Est-ce que la pandémie n’aura été finalement qu’un miroir grossissant de tout ce qui était déjà latent dans la société, ne jouant en fait qu’un rôle d’accélérateur dans ce qui était pourtant bien là sous nos yeux : l’obsolescence des relations sociales, l’apathie démocratique et le repli sur soi ? Pour nous aider à y voir clair, deux baromètres regorgent d’enseignements fort utiles : le « Baromètre de la confiance politique », d’une part, et le « Baromètre des émotions », d’autre part, que la Fondation Jean-Jaurès vient tout juste de publier, en partenariat avec Le Point et l’institut Viavoice.
Demain, ça sera la grande fête, la grande aventure, le grand soir, les années folles.
Autant de phrases lancées en l’air en permanence pour imaginer le monde d’après, dont l’ambiance serait comparable à celle qui régnait aux lendemains des conflits guerriers. Le problème, c’est que rien de ce que nous avons vécu n’est comparable à la guerre. D’abord parce que ce que nous vivons n’aura, vraisemblablement, pas de « fin » notable et aussi simple, aussi claire, aussi nette, qu’une fin de conflit guerrier avec la signature d’un armistice. D’ailleurs, les premiers chiffres sur les taux de natalité montrent bien qu’il n’y aura pas de boom des « bébés Covid » comme après-guerre : l’étude annuelle de l’Insee indique que les naissances ont légèrement baissé en 2020 par rapport à 2019 (-1,8%).
Il est pourtant légitime et intéressant de s’interroger sur la façon dont nos concitoyens vont appréhender, un jour, le retour à la vie sociale « allégée » des contraintes. Il est légitime de s’y intéresser car nos attitudes auront des conséquences sur la reprise économique, sur la vitalité démocratique et sur la cohésion sociale et nationale d’une façon générale. En outre, cette question est intéressante car elle permet de prédire ce qui demeurera de la crise dans les comportements que nous adopterons demain.
Ainsi, est-ce que les différents confinements, les mesures sanitaires à respecter ainsi que les nouveaux modes de consommation et de socialisation nous ont donné des réflexes, des représentations et des attitudes dont nous aurons du mal à nous défaire une fois la vie revenue ? En somme, est-ce que la pandémie n’aura été finalement qu’un miroir grossissant de tout ce qui était déjà latent dans la société, ne jouant en fait qu’un rôle d’accélérateur dans ce qui était pourtant bien là sous nos yeux : l’obsolescence des relations sociales, l’apathie démocratique et le repli sur soi ?
Pour nous aider à y voir clair, deux baromètres regorgent d’enseignements fort utiles : le « Baromètre de la confiance politique », d’une part, et le « Baromètre des émotions », d’autre part, que nous citerons tour à tour dans cette analyse.
« Bonjour tristesse »
« Sur ce sentiment inconnu, dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. » La phrase de Françoise Sagan dans Bonjour tristesse semble bien refléter ce que bon nombre d’individus peuvent ressentir en ce moment, comme en témoigne le « Baromètre des émotions ». Quand on interroge les Français sur les émotions qu’ils ressentent actuellement, 46% citent massivement la « tristesse », devant la « colère » (38%), la « peur » (36%), l’« enthousiasme » (25%), la « joie » (23%) ou encore le « dégoût » (20%).
En outre, quand on demande aux Français ce qui caractérise le mieux leur état d’esprit quand ils pensent à l’année qui vient de s’écouler et à l’actualité liée à la pandémie, 36% citent également la « tristesse » (première émotion citée), devant le « désespoir », la « colère », l’« ennui » ou la « peur ».
Il en est de même lorsqu’on les interroge sur les contraintes (masque, distanciation, gel hydoalcoolique) : 21% des Français citent la « tristesse » comme terme qui caractérise le mieux leur état d’esprit quand ils pensent aux contraintes sanitaires à respecter, devant la « confiance », l’« ennui », l’« espoir », la « colère » ou encore le « dégoût ».
Le fond de l’air est donc triste. Et il n’y a donc, à ce stade, ni esprit de révolte ni enthousiasme démesuré pour l’après. Cette tristesse généralisée aura inévitablement des conséquences sur nos capacités collectives de rebond en cas d’allègement des contraintes. On ne sort pas de la tristesse et d’une mélancolie généralisées comme on sort d’une saine colère ou d’une grande joie.
La défaite est inéluctable
En sus de la tristesse, le « Baromètre de la confiance politique » nous montre l’état de démotivation dans lequel sont baignés les Français. Quand on les interroge sur les qualificatifs qui caractérisent le mieux leur état d’esprit actuel, 41% répondent la « lassitude » (+13 points par rapport à février 2020), 34% la « morosité » (+12 points) et seulement 6% l’« enthousiasme » (-4 points).
Les Français sont donc découragés, comme une équipe qui, menée 3-0 à la mi-temps d’un match, revient sur le terrain sans envie ni volonté de retourner la situation, sachant d’ores et déjà qu’elle n’y arrivera pas. À noter qu’au cours des dix dernières années, le taux de Français le plus haut qui disaient être touchés par la « lassitude » avait été atteint en octobre 2011, avec 35%.
Aujourd’hui, ce sont plusieurs défaites qui semblent actées.
Défaite sanitaire et politique d’abord : dans le « Baromètre des émotions », quand on demande aux Français ce qu’ils ressentent à propos de la manière dont l’exécutif a fait face à la pandémie, 34% citent la « colère », 25% du « désespoir », 24% de la « honte », 19% du « dégoût », 17% de la « tristesse », 17% de la « peur ». Le premier terme positif – l’« espoir » – n’arrive qu’en sixième position.
Défaite sociale ensuite : dans le « Baromètre des émotions », quand on interroge les Français sur leur vie sociale pendant le confinement, 38% citent l’« ennui », 32% la « tristesse », 20% le « désespoir ». Le premier item positif – l’« espoir » – n’arrive qu’en quatrième position (12% de citations).
Vie politique, vie sociale : la pandémie aura donc fait deux victimes.
Ce qui est très intéressant, c’est que ce « découragement général » semble plus spécifiquement toucher la France que le reste de l’Europe : dans le « Baromètre de la confiance politique », quand 41% des Français disent vivre une forme de lassitude, c’est le cas « seulement » de 15% des Allemands et 31% des Britanniques. Seuls les Italiens font jeu égal avec la France : 40%. Il en est de même pour la « morosité », qui, rappelons-le, peut s’entendre comme un manque de dynamisme : 34% des Français disent souffrir de cela (taux le plus haut enregistré au cours des dix dernières années, à l’exception de décembre 2013 – 34% également), contre 14% des Allemands, 16% des Britanniques et 24% des Italiens.
Par ailleurs, dans le « Baromètre des émotions », quand on interroge les Français sur ce qui définit le mieux leur état d’esprit actuel, 30% citent l’ « ennui », devant la « confiance », le « pragmatisme », la « motivation » ou la « sérénité ».
Pour le dire autrement, les chiffres du « Baromètre de la confiance politique » et du « Baromètre des émotions » peuvent laisser supposer que les Français n’ont aucune envie ni de se rebeller ni de préparer la sortie de crise, car ils ne le sentent tout simplement pas (dans le « Baromètre des émotions », 64% des Français se disent « inquiets » en pensant aux mois qui viennent, contre 32% « confiants »). Ils sont à plat. Tout rouvrira, mais la spontanéité et le goût pour autrui sont morts avec la pandémie. Ils sont totalement dégonflés, comme incapables de remonter à cheval.
D’ailleurs, ils croient de moins en moins à la force de leur volonté : quand 93% des Français (dans le « Baromètre de la confiance politique ») étaient d’accord il y a un an avec le fait que « les gens peuvent changer la société par leurs choix et leurs actions », ils ne sont plus que 74% aujourd’hui (19 points de moins), soit le taux le plus bas enregistré sur cet item depuis 2009.
Cette incapacité à changer le cours des choses car tout est « couru d’avance » apparaît d’ailleurs également ici comme une spécificité française : 74% des Français pensent que « les gens peuvent changer la société par leurs choix et leurs actions », contre 78% des Allemands, 83% des Britanniques et 86% des Italiens. Dans le même ordre d’idée, 55% des Français sont d’accord avec la phrase « J’ai une liberté de contrôle total sur mon propre avenir » (-3 points par rapport à 2020), contre 57% des Italiens, 69% des Britanniques et 69% des Allemands.
Ainsi, le sentiment que tout est joué d’avance semble un mal spécifiquement français, qui s’expliquerait notamment par le fait que les jeux seraient « pipés » dès le départ : seulement 25% des Français sont d’accord avec la phrase « Dans la société, les règles du jeu sont les mêmes pour tous », contre 26% des Italiens, 41% des Britanniques et 42% des Allemands.
À la tristesse s’ajoutent donc la lassitude, la morosité et le défaitisme, autant d’états d’âme qui rendent, somme toute, difficile de penser l’après comme un samedi soir géant.
Pas d’années folles
Même si la peur « a changé de camp » (quand 27% des Français disaient avoir « peur » en avril 2020, ils sont aujourd’hui seulement 14% dans le « Baromètre de la confiance politique »), cela n’empêche qu’ils sont seulement 15% à avoir « confiance » (« Baromètre de la confiance politique »), et le « Baromètre des émotions » ne laisse aucunement présager des « années folles » à venir : quand ils pensent aux mois qui viennent, près d’un Français sur deux cite au total, en premier, la « peur » (14%), la « tristesse » (10%), le « désespoir » (10%), l’« ennui » (7%) ou la « colère » (6%). Comme si les Français avaient pris conscience que cette crise allait dans tous les cas briser – ou avait brisé – quelque chose pour la suite de nos existences, et ce qu’elle qu’en soit l’issue : la fin de la spontanéité, d’une certaine forme d’insouciance et de liberté ; un principe de précaution permanent et une anxiété généralisée vis-à-vis d’autrui.
Pour le dire autrement, les Français ont légitimement compris que l’avenir serait moins drôle, moins agréable après la pandémie. Que la crise avait modifié pour longtemps les standards de nos comportements sociaux, et que ce genre d’événements serait désormais la norme, sans que personne ne puisse avoir son mot à dire.
L’avenir est à la maison
Apathie sociale
Sans sursaut et discours fort sur la « puissance de vie » et l’importance de retrouver des moments gratuits, des moments inutiles et des moments non essentiels, on peut faire le pari que l’on s’oriente petit à petit vers une société apathique et mélancolique. Sans sursaut social ni sursaut festif.
Une partie de la population va devenir touriste de sa propre vie et de son propre pays, restant enfermée dans sa sphère privée, à l’échelle de son domicile, à peine à l’échelle de son immeuble : dans le « Baromètre de la confiance politique », 94% des Français font confiance à leur « famille », 71% à leurs « voisins ». À titre de comparaison, 55% des Français seulement font confiance « aux gens d’une autre nationalité » (-4 points par rapport à février 2020) et 41% font confiance « aux gens qu’ils rencontrent pour la première fois » (-2 points par rapport à février 2020). Ce qu’il faut noter, c’est que le confinement et la pandémie n’ont fait que conforter des dynamiques déjà à l’œuvre : en décembre 2009, 95% des Français indiquaient déjà faire confiance à leur « famille » et 44% seulement faisaient confiance aux « gens rencontrés pour la première fois ».
À l’inverse, la période que nous vivons a continué de dégrader le rapport à l’autre perçu comme « étranger » : quand 72% des Français indiquaient en 2009 faire confiance aux « gens d’une autre nationalité », ils ne sont plus que 55% aujourd’hui.
On observe les mêmes tendances positives vis-à-vis de « l’ultra-proximité » dans le « Baromètre des émotions ». Quand on demande aux Français ce qui caractérise le mieux leur état d’esprit à propos de leur vie familiale pendant le confinement, il s’agit de la seule question (avec la vie amoureuse) où les trois premiers items cités sont des items positifs : pour 26% des Français, cela évoque de la « sérénité », pour 23% de la « confiance », pour 20% de la « joie ». Il en est de même s’agissant de la vie amoureuse pendant le confinement : pour 24% des Français, cela évoque de la « sérénité », pour 22% de la « joie » et pour 21% de la « confiance ».
Par conséquent, Deliveroo, Netflix et Amazon ont de beaux jours devant eux avec une France qui va prendre l’habitude de rester chez elle, en famille, les gens n’ayant pas une envie farouche de se voir davantage : dans le « Baromètre de la confiance politique », 62% des Français indiquent qu’on n’est « jamais assez prudent quand on a affaire aux autres » (53% au Royaume-Uni, 56% en Allemagne) et 32% sont d’accord avec le fait que « la plupart des gens cherchent à tirer profit d’eux ».
Le confinement n’a fait qu’accélérer un processus d’obsolescence des relations sociales. À force d’avoir voulu du sur-mesure et du chez-soi partout, l’autre est devenue l’exception.
Apathie démocratique
D’ailleurs, l’apathie sociale se conjugue avec une apathie démocratique perceptible dans les deux baromètres cités ci-dessus. Dans le « Baromètre de la confiance politique », 49% des Français disent « ne pas s’intéresser à la politique » (+2 points par rapport à février 2020), dont 16% « pas du tout », soit le taux le plus haut jamais enregistré depuis décembre 2009. C’est beaucoup plus qu’au Royaume-Uni (41%), en Italie (31%) et en Allemagne (20%). Dans le « Baromètre des émotions », lorsqu’on demande aux Français ce qu’ils ressentent quand on leur parle aujourd’hui de l’élection présidentielle, 43% citent l’« indifférence », bien avant le « dégoût » (13%), l’« espoir » (12%), ou l’« ennui » (12%).
La politique n’intéresse plus les gens, qui ne veulent plus sortir de chez eux.
Apathie sociale, apathie démocratique. La crise et la pandémie n’ont fait que renforcer le recentrage sur soi, sur son intérêt particulier. Et on a du mal à voir comment cela pourra se retourner. Centrer le débat uniquement à travers le soutien à la démocratie ou la crainte du populisme ne changera rien. Ce n’est même plus, peut-être, le problème.
D’ailleurs, 42% des Français considèrent que « la démocratie fonctionne bien » (en hausse de 7 points par rapport à février 2020), 84% considèrent qu’« avoir un système politique démocratique est une bonne façon de gouverner le pays » (+9 points par rapport à février 2020), contre 34% qui considèrent qu’« avoir à sa tête un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ni des élections serait une bonne façon de gouverner le pays », soit l’un des taux les plus bas enregistrés par le « Baromètre de la confiance politique » (48% des Français adhéraient à cette opinion en décembre 2014), 80% considèrent que c’est « utile de voter car c’est par les élections que l’on peut faire évoluer les choses » et 72% considèrent que « le régime démocratique est irremplaçable » et que « c’est le meilleur système possible ».
En outre, tous les niveaux de confiance des différentes institutions testées sont en hausse par rapport à février 2020 : 35% de confiance pour le gouvernement, par exemple (+8 points par rapport à février 2020, soit le taux le plus haut enregistré par le baromètre depuis décembre 2009) ; 44% de confiance pour les députés (+7 points par rapport à février 2020). Même le sentiment que les responsables politiques sont « plutôt corrompus » a considérablement baissé depuis février 2020 (65%, -6 points).
Pour le dire autrement, les Français ne détestent pas la politique. L’image qu’ils en ont s’est d’ailleurs améliorée pendant la crise. Mais une grande majorité s’en moque, tout simplement.
Cela pose d’ailleurs la question de l’overdose d’émissions politiques à laquelle nous assistons désormais. Est-ce vraiment utile ? Ne serait-ce pas contre-productif ? À quoi sert-il d’avoir dix émissions politiques par soir et vingt chaque dimanche ? Dans un contexte de désintérêt profond, les seules personnes qui en trouvent sont justement les responsables politiques. À quoi bon ? Pourquoi ne pas cultiver plus de rareté ? Serait-ce grave de les entendre moins mais mieux ? En tout cas, le manque ne se ferait pas sentir chez les Français.
Car la seule chose que l’on admire aujourd’hui, c’est soi, sa famille et sa maison. Et ce n’est pas la multiplication d’émissions politiques, d’experts et de débats en tout genre ainsi que les gadgets participatifs qui vont changer cela.
La révolution anthropologique est donc bien arrivée à maturation : dans le « Baromètre de la confiance politique », quand on interroge les Français sur leur sentiment d’appartenance, 45% indiquent « ne pas avoir le sentiment d’appartenir à une communauté en particulier » (y compris donc la communauté nationale), contre 39% des Britanniques, 26% des Allemands et 15% des Italiens.
La seule accroche qui vaille, c’est soi, sa famille et sa maison.
Dans un livre publié en 2017, Plus rien à faire, plus rien à foutre, Brice Teinturier avait noté que 30% des Français pouvaient être considérés comme des « prafistes » : des gens qui n’en avaient plus rien à faire et plus rien à foutre de la politique.
Force est de supposer que la pandémie a élargi l’assiette pour recentrer les Françaises et les Français dans la leur. Et que la France qui s’engage a laissé place à une France lasse qui se fout d’à peu près tout.
Les enquêtes
Baromètre des émotions : Étude réalisée par ViaVoice pour la Fondation Jean-Jaurès et Le Point. Interviews effectuées en ligne du 11 au 15 février 2021 auprès d’un échantillon de 1001 personnes, représentatif de la population résidant en France métropolitaine, âgée de 18 ans et plus. Représentativité assurée par la méthode des quotas appliquée aux critères suivants : sexe, âge, profession de l’interviewé, région et catégorie d’agglomération.
Baromètre de la confiance politique : Étude OpinionWay réalisée pour Cevipof-Sciences Po en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès, la Fondation pour l’innovation politique, l’Institut Montaigne, le Conseil économique et social, auprès d’un échantillon de :
- 2105 personnes inscrites sur les listes électorales issues d’un échantillon de 2294 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus
- 1842 personnes inscrites sur les listes électorales issues d’un échantillon de 1880 personnes représentatif de la population britannique âgée de 18 ans et plus
- 1800 personnes issues d’un échantillon représentatif de la population allemande âgée de 18 ans et plus
- 1811 personnes inscrites sur les listes électorales issues d’un échantillon de 1838 personnes représentatif de la population italienne âgée de 18 ans et plus.
Les échantillons ont été constitués selon la méthode des quotas, au regard des critères de sexe, d’âge, de catégorie socioprofessionnelle, de région de résidence et de taille d’agglomération (France). L’échantillon a été interrogé en ligne sur système Cawi (Computer Assisted Web Interview).