La Fondation européenne d’études progressistes (FEPS), en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès, la Fondation Max van der Stoel (Pays-Bas) et le Center for American Progress (CAP, États-Unis) ont mené une enquête d’opinion dans quatre États : l’Allemagne, l’Autriche, la France et les Pays-Bas, qui abritent ensemble la grande majorité de la population des 5,5 millions de citoyens turcs, doubles citoyens et citoyens de l’Union d’origine turque qui résident en Europe. Avec un objectif : mieux appréhender les dynamiques politiques au sein des communautés turques en Europe et les interactions de la diaspora avec la Turquie et ses responsables politiques.
Synthèse
Plus de 5 millions de personnes d’origine turque vivent en Europe : c’est un lien humain qui unit la Turquie et la communauté européenne (au sens large) depuis le début des migrations à grande échelle dans les années 1960. Les questions d’immigration, de citoyenneté, d’intégration, d’assimilation et d’échanges sociaux suscitées par cette migration et l’établissement de communautés turques permanentes en Europe sont, depuis longtemps, politiquement sensibles. Les partis conservateurs et d’extrême droite en Europe se sont emparés des questions de migration et de diversités culturelles, s’engageant souvent dans des campagnes de peur à propos des immigrants et instrumentalisant l’anxiété de certains Européens face à un changement démographique rapide. Les relations entre l’Union européenne – ainsi que nombre de ses États membres – et la Turquie se sont considérablement détériorées ces dernières années. Depuis 2014, les Turcs de l’étranger, en Europe et ailleurs dans le monde, peuvent voter aux élections turques, ce qui a conduit certains dirigeants turcs à faire activement campagne dans les pays européens. Pour ces raisons et bien d’autres encore, l’intérêt politique et académique pour la diaspora turque et ses interactions avec la société et la politique européenne a considérablement augmenté ces dernières années.
La diaspora turque et turco-kurde se sent globalement chez elle en Europe, ses membres se déclarant très satisfaits de leurs conditions de vie et généralement satisfaits des politiques d’intégration des pays d’accueil. Les Turcs et Kurdes vivant en Allemagne, en France, en Autriche et aux Pays-Bas estiment que leur présence est généralement acceptée par leurs voisins et collègues non turcs et non kurdes, et ils se déclarent satisfaits des possibilités éducatives et économiques qu’offrent les pays d’accueil. Pour la plupart d’entre eux, ces points positifs l’emportent sur les niveaux de discrimination encore significatifs qu’ils rencontrent dans leur vie quotidienne.
La diaspora se désintéresse largement de la politique européenne : peu de griefs forts contre les autorités et en même temps peu d’implication dans la politique des partis dans les pays d’accueil. Les communautés de la diaspora en France et aux Pays-Bas semblent tout de même mieux intégrées dans ces sociétés que les communautés en Allemagne et en Autriche. Néanmoins, dans l’ensemble, les membres de la diaspora turque en Europe continuent de s’identifier avant tout comme Turcs plutôt que comme membres à part entière de la société dans laquelle ils vivent. Ils restent plus absorbés par les développements et la politique en Turquie que dans leur pays de résidence. Finalement ils approuvent fortement (de manière implicite et explicite) la maxime du président turc Recep Tayyip Erdoğan selon laquelle les Turcs d’Europe devraient « s’intégrer mais pas s’assimiler », même si leur compréhension précise de cette expression est sujette à interprétation.
Ces conclusions, et bien d’autres, sont révélées dans une enquête d’opinion publique sur les communautés de la diaspora turque dans quatre pays européens, menée de novembre 2019 à janvier 2020 par le Center for American Progress (CAP), la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS), la Fondation Max van der Stoel et la Fondation Jean-Jaurès.
Ce rapport s’appuie sur une précédente étude d’opinion du Center for American Progress (CAP) sur l’identité nationale en Turquie et met en lumière les sentiments de la diaspora turque à l’égard des pays d’accueil européens, l’identification des Européens d’origine turque à la Turquie et à la communauté turque, ainsi que les sentiments de ces communautés à l’égard de l’Union européenne. L’enquête mettait aussi en avant les questions d’intégration, de migration et de politique. L’objectif de cette enquête est d’aider les lecteurs à mieux comprendre la dynamique politique au sein des communautés turques en Europe, comment et où ces communautés s’informent, comment elles interagissent avec la communauté non turque et l’État, et enfin la manière dont la diaspora interagit avec la politique turque.
En fournissant une base de données, les auteurs espèrent que cette recherche pourra contribuer à aider les décideurs politiques, les universitaires et d’autres personnes à aborder les liens entre les développements en Turquie et ceux dans l’Union européenne et, potentiellement, à produire des solutions visant à améliorer les politiques européennes vis-à-vis de la Turquie et de la diaspora turque. Les auteurs souhaitent également que les données permettent de renforcer la recherche sur le développement de l’identification nationale, ethnique et religieuse parmi les immigrants de première, deuxième et troisième générations en Europe.
Principaux enseignements de l’enquête
Un Turc sur cinq vivant dans les pays de l’échantillon déclare qu’il a l’intention de retourner vivre en Turquie, tandis que 72% souhaitent rester dans leur pays de résidence actuel. La proportion de personnes interrogées en Allemagne qui déclarent avoir l’intention de retourner ou de déménager en Turquie est légèrement plus élevée que dans les autres pays, soit 24%.
La plupart des répondants s’identifient principalement comme Turcs – 72% dans l’ensemble – et peu s’identifient principalement comme membres de la nation d’accueil. La diaspora française se distingue : une minorité plus importante s’identifie comme principalement française.
On peut voir des variations considérables dans les réponses des personnes interrogées sur ce qui est important pour eux, néanmoins, les concepts de « turcité », de religion et de transmission des traditions turques à la génération suivante sont tous cités. Les répondants leur accordent beaucoup plus d’importance que l’identification à la nation d’accueil.
Les réponses sur l’utilisation de la langue révèlent un fossé clair – et sans surprise – entre la langue utilisée à la maison et celle utilisée au travail. La plupart des répondants parlent la langue du pays d’accueil au travail, mais préfèrent le turc à la maison. Ils sont assez partagés quant à la langue utilisée pour s’informer, mais le turc est clairement favorisé lorsqu’il s’agit de divertissement. Les personnes interrogées évaluent très favorablement leur connaissance du turc (seuls 6% des répondants s’identifient principalement comme Kurdes et évaluent également très favorablement leur connaissance du kurde, mais tout de même moins que la manière donc les Turcs évaluent leur turc). Il n’est pas surprenant que la jeune génération déclare mieux maîtriser la langue de son pays d’accueil que les membres plus âgés de la diaspora, qui sont moins susceptibles d’y avoir été immergés dès leur plus jeune âge.
Les répondants sont divisés quant à leurs sources d’information. La télévision prédomine sur Internet, les médias sociaux et les journaux, mais l’environnement médiatique dans son ensemble est fracturé – une fragmentation qui est également visible en Turquie. La télévision en langue turque est la plus largement consultée, tandis que très peu de répondants lisent les journaux en langue turque. Les nouvelles concernant la Turquie suscitent un grand intérêt, bien plus que les nouvelles concernant le pays de résidence. Les répondants plus jeunes sont un peu moins intéressés par les nouvelles de la Turquie que les répondants plus âgés, mais manifestent autