La gauche à l’heure de la mondialisation

Dans le cadre de sa réflexion sur « La gauche à l’heure de la mondialisation » menée avec ses partenaires internationaux, la Fondation a reçu l’ancien Premier ministre Laurent Fabius pour un débat avec Raffaele Simone, professeur à l’université de Rome.

Comment expliquer l’effondrement de la gauche européenne, alors que le continent souffre des contrecoups de la crise financière née des excès du libéralisme ? L’essai de l’Italien Raffaele Simone Le Monstre doux. L’Occident vire-t-il à droite ? qui sort enfin en France (Gallimard) aide à comprendre.
Linguiste de renommée internationale, philosophe sympathisant à gauche, Raffaele Simone a publié en Italie plusieurs ouvrages et articles critiques – Il Paese del Pressappoco  » Le pays de l’à-peu-près «  (Garzanti Libri, 2005).
Son constat est sévère. Selon lui, la gauche n’est plus porteuse d’un grand projet « à la hauteur de [son] temps ». Face à elle, la droite nouvelle l’emporte parce qu’elle a compris notre époque consommatrice, individualiste, pressée et médiatique, et sait se montrer pragmatique et sans idéologie. Cette droite conquérante s’est associée aux chefs d’entreprise comme aux hommes des médias pour promouvoir une société de divertissement et de défense des intérêts de court terme, tout en promettant la sécurité et la lutte contre l’immigration.Un projet que Raffaele Simone appelle « le monstre doux ».
Son essai a fait couler beaucoup d’encre en Europe dans les milieux de gauche dès sa sortie en Italie, début 2009. La revue Le Débat lui a alors consacré cinq articles importants dans son dossier « Déclin de la gauche occidentale ? ». En janvier 2010, Laurent Fabius et la Fondation Jean Jaurès l’invitaient au colloque « La gauche à l’heure de la mondialisation ».
n France, on pourrait s’étonner d’une telle critique de la gauche quand le gouvernement semble empêtré dans l’affaire Woerth-Bettencourt. A gauche, les sondages ne sont pas défavorables, mais le PS n’a toujours pas élaboré une position claire tant sur les retraites que sur les questions de sécurité et l’immigration. C’est pourtant là une problématique cruciale, sur laquelle Nicolas Sarkozy a pris cet été des positions brutales qui ne lui ont pas attiré que des inimitiés. Au contraire. Pour Raffaele Simone, cette droite nouvelle et ses dérives qu’il qualifie de « monstre doux » est en train de conquérir l’Europe. Il a répondu aux questions du Monde Magazine.
Qui est ce  » monstre doux «  dont vous parlez dans votre livre ?
Raffaele Simone : Dans De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville décrit une nouvelle forme de domination. Elle s’ingérerait jusque dans la vie privée des citoyens, développant un autoritarisme « plus étendu et plus doux », qui « dégraderait les hommes sans les tourmenter ». Ce nouveau pouvoir, pour lequel, dit-il, « les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent pas », transformerait les citoyens qui se sont battus pour la liberté en « une foule innombrable d’hommes semblables (…) qui tournent sans repos pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, (…) où chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée des autres ».
Isolés, tout à leur distraction, concentrés sur leurs intérêts immédiats, incapables de s’associer pour résister, ces hommes remettent alors leur destinée à « un pouvoir immense et tutélaire qui se charge d’assurer leur jouissance (…) et ne cherche qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance. Ce pouvoir aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il pourvoit à leur sécurité (…) facilite leurs plaisirs (…) Il ne brise pas les volontés mais il les amollit (…), il éteint, il hébète. »
C’était une sorte de prophétie, mais nous y sommes aujourd’hui. C’est le « monstre doux » dont l’Italie me semble être l’avant-garde, le prototype abouti. Il s’agit d’un régime global de gouvernement, mais aussi d’un système médiatique, télévisuel, culturel, cognitif, une forme d’ambiance infantilisante persistante qui pèse sur toute la société.
Ce régime s’appuie sur une droite anonyme et diffuse associée au grand capital national et international, plus proche des milieux financiers qu’industriels, puissante dans les médias, intéressée à l’expansion de la consommation et du divertissement qui lui semblent la véritable mission de la modernité, décidée à réduire le contrôle de l’Etat et les services publics, rétive à la lenteur de la prise de décision démocratique, méprisant la vie intellectuelle et la recherche, développant une idéologie de la réussite individuelle, cherchant à museler son opposition, violente à l’égard des minorités, populiste au sens où elle contourne la démocratie au nom de ce que « veut le peuple ».
En Italie, l’administration Berlusconi incarne cette droite jusqu’à la caricature. En France, depuis le fameux dîner du Fouquet’s [au soir de l’élection de Nicolas Sarkozy], et aujourd’hui avec l’affaire Bettencourt, le gouvernement a montré plusieurs fois ses accointances avec le monde des affaires et des médias, le président Sarkozy a fait scandale par son omniprésence à la télévision et son train de vie de star. Sa politique me semble exemplaire de cette droite nouvelle refusant d’imposer comme d’effrayer les plus riches, voulant diminuer les services publics et flirtant avec le populisme et certaines thèses d’extrême droite.
Dans votre essai, le « monstre doux «  s’impose à la modernité à travers trois commandements. Quels sont-ils ?
Le premier commandement est consommer. C’est la clef du système. Le premier devoir citoyen. Le bonheur réside dans la consommation, le shopping, l’argent facile, on préfère le gaspillage à l’épargne, l’achat à la sobriété, le maintien de son style de vie au respect de l’environnement. Le deuxième commandement est s’amuser. Le travail, de plus en plus dévalorisé, devient secondaire dans l’empire de la distraction et du fun. L’important, c’est le temps libre, les week-ends, les ponts, les vacances, les sorties, les chaînes câblées, les présentatrices dénudées (et pas que dans la télé de Berlusconi), les jeux vidéo, les émissions people, les écrans partout.
Propos recueillis par Frédéric Joignot

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