En qui et en quoi les Français ont-ils confiance aujourd’hui ? Afin de mesurer l’impact sur l’opinion de la crise actuelle liée au coronavirus, une vague spéciale du Baromètre de la confiance politique réalisé chaque année par OpinionWay et le Cevipof et auquel la Fondation Jean-Jaurès est associée. Yann Algan, Bruno Cautrès, Daniel Cohen et Luc Rouban analysent les grands enseignements de cette enquête, qui permet notamment de comparer la confiance des Français avec celle des Britanniques et des Allemands.
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Les résultats de la vague d’avril 2020 du Baromètre de la confiance politique montrent que si l’épidémie a suscité une mobilisation massive des Français et des services publics, l’unanimité de façade recouvre bien des fractures. En France, plus encore qu’au Royaume-Uni et en Allemagne, la crise sanitaire a révélé et exacerbé les fractures sociales. Le confinement, « fait social total » pour reprendre une formule chère aux sociologues, n’a pas fermé la porte aux inégalités sociales et aux tensions politiques. Dans de nombreux domaines, il les a aiguisées.
L’emploi donne un fil essentiel pour suivre le fil de ces tensions. L’enquête confirme tout d’abord les résultats déjà collectés par l’Insee et Pôle Emploi. Un tiers des personnes interrogées sont en chômage partiel auquel s’ajoute 6% de commerçants qui doivent fermer boutique, un autre tiers doit continuer à travailler sur place, malgré le confinement, tandis que presque 30% des enquêtés peuvent télétravailler.
Le télétravail est sans surprise la marque des catégories favorisées, les cadres notamment. Ils sont 44% à pouvoir le faire. À l’autre bout, seuls 3% des ouvriers y ont accès, 55% d’entre eux étant en chômage partiel. Les inégalités territoriales sont de même ampleur : 47% de ceux qui vivent à Paris ou dans son agglomération sont passés en télétravail contre 20% de ceux qui vivent dans le Nord-Est. Cette configuration de l’espace social est parfaitement reflétée dans les préférences partisanes des personnes. Les électeurs de Marine Le Pen ne sont que 14% à télétravailler. Les électeurs d’Emmanuel Macron et de Benoît Hamon sont respectivement 41% et 44% à pouvoir le faire. Les électeurs de Jean-Luc Mélenchon sont à l’aune de ce critère dans la moyenne nationale.
Si 58% des enquêtés déclarent que la crise du coronavirus a renforcé la solidarité entre les Français, ce sentiment se vit très différemment selon la situation en emploi : ils sont 62% à le penser parmi ceux qui sont au télétravail, mais 54% parmi ceux qui travaillent in situ. Deux blocs bien distincts s’opposent sur le partage des efforts face à la crise. Si 92% des électeurs de Marine Le Pen et 94% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon soutiennent les mesures économiques, le chômage partiel notamment, seule la moitié des enquêtés considère que les Français sont traités à égalité par les mesures gouvernementales, et cette part tombe à 34% parmi les électeurs de La France insoumise et 45% parmi les électeurs de Marine Le Pen.
L’épidémie aiguise aussi puissamment la méfiance à l’égard de la mondialisation. Alors qu’ils étaient, en février dernier, 54% à considérer que « la France doit se protéger davantage du monde d’aujourd’hui », ils sont à présent 65% à le penser (contre 43% au Royaume-Uni, qui paraît toujours plus « ouvert » au monde malgré le Brexit, et 55% en Allemagne). Si l’attitude de fermeture aux flux migratoires est toujours d’un haut niveau, c’est la demande de protectionnisme économique qui a gagné du terrain, encore plus parmi les ouvriers (73%) que chez les cadres (52%).
Les clivages concernant la politique sanitaire elle-même sont également très vifs. La confiance dans les médecins pour faire face à la crise sanitaire est certes entière. 89% des Français, de tous bords politiques, leur accordent leur confiance. Mais le gouvernement est beaucoup plus bas. Seuls 39% des Français lui font confiance, un chiffre qui s’effondre chez les électeurs de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon à respectivement 17 et 21%. La gestion des masques et des tests contribue au jugement sévère porté contre le gouvernement dans sa gestion de la crise, même si un fond de complotisme est également présent. Seuls 53% des Français pensent que le virus est un phénomène naturel, ils ne sont que 30% à le penser parmi les électeurs de Marine Le Pen.
Face à l’épidémie, le gouvernement n’a donc pas mis fin à la défiance à son encontre. Les tensions sociales sont très vives, et la polarisation politique est également renforcée. Pour le gouvernement, cela signifie aussi que le déconfinement sera une nouvelle étape délicate. Il faudra trouver une issue à une crise sanitaire qui menace non seulement d’être une crise économique majeure mais qui pourrait vite déboucher sur une grave crise politique en cas d’échec.
Les auteurs :
Yann Algan est professeur d’économie et doyen de l’École d’affaires publiques à Sciences Po.
Bruno Cautrès est chercheur CNRS au Cevipof / Sciences Po.
Daniel Cohen est directeur du département d’économie de l’École normale supérieure et président du Conseil d’orientation scientifique de la Fondation Jean-Jaurès.
Luc Rouban est chercheur CNRS au Cevipof / Sciences Po.