En qu(o)i les Français ont-ils confiance aujourd’hui ?

En qui et en quoi les Français ont-ils confiance aujourd’hui ? Pour la première fois, la Fondation Jean-Jaurès est partenaire du Baromètre de la confiance politique réalisé chaque année par OpinionWay et le Cevipof. Bruno Cautrès analyse les grands enseignements de cette onzième vague, qui permet notamment de comparer la confiance des Français avec celle des Britanniques et des Allemands.

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La vague 11 du Baromètre de la confiance politique marque une nette remontée de la confiance, qu’il s’agisse de la confiance politique ou de la confiance sociale (confiance dans les autres). De nombreux indicateurs de notre enquête enregistrent, par ailleurs, une augmentation importante des indicateurs d’optimisme dans l’avenir ou dans l’économie. Cette remontée doit être mise en perspective afin de ne pas commettre d’erreur d’interprétation : elle s’explique en partie (voire en large partie) par simple contraste avec la vague 10 de l’enquête réalisée il y a un an en pleine crise des “gilets jaunes”. La vague 10 réalisée il y a un an avait, en effet, vu de nombreux indicateurs de notre enquête « plonger » fortement dans le sens de la défiance politique : des dix vagues du Baromètre de la confiance politique réalisées jusqu’alors, la vague 10 avait marqué le point le plus bas de la confiance politique, dans une logique de « descente aux enfers » en matière de perception par les Français du système démocratique et du personnel politique. La remontée enregistrée cette année réalise souvent un retour vers les niveaux de confiance des années antérieures à la vague 10, parfois en amélioration mais de façon qui n’est pas très spectaculaire non plus. On peut néanmoins dire que si la crise sociale et démocratique que connaît la France s’est prolongée avec les mobilisations et les contestations contre la réforme des retraites, cette seconde crise n’a pas eu d’effets aussi terriblement négatifs que la crise des “gilets jaunes” en matière de défiance politique. Les évolutions constatées entre l’an dernier (au sommet de la défiance politique) et cette année (avec la hausse de la confiance) ne remettent pas néanmoins en cause les invariants de notre enquête, établis depuis maintenant onze ans : les Français continuent de percevoir le personnel politique et le fonctionnement du système démocratique de façon négative, voire très négative et des aspirations à une plus forte prise en compte du point de vue des citoyens continuent de s’exprimer.

Afin de mieux comprendre la part des évolutions et la part des invariants, nous allons privilégier la comparaison dans le temps, en particulier entre les vagues de notre Baromètre réalisées sous la présidence de François Hollande et sous les trois premières années de la présidence d’Emmanuel Macron. Par ailleurs, notre vague 11 a été, pour la première fois, répliqué dans deux autres pays européens : le Royaume-Uni et l’Allemagne. La comparaison européenne va, notamment, permettre de savoir si la France est spécifique dans son rapport négatif à la politique et à la confiance politique et si elle est, ou non, « le pays de la défiance ».

Une hausse de la confiance différenciée et en trompe-l’œil

Une première observation doit être faite à propos de l’augmentation des indicateurs de confiance à laquelle nous assistons cette année : cette hausse n’est importante que rapportée à la forte chute enregistrée lors de la vague 10, réalisée l’an dernier en pleine crise des “gilets jaunes”. Si les vagues 10 et 11 ont bien été toutes les deux réalisées dans des contextes de crise sociale (les “gilets jaunes” puis les mobilisations contre la réforme des retraites), les dates de réalisation des terrain ne sont pas équivalentes : la vague 10 avait été réalisée pendant l’une des périodes les plus fortes de la crise (du 13 au 24 décembre 2018) alors que la vague 11 a été réalisée pendant une période de moindre mobilisation (du 28 janvier au 4 février 2020). Cette différence de dates de terrain n’explique, sans doute, qu’une partie de la hausse générale de la confiance que nous constatons cette année. Afin de mieux en mesurer l’ampleur et de savoir s’il s’agit d’une vraie inflexion de la défiance politique habituellement observée en France ou s’il ne s’agit que d’un retour du balancier après une année “gilets jaunes” exceptionnelle (vague 10), il est indispensable de comparer les pourcentages de confiance entre les vagues 9 à 11. On ne peut simplement comparer l’an dernier et cette année en d’autres termes.

