans l’objectif de faire disparaître l’AfD en Bavière. Mais l’AfD a tout de même emporté 10,2% des suffrages, tandis que la CSU en a seulement obtenu 37,2%, un vrai tremblement de terre pour un parti qui remportait la majorité absolue aux élections bavaroises depuis des décennies. 

Suite à ce score décevant, il a opportunément réorienté son discours en direction du centre et des écologistes. Il s’agit pourtant d’un pari risqué : les Verts se sont montrés jusqu’à présent très réticents à l’idée d’une alliance avec la CSU, de même que les militants de la CSU n’ont guère fait preuve d’enthousiasme à l’idée d’une coalition avec les Verts. 

Ses qualités de communicant et son management de la crise sanitaire lui confèrent des atouts évidents dans la course à la chancellerie. Mais le succès de sa candidature dépendra de sa capacité à ne pas commettre de faute vis-à-vis de ses potentiels partenaires écologistes. 

De leur côté, et malgré des sondages très prometteurs, les Verts ne sont pas dans une situation idéale. Surtout, ils sont divisés sur la question des alliances à nouer : après tant d’années dans l’opposition, doivent-ils s’assurer de leur présence au gouvernement en tant que partenaire secondaire des conservateurs ou, de façon plus audacieuse et incertaine, tenter d’obtenir la chancellerie en formant une coalition de centre-gauche avec les sociaux-démocrates et les libéraux ? 

Le SPD, le parti gagnant?

Afin de tenir compte des défis importants auxquels le gouvernement – au sein duquel son parti est partie prenante – doit faire face jusqu’à la fin de la mandature, le coprésident du SPD Norbert Walter-Borjans a de son côté adopté un discours plutôt consensuel. Avant de définir son attitude vis-à-vis d’Armin Laschet, sans doute le SPD devra-t-il méditer les raisons de la victoire de ce dernier au cours des élections de 2017 en Rhénanie du Nord-Westphalie contre sa très populaire ministre-présidente Hannelore Kraft, et contre le ministre des Finances de l’époque, Norbert Walter-Borjans. Des antécédents qui doivent amener la présidence du SPD à ne pas sous-estimer l’adversaire que pourrait constituer Armin Laschet en 2021. 

Se contenter de faire campagne en 2021 avec pour seul argument qu’Olaf Scholz ferait un meilleur chancelier qu’Angela Merkel ou Armin Laschet ne sera pas suffisant. De même, le SPD ne pourra pas se contenter d’attaquer la CDU-CSU en dénonçant sa main mise sur le pouvoir depuis quinze ans. Le parti social-démocrate devra au contraire mettre l’accent sur la nécessité d’un renouvellement politique profond en argumentant en faveur d’un tournant vers plus de justice sociale et d’écologie, tout en en insistant sur un programme de stabilité des finances publiques et de soutien à l’économie en cette période de crise historique.

Le contexte politique semble pour l’instant plutôt favorable au SPD : en dehors de leur intention de lutter contre la pandémie et de capitaliser sur les succès de la politique menée par Angela Merkel, ni Armin Laschet ni Markus Söder n’ont annoncé de réel programme politique. Pour le SPD, il y a là une occasion de mettre en avant ses différences et d’insister sur l’attention qu’il souhaite porter aux problèmes sociaux et à la politique de l’emploi. 

Le SPD devra également tenir compte de la situation politique dans l’ex-Allemagne de l’Est et dans l’État de Berlin, deux régions sous la menace des extrémistes de droite de l’AfD au sein desquelles il y aura des élections en 2021 : en Saxe-Anhalt en juin, puis en Mecklembourg-Poméranie occidentale et dans l’État de Berlin en septembre. 

À Berlin, c’est actuellement une coalition rouge (SPD)-rouge (Die Linke)-verte (Die Grünen) qui gouverne. Dans le Mecklembourg-Poméranie occidentale, c’est la très populaire Manuela Schwesig, du SPD, qui dirige avec la CDU. En Saxe Anhalt, la CDU, le SPD et les Verts forment avec le ministre-président de la CDU Reiner Haseloff une alliance qui a été fragilisée au cours des derniers mois par un conflit sur la contribution à l’audiovisuel public autour duquel la CDU et l’AfD ont semblé sur le point de s’entendre.

Si un compromis a finalement été trouvé de justesse et permis d’éviter de voir la CDU et l’AfD voter ensemble, la polémique rappelle une fois de plus que la vie politique dans l’ex-Allemagne de l’Est est toujours différente des enjeux qui ont cours dans l’ouest du pays. Le poids acquis par l’AfD dans ces régions y suscite des troubles politiques et sociaux non négligeables et perturbe grandement l’espace politique des partis de droite. Si le SPD parvient à faire s’installer l’idée que la CDU est un parti prêt à coopérer avec l’extrême droite, et si Armin Laschet n’arrive pas plus que sa prédécesseure Annegret Kramp-Karrenbauer à asseoir son autorité sur les responsables locaux de son parti, alors les sociaux-démocrates auront une carte à jouer aux élections régionales et fédérales. 

Une campagne fédérale recèle toujours son lot de surprises, mais la candidature d’Olaf Scholz au poste de chancelier se jouera en réalité au cours de la séquence des élections régionales, à l’image de ce qu’avait vécu Martin Schulz en 2017 : en perdant les élections régionales qui précédaient le scrutin fédéral, le SPD avait abandonné tout espoir d’accéder à la chancellerie fédérale. 

Olaf Scholz devra mener campagne en valorisant auprès des électeurs son bilan de ministre des Finances. D’un point de vue tactique, il devra éviter de s’aliéner les Verts et les libéraux, tout en laissant ouverte la possibilité d’une entente future avec Die Linke. L’exercice sera certainement difficile, mais la situation politique inédite que connaît l’Allemagne permet de n’exclure aucun scénario a priori

2021 marquera la première fois où un chancelier allemand ne se représentera pas aux élections fédérales. La dynamique de la campagne sera profondément altérée dès lors que les électeurs réaliseront que l’éternelle Angela Merkel est réellement sur le départ, que Armin Laschet n’a pas les épaules pour porter le costume de cette dernière et que Markus Söder n’est pas grand chose d’autre qu’un excellent communicant. À ce moment-là, Olaf Scholz pourrait incarner la double promesse de la stabilité et du renouvellement. C’est ainsi qu’il peut espérer dépasser les Verts le jour du scrutin. Si les sondages actuels ne vont pas encore jusque là, on peut néanmoins constater depuis quelques semaines une légère amélioration. Pour le SPD, un espoir se dessine dans l’Allemagne de l’après-Merkel.

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