La dissuasion nucléaire européenne : un débat opportun ?

Les récents propos de Donald Trump sur la possibilité d’une absence d’intervention des États-Unis en cas d’attaque russe contre l’un des pays de l’OTAN remettent en lumière la vulnérabilité sécuritaire européenne. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse ici la façon dont le débat sur la sécurité nucléaire de l’Union européenne est envisagé en Allemagne.

Katarina Barley, tête de liste du SPD (S&D) aux élections européennes, a récemment souligné lors d’une interview accordée au journal Tagesspiegel que, à long terme, l’Europe ne pourra plus compter sur le soutien américain. Cette situation pousse selon elle à envisager sérieusement l’acquisition d’armes nucléaires propres, avant même la constitution d’une armée européenne.

Ces propos doivent être mis en parallèle avec ceux de Donald Trump, probable candidat républicain aux élections américaines de novembre prochain, qui, lors d’un récent rassemblement électoral, a suscité une consternation internationale en déclarant qu’il ne protégerait pas les alliés défaillants de l’OTAN en cas de réélection, allant même jusqu’à encourager la Russie à agir à sa guise.

Boris Pistorius, ministre de la Défense allemand, a exprimé son incompréhension face à l’idée d’un système de dissuasion nucléaire supplémentaire en Europe. Il estime que cette question est d’une telle complexité qu’il ne faudrait pas l’aborder précipitamment. Il critique en particulier le fait que cette discussion soit suscitée par les propos de Donald Trump, tenus dans le contexte de la campagne électorale.

De son côté, Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, a également fermement rejeté tout débat sur un système de dissuasion nucléaire européenne supplémentaire. Il réaffirme que la dissuasion nucléaire de l’OTAN garantit la sécurité des Alliés depuis des décennies, soulignant l’importance d’avant tout maintenir sa fiabilité et sa crédibilité face aux enjeux actuels.

Un débat stratégique face aux nouveaux questionnements

Cependant, une nouvelle incertitude plane sur les garanties de sécurité offertes par les États-Unis à l’Europe, confrontée à une Russie belliciste. Cette situation ramène sur le devant de la scène la question de la dissuasion nucléaire, qui risque de retrouver une place prépondérante dans le débat stratégique européen.

Le ministre français des Affaires étrangères, Stéphane Séjourné, a souligné lors d’une entrevue avec la Frankfurter Allgemeine Zeitung qu’il ne faut pas opposer les deux piliers de la sécurité stratégique. Selon lui, l’Europe représente une assurance-vie que l’OTAN ne peut remplacer. Il met en avant la nécessité d’une approche complémentaire en matière de protection, incluant le volet militaire, tout en réaffirmant les positions du président français, Emmanuel Macron. Lors de sa récente visite d’État en Suède, ce dernier a rappelé que la dissuasion nucléaire française couvre les intérêts vitaux de la France, qui ont explicitement une dimension européenne, conférant ainsi une responsabilité particulière à la nation.

Cette déclaration souligne également l’importance pour l’Europe de se préoccuper davantage de sa sécurité, notamment étant donné que la dissuasion nucléaire partagée au sein de l’OTAN repose essentiellement sur les armes et les systèmes américains. Les événements tels que l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 et le déploiement ultérieur d’armes nucléaires en Biélorussie ont accentué ces préoccupations. De plus, les nouveaux discours hostiles à l’égard de l’OTAN prononcés par l’administration Trump lors de son mandat, de 2017 à 2021, ravivent sérieusement les doutes sur la fiabilité de la garantie américaine.

Par ailleurs, la déclaration d’Ottawa de 1974 – toujours en vigueur – des ministres des Affaires étrangères souligne clairement l’importance de l’OTAN comme base indispensable à la sécurité des parties contractantes. Elle met en avant la garantie nucléaire des États-Unis à l’OTAN, la présence militaire américaine en Europe, ainsi que la contribution des alliés européens à la défense commune.

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Les divergences profondes entre la France et l’Allemagne concernant la dissuasion nucléaire

Depuis longtemps, la France et l’Allemagne sont en désaccord sur la question de la dissuasion nucléaire. L’Allemagne penchait davantage vers le désarmement. Cependant, cette position a évolué depuis l’attaque russe en Ukraine. L’Allemagne envisage désormais une stratégie de sécurité renouvelée, ancrée dans le partage de la dissuasion nucléaire au sein de l’OTAN, tandis que la France maintient fermement sa propre dissuasion nucléaire et propose de l’ancrer au niveau européen.

Depuis le début de son premier mandat, le président français s’efforce d’engager un débat européen sur cette question, en ciblant principalement l’Allemagne. Cependant, ni l’ancienne chancelière Angela Merkel ni l’actuel, Olaf Scholz, n’ont répondu à cette initiative de discussion stratégique entre les deux pays. Pour l’Allemagne, les éléments stratégiques essentiels de l’Europe, qui ont conduit au traité de l’OTAN, demeurent inchangés. De plus, en vertu du droit international, l’Allemagne et la France sont tenues de s’entraider, comme le stipule le traité de l’OTAN en matière de dissuasion partagée. En outre, les deux pays ont réaffirmé dans le traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle de 2019 qu’ils se fourniraient mutuellement toute l’assistance possible en cas d’attaque armée sur leurs territoires, y compris par des moyens militaires.

Par conséquent, même si l’attaque russe en Ukraine a rendu cette question plus pertinente, l’Allemagne souhaite connaître plus en détail la manière dont la France envisage le renforcement de la composante européenne de sa dissuasion nucléaire.

Marie-Agnès Strack-Zimmermann, tête de liste des libéraux aux élections européennes et experte en défense, a toutefois rejeté l’idée d’une dissuasion nucléaire européenne. Selon elle, ni les armes nucléaires françaises ni les britanniques ne pourraient remplacer le bouclier protecteur existant offert par les États-Unis. Elle partage l’avis du ministre allemand de la Défense et estime qu’un tel débat est actuellement inopportun. La priorité devrait plutôt être de se concentrer sur une armée européenne commune et de développer davantage la cyberdéfense. De plus, l’Europe ne serait pas en mesure de construire sa propre dissuasion nucléaire convaincante en quelques années seulement, même si elle le souhaitait. La CDU/CSU exprime le même scepticisme, bien que dans une interview accordée au tabloïd Bild Manfred Weber, chef du PPE, se soit prononcé en faveur du développement à long terme d’un bouclier de protection nucléaire européen.

Wolfgang Ischinger, ancien président de la conférence de Munich sur la sécurité, qualifie d’absurdité l’idée d’une bombe atomique européenne. La question cruciale est de savoir qui prendrait la décision en cas de nécessité au sein d’une Union européenne composée de 27 États membres ! Par conséquent, en cas de désengagement des États-Unis, des discussions devraient avoir lieu avec les puissances nucléaires européennes, la France et la Grande-Bretagne, sur le renforcement de la dissuasion nucléaire.

Un débat sensible entre la France et l’Allemagne

Lors de la conférence sur la sécurité de Munich en 2024, aucun positionnement explicite n’a été formulé sur cette problématique. Ceci témoigne de manière significative que, tant du côté allemand que du côté américain, le débat est actuellement perçu comme non pertinent et hautement sensible. 

Fondamentalement, la question qui se pose est de savoir dans quelle mesure le partenaire européen le plus proche de l’Allemagne est considéré comme un garant fiable, surtout en cas de victoire aux élections de 2027 de l’extrémiste de droite Marine Le Pen. Cette dernière a critiqué à maintes reprises les propositions du président français en faveur d’une coopération plus étroite en matière de défense nucléaire avec l’Allemagne, allant jusqu’à qualifier l’idée d’une européanisation des armes nucléaires françaises de pure folie. Jean Luc Mélenchon, le leader de La France insoumise, exprime une opinion similaire à ce sujet.

Cependant, la question d’un parapluie nucléaire français complet pour l’Europe n’est pas le véritable sujet de débat. D’autres initiatives plus limitées sont certainement envisageables pour mieux coordonner la politique de dissuasion européenne et ne pas dépendre exclusivement des États-Unis. Par conséquent, il serait plus utile d’initier un dialogue ouvert entre les deux pays fondateurs de l’Union européenne, ainsi qu’avec la Pologne et les pays baltes, qui se sentent particulièrement menacés par la Russie.

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