Si l’on considère les évolutions de la confiance institutionnelle entre les vagues 9 (réalisée en décembre 2017) et 11 de notre enquête, on peut distinguer trois cas de figure. On observe, tout d’abord, un net gain de confiance pour les institutions politiques locales : la confiance dans le conseil municipal et dans le maire, le conseil départemental et les conseillers départementaux, le conseil régional et les conseillers régionaux, augmente entre la vague 9 et la vague 11 dans des proportions importantes (entre + 8 points pour le maire et + 4 points pour le conseil régional). Pour les élus locaux et les institutions politiques locales, qui avaient été épargnés par la forte poussée de défiance politique enregistrée lors de la vague 10, l’augmentation générale de la confiance en 2020 se traduit par un gain net de confiance très substantiel. Deuxième cas de figure, celui des élus et institutions politiques nationales : qu’ils s’agisse des députés, des sénateurs ou de l’Assemblée nationale et du Sénat, qui avaient été bien davantage touchés l’an passé par la vague de défiance, la hausse générale de la confiance enregistrée cette année s’apparente beaucoup plus à un « retour à la normale » même si le gain est positif entre les vagues 9 et 11 : ainsi, la confiance dans les députés qui avait chuté de quatre points l’an dernier pour s’établir à 31% est en hausse de six points cette année, soit un gain net de deux points (aujourd’hui la confiance dans les députés est de 37%, contre 35% il y a deux ans). Un troisième cas de figure concerne le pouvoir exécutif : qu’il s’agisse de l’institution présidentielle, du gouvernement ou bien du Premier ministre et du président de la République actuel, l’augmentation de confiance enregistrée cette année ne parvient pas à « remettre les compteurs à zéro » par rapport à la baisse vertigineuse de la confiance dans l’exécutif enregistrée l’an dernier : la confiance dans le président avait alors chuté de treize points, celle dans le Premier ministre de onze points. L’exécutif ne bénéficie pas autant que les autres élus ou institutions de l’augmentation générale de la confiance et reviennent en 2020 à des niveaux de confiance inférieurs à ceux d’il y a deux ans : la confiance dans le président Emmanuel Macron s’établit aujourd’hui à 30% (31% pour le Premier ministre, Édouard Philippe), loin des 36% atteints il y a deux ans pour chacun. Il en va de même pour la confiance dans l’institution présidentielle ou le gouvernement, une donnée importante car elle atteste d’une vraie crise de confiance dans le pouvoir exécutif et pas seulement dans ses détenteurs.

Une défiance qui reste largement majoritaire

Le Baromètre de la confiance politique comporte de nombreux indicateurs qui attestent du niveau toujours très important de la défiance et de la négativité politique en France. La remontée de confiance politique que nous constatons cette année ne remet pas en cause le constat établi depuis le début de notre série d’enquête, il y a onze ans : le regard que portent les Français sur la politique et en particulier sur les responsables politiques est toujours fortement marqué par un prisme négatif. L’image globale des hommes et femmes politiques reste, trois ans après l’élection qui a pourtant symbolisé un important renouvellement du personnel politique, très fortement négative comme le montre les données du tableau 1. Nous avons comparé quelques-uns des indicateurs de notre enquête qui sont disponibles à la fois sur la fin du mandat de François Hollande et sur les trois premières années du mandat d’Emmanuel Macron.

Comme ces données le montrent, la séquence politique que nous vivons en France depuis trois ans et les dynamiques de recomposition du système partisan n’ont pas remis en cause la fracture démocratique qui sépare les élus et responsables politiques de l’image qu’en ont les Français : l’image dominante est toujours celle d’hommes et de femmes politiques peu empathiques, voire corrompus, loin des préoccupations des Français, parlant de manière trop abstraite. Si les opinions sont moins fortement négatives vis-à-vis du personnel politique que l’an dernier, l’image d’ensemble reste très sombre et défiante. Alors que l’année 2018/2019 a connu toutes les formes possibles de l’expression publique (l’explosion de colère des “gilets jaunes” le grand débat national, le vote avec les élections européennes, les mobilisations et grèves contre la réforme des retraites, le dialogue social avec les syndicats), près de 40% des Français considèrent « qu’il n’y a pas de quoi être fier de notre système démocratique », près des deux tiers considèrent que « la démocratie ne fonctionne pas bien en France », près des trois quarts jugent les hommes et femmes politiques « plutôt corrompus » et 80% qu’ils « ne se préoccupent pas de ce que pensent les gens » ! De même, lorsque nous demandons aux Français ce qu’ils éprouvent en premier lorsqu’ils pensent à la politique, ce sont toujours les mots « méfiance » et « dégoût » qui arrivent en tête, avec des pourcentages proches de ce que nous observons habituellement.

Une seule éclaircie s’exprime dans ce tableau sombre du rapport des Français à la politique : au cours des trois premières années du mandat d’Emmanuel Macron, les Français sont moins nombreux à déclarer que « les hommes et les femmes politiques ne méritent pas beaucoup de respect » (37% exprimaient cette opinion dans la dernière année du mandat de François Hollande, 40% il y a un an en pleine crise des “gilets jaunes” et « seulement » 27% aujourd’hui) ; par ailleurs, le pourcentage de ceux qui déclarent que les hommes et femmes politiques essaient de tenir leurs promesses a nettement augmenté (de 18% lors de la dernière année du mandat de François Hollande à 29% aujourd’hui). Ces évolutions sont encourageantes pour l’amélioration de la perception qu’ont les Français du système politique. Elles ne sont pas univoques néanmoins : elles ne veulent pas nécessairement dire que les Français approuvent que les hommes et femmes politiques doivent ne pas tenir compte des rapports de force dans l’opinion lorsqu’ils agissent et appliquer coûte que coûte leur programme. En 2018 et 2019, nous avions demandé aux Français s’il fallait que le gouvernement « change ses projets politiques en fonction de ce que la plupart des gens pensent » et nous avions observé qu’une très large majorité approuvait cette proposition…

Tableau 1 : Les opinions des Français sur la politique (Baromètre de la confiance politique, CEVIPOF)
Deux dernières années Présidence Hollande Trois premières années présidence Macron
V7

(janvier 2016)

V8

(janvier 2017)

V9

(janvier 2018)

V10

(janvier 2019)

V11

(février 2020)

Les hommes et les femmes politiques ne se préoccupent pas de ce que les gens comme vous pensent 88 89 83 85 80
Les hommes et femmes politiques sont plutôt corrompus 76 75 71 72 71
La démocratie ne fonctionne pas très bien en France 67 70 61 70 64
Les hommes et les femmes politiques parlent des problèmes de manière trop abstraite 70 68 74 67
Aujourd’hui les citoyens n’ont plus besoin des partis et des syndicats 53 51
Il n’y a pas de quoi être fier de notre système démocratique 41 34 41 38
Les hommes et les femmes politiques essaient de tenir leurs promesses 18 24 26 29
Les hommes et les femmes politiques font ce qu’ils peuvent face aux demandes des citoyens 29
Les hommes et les femmes politiques ne méritent pas beaucoup de respect 37 31 40 27
Éprouvent de la méfiance lorsqu’ils pensent à la politique 39 40 39 37 37
Éprouvent du dégoût lorsqu’ils pensent à la politique 33 28 25 32 27

Trois ans de macronisme n’ont pas inversé fondamentalement la courbe de la défiance institutionnelle

Si le constat d’une formidable distance entre les Français et le personnel politique (constat établit par le Baromètre de la confiance politique depuis onze ans) reste largement valide, on doit, néanmoins, se poser la question de la dynamique temporelle de cette défiance. Malgré le constat, toujours valide, d’une très grande défiance politique, n’assiste-t-on pas, néanmoins, à une amélioration si l’on prend en compte toute la série de données constituée par le Cevipof depuis onze ans ? Plus précisément encore, n’est-il pas temps de proposer une comparaison entre les « années Hollande » et les « années Macron » ? Dans la foulée de son élection, le président élu en 2017 a voulu fortement incarner un nouveau leadership présidentiel ; il n’a pas manqué de vouloir, par ailleurs, symboliser un retour vers la dimension verticale du pouvoir exécutif. Quel effet cette volonté d’incarnation verticale du pouvoir a-t-il eu sur la confiance dans les institutions nationales et de gouvernement ?

Trois ans après l’élection d’Emmanuel Macron on peut tenter, sur cette question, un premier bilan d’étape : où en sont les tendances de l’opinion en matière de confiance dans les institutions politiques alors que la restauration de la confiance dans la politique constituait un point cardinal du programme présidentiel ? Pour répondre à cette importante question, on peut comparer les trois vagues de notre enquête réalisées depuis l’élection d’Emmanuel Macron aux cinq vagues réalisées sous la présidence de François Hollande. Comme le tableau 2 le montre (ainsi que le graphique 1), la présidence Macron ne se traduit pas, pour le moment, par un rétablissement de la confiance dans les institutions politiques nationales. À l’exception de la confiance dans le président de la République, les niveaux de confiance observés sous la présidence Hollande sont de même niveau, voire plus élevés, que sous les trois premières années de la présidence Macron. Ce différentiel de confiance est particulièrement marqué pour la confiance dans l’Assemblée nationale et les députés, en moyenne plus haute pendant la présidence Hollande de neuf et huit points respectivement. En ce qui concerne le président de la République, la confiance moyenne en Emmanuel Macron n’est supérieure à la confiance moyenne en François Hollande que de quatre points (26% contre 30%) tandis que la confiance dans l’institution présidentielle est plus forte pendant le mandat de François Hollande (en moyenne + deux points).

Tableau 2 : L’évolution de la confiance dans les institutions politiques nationales : des « années Hollande » aux « années Macron » (Baromètre de la confiance politique, Cevipof)
Présidence Hollande Présidence Macron
V4 (décembre 2012) V5

(décembre 2013)

V6 (décembre 2014) V7 (décembre 2015) V8 (décembre 2016) Moyenne

(sur 5 ans)

V9 (décembre 2017) V10 (décembre 2018) V11 (février 2020) Moyenne

(sur 3 ans)

L’institution présidentielle 31 31 29 35 34 31 33 23 30 29
Le président de la République 25 23 29 25 26* 36 23 30 30
Le gouvernement 26 26 23 29 28 26 30 22 30 26
Le Premier ministre 28 25 34 33 35 31 36 25 31 31
L’Assemblée nationale 28 36 39 41 42 37 29 23 31 28
Les députés 40 41 42 42 45 42 35 31 37 34

* Moyenne calculée sur quatre ans et non cinq ans, la donnée n’étant pas disponible pour la vague 4 de l’enquête.

Ce constat se retrouve à peu de choses près pour la confiance dans les acteurs du débat public : les partis politiques, les syndicats ou les médias sont toujours investis de faibles niveaux de confiance. Dans les données de la vague 11, seuls 13% des Français déclarent faire confiance aux partis politiques, 27% aux syndicats et 28% aux médias. Il est intéressant de noter que la confiance dans les syndicats n’a pas bougé au cours des trois dernières années (27% depuis la vague 9) et que les faibles pourcentages de confiance dans les partis politiques et les médias sont globalement ceux habituellement observés dans notre enquête. Là encore, pas d’« effet Macron ».

Une donnée inquiétante apparaît également dans la vague 11 du Baromètre : alors que la confiance dans les institutions publiques reste toujours plus élevée que la confiance dans les institutions politiques, notamment les institutions publiques qui incarnent la protection (confiance dans l’armée qui est à 76%), le soin (confiance dans les hôpitaux qui se situe à 80%, dans la Sécurité sociale à 69% et en hausse de quatre points) ou les fonctions régaliennes de l’État (confiance dans la justice à 46%), la vague 11 du Baromètre montre un effondrement de la confiance dans la police : seuls 66% des Français déclarent avoir confiance dans la police. C’est une chute de confiance de huit points de la confiance dans la police par rapport à l’an dernier ! Les violences constatées lors de la crise des “gilets jaunes” et tout au long de la crise sociale que nous traversons depuis l’hiver 2018 ont incontestablement entamé le crédit de confiance que la police avait acquis suite aux attentats terroristes de 2015. La pente sera longue à remonter pour le police, car les niveaux de défiance vis-à-vis d’elle sont de niveaux élevés dans plusieurs segments importants de la population : en moyenne, 32% des personnes interrogées déclarent ne pas avoir confiance dans la police (par comparaison seuls 22% n’ont pas confiance dans l’armée), mais c’est 39% chez ceux qui ont le sentiment de s’en sortir difficilement avec leurs revenus, 40% chez les ouvriers, 46% chez ceux qui déclarent avec beaucoup de risques d’être au chômage, 51% chez les chômeurs ! On constate également que les habitants d’Île-de-France et de Paris, que les jeunes de 18 à 34 ans ont moins confiance dans la police que le reste de la population.

Des clivages sociologiques toujours très forts, voire de plus en plus forts

Les écarts enregistrés cette année entre catégories sociales en matière de confiance politique sont particulièrement forts. Nous avons réalisé une série de comparaisons entre les données du Baromètre de la confiance politique du Cevipof pour les vagues 6 et 11 : ces deux vagues sont été réalisées après presque trois années de présidence Hollande et Macron. On constate alors un accroissement des fractures et des clivages sociologiques. Un exemple symptomatique en est donné avec la confiance dans « l’institution présidentielle », clef de voûte de la Ve République. Dans la vague 11 de 2020, 29% des personnes interrogées expriment de la confiance dans « l’institution présidentielle » : cette confiance monte à 36% chez les professions libérales et les cadres mais tombe à 21% chez les ouvriers ; elle s’établit à 35% chez les diplômés à bac +2 et plus et à 23% chez les sans-diplômes ou les diplômés du primaire ou secondaire court ; elle est de 38% parmi ceux qui déclarent s’en sortir facilement avec les revenus de leur foyer et de 24 % chez ceux qui, au contraire, déclarent s’en sortir difficilement. Ces écarts sociologiques sont très importants, se retrouvent sur tous les indicateurs de confiance politique et sont très régulièrement plus importants dans les données de la vague 11 que dans celles de la vague 6 du Baromètre, réalisée trois ans après l’entrée en fonction de François Hollande.

Ces clivages sociologiques se retrouvent dans de nombreux indicateurs de la vague 11 du Baromètre. Ainsi, l’opinion selon laquelle « la démocratie ne fonctionne pas bien en France » rassemblait 73% des opinions dans la vague 6 (réalisée en décembre 2014) tandis qu’aujourd’hui elle se situe à 64%. Près de trois ans après l’entrée en fonction d’Emmanuel Macron comme près de trois ans après l’entrée en fonction de François Hollande, on constate de forts clivages sociologiques vis-à-vis de cette opinion : ce sont toujours les milieux populaires, les catégories les moins bien dotées en capital économique et en capital culturel et ceux situés les plus à gauche ou les plus à droite qui déclarent leur insatisfaction sur le fonctionnement de la démocratie en France. Mais ces écarts se sont tendus dans plusieurs catégories sociales, pas toutes néanmoins : fin 2014, le différentiel entre les professions libérales ou les cadres et les ouvriers sur cette opinion était de seize points ; il est aujourd’hui de 23 points.

La France, le pays de la défiance ?

La comparaison européenne du Baromètre de la confiance politique fait tout d’abord apparaître que les Français sont beaucoup plus pessimistes que les Britanniques et les Allemands, qu’il s’agisse de leur état d’esprit général, de la confiance en eux-mêmes ou de la confiance dans les autres (ce que l’on appelle la confiance sociale). Lorsque l’on demande aux Français de qualifier leur état d’esprit actuel, ils citent avant tout la « méfiance » (30%), la « lassitude » (28%) puis la « morosité » (22%). Seuls 21% des Français citent la « sérénité ». Le contraste est saisissant avec les Britanniques et les Allemands : la « sérénité » est, de loin, le premier qualificatif indiqué par les Allemands (47%) et les Britanniques (46%), suivie du « bien-être » (31% en Allemagne et 21% au Royaume-Uni). Si le mot « confiance » est à peu près autant cité dans les trois pays (18% en France, 16% en Allemagne et 19% au Royaume-Uni), il arrive en troisième mot le plus cité dans les deux autres pays alors qu’il arrive seulement en sixième mot le plus cité en France.

Cette différence se prolonge en matière de confiance en soi et de confiance dans les autres (tableau 3) : sur la quasi-totalité des indicateurs de confiance en soi et de confiance sociale, la France se situe nettement en dessous des valeurs constatées en Allemagne et au Royaume-Uni. Si les données de la vague 11 du Baromètre de la confiance montrent, à l’image de l’ensemble de cette vague, une augmentation des pourcentages de confiance sociale en France (une augmentation qui peut-être forte dans certains cas), il s’agit souvent d’une augmentation relative (rattrapage par rapport à la vague 10 réalisée en pleine crise des “gilets jaunes”) et surtout cette augmentation ne remet pas en cause la tendance générale : la France est de manière beaucoup plus forte (que le Royaume-Uni et l’Allemagne) ancrée dans un syndrome général de défiance dans les autres et de pessimisme social. Comme on le voit, si les données françaises de la vague 11 du Baromètre manifestent une plus grande confiance des Français en eux-mêmes et dans les autres qu’un an auparavant (voire qu’au cours des dernières années), nous sommes encore loin d’une forte inversion de la courbe de défiance sociale : alors que l’émancipation et la société de confiance constitue des fondamentaux du projet de départ d’Emmanuel Macron, la comparaison de la France avec l’Allemagne et le Royaume-Uni montre que les Français sont, trois ans après l’élection de 2017, toujours plus socialement pessimistes que leurs voisins britanniques et allemands !

Tableau 3 : La confiance sociale en France, en Allemagne et au Royaume-Uni (Baromètre de la confiance politique, Cevipof)
France Allemagne Royaume-Uni
J’ai une liberté et un contrôle total sur mon propre avenir 58 73 74
On peut faire confiance à la plupart des gens 33 46 46
La plupart des gens se respectent les uns des autres 36 53 54
Satisfaits de la vie qu’ils mènent (les notes 8 à 10 sur une échelle de 0 à 10) 34 46 44
Sentiment que le niveau de vie s’est amélioré au cours des dernières années 7 15 15
Confiance dans les gens d’une autre nationalité 59 61 69
Confiance dans les gens que l’on rencontre pour la première fois 43 42 54

Ce syndrome de pessimisme social se traduit dans la sphère politique, comme le montre le tableau 4. Les Français sont nettement plus défiants dans les institutions politiques que les Allemands ou les Britanniques, à l’exception des élus municipaux mais dont les pouvoirs et le rôle dans le système politique sont beaucoup plus importants en France que dans les deux autres pays, en particulier le Royaume-Uni. En dehors de cette exception municipale, la confiance dans les institutions politiques au sens large est dramatiquement plus faible en France que dans les deux autres pays. La confiance dans les partis politiques ou les syndicats, bien que faible également dans les deux autres pays, y est néanmoins sans commune mesure avec la quasi-absence de confiance dans les partis et la faible confiance dans les syndicats en France !

Tableau 4 : La confiance politique en France, en Allemagne et au Royaume-Uni (Baromètre de la confiance politique, CEVIPOF)
France Allemagne Royaume-Uni
Confiance dans l’Assemblée nationale / Der Bundestag / The House of Commons 31 47 39
Confiance dans le gouvernement / Die Bundesregierung / The government 27 45 41
Le Premier ministre actuel / Der

Aktuellen Bundeskanzlerin / The current Prime Minister

31 49 44
Votre député·e /

Ihrem·r Abgeordneten / Your Members of Parliament (MP)

37 48 45
Confiance dans le conseil municipal / Der Gemeinderat / The local council 60 58 48
Confiance dans le ou la maire de votre commune /

Dem/derBürgermeister·in Ihrer Gemeinde / The local Mayor

63 63 46
Confiance dans l’Union européenne / Die EuropäischeUnion /

The EuropeanUnion

36 47 39
Confiance dans les partis politiques 13 29 27
Confiance dans les syndicats 27 53 48

La forte défiance politique constatée en France se retrouve bien sûr dans les opinions et les jugements portés par les Français sur la politique et le personnel politique : à quelques nuances près, la France est bien le pays de la « négativité politique », alors même que le tableau d’ensemble n’est pas non plus très flatteur pour le personnel politique au Royaume-Uni et en Allemagne. Il faut noter qu’au Royaume-Uni, même si l’on pense davantage que dans les deux autres pays que « les hommes et les femmes politiques ne méritent pas beaucoup de respect » (40% contre 29% en Allemagne et 27% en France), l’opinion est bien davantage acquise à l’idée que « malgré ce que disent certains, la plupart des hommes et femmes politiques essaient de tenir leurs promesses de campagne électorale ». Un possible effet du contexte dans lequel nous avons observé le Royaume-Uni s’exprime sans doute ici : l’enquête y a été conduite peu de temps après les élections générales du 12 décembre 2019 qui ont vu la victoire des conservateurs et la reconduction de Boris Johnson au poste de Premier ministre pour conclure l’accord entre l’Union européenne et le Royaume-Uni sur le Brexit.

Tableau 5: Les opinions sur la politique et le personnel politique en France, en Allemagne et au Royaume-Uni (Baromètre de la confiance politique, Cevipof)
France Allemagne Royaume-Uni
Sentiment que la démocratie ne fonctionne pas bien dans le pays 64 43 44
Éprouvent de la méfiance lorsqu’ils pensent à la politique 37 32 30
Éprouvent du dégoût lorsqu’ils pensent à la politique 27 8 13
Pensent que les responsables politiques, en général, ne se préoccupent pas de ce que pensent les gens comme vous 80 59 63
Pensent qu’en règle générale, les élu·e·s et les dirigeant·e·s politiques sont plutôt corrompu·e·s 71 51 54
Les hommes et les femmes politiques parlent des problèmes de manière trop abstraite 76 55 59
Pensent qu’il n’y a pas de quoi être fier du système démocratique dans leur pays 38 27 35
Pensent que la plupart des hommes et femmes politiques essaient de tenir leurs promesses de campagne électorale 29 25 42
Pensent que les hommes et les femmes politiques ne méritent pas beaucoup de respect 27 29 40

Conclusion

Dans son livre programme, Révolution, Emmanuel Macron indiquait vouloir « réconcilier les France ». Le diagnostic que portait le candidat à la présidentielle et les premières annonces faites par le nouveau président concernaient de manière fortement volontariste la « restauration de la confiance », un thème fondamental de son discours d’investiture présidentielle. Près de trois ans après son entrée en fonction, on peut commencer à dresser un premier bilan vis-à-vis de cet objectif ambitieux : l’inversion de la courbe de la défiance n’est pas encore là. La vague 11 du Baromètre de la confiance politique du Cevipof atteste d’une remontée des indicateurs de confiance. Mais cette remontée n’est que relative car elle rattrape et au mieux améliore un peu l’effondrement de la confiance auquel nous avions assisté il y a un an en pleine crise des “gilets jaunes”. Si la crise de la réforme des retraités n’a pas amplifié la défiance qui s’était exprimée lors de la crise des “gilets jaunes”, la France est toujours en situation de défiance majoritaire. La comparaison européenne montre, sur de très nombreux indicateurs, que la France est toujours bien le « pays de la défiance » : les écarts entre les pourcentages d’opinions défiantes et négatives vis-à-vis de la politique entre la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne sont même souvent très importants. Dans plusieurs de ces analyses, le sociologue du travail Philippe d’Iribarne analyse « l’étrangeté française » : un pays qui célèbre la raison, l’ouverture au monde, la grandeur mais qui craint l’ouverture et le changement. Notre pays ne pourra durablement inverser la courbe de la défiance politique tant que son modèle démocratique et son système politique ne lui permettront pas de mieux gérer et prendre en compte cette contradiction potentielle.

Méthodologie : 

Étude réalisée auprès d’un échantillon de :

  • France : 2098 personnes inscrites sur les listes électorales, échantillon issu d’un échantillon de 2231 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus ;
  • Royaume-Uni : 1800 personnes inscrites sur les listes électorales, échantillon issu d’un échantillon de 1867 personnes représentatif de la population britannique âgée de 18 ans et plus ;
  • Allemagne : 1760 personnes, échantillon représentatif de la population allemande âgée de 18 ans et plus.

Les échantillons ont été constitués selon la méthode des quotas, au regard des critères de sexe, d’âge, de catégorie socioprofessionnelle, de région de résidence et de taille d’agglomération (France).

Mode d’interrogation : l’échantillon a été interrogé en ligne sur système Cawi (Computer Assisted Web Interview).

Dates de terrain : les interviews ont été réalisées :

  • France : du 28 janvier au 4 février 2020
  • Royaume-Uni : du 6 au 13 février 2020
  • Allemagne : du 7 au 14 février 2020

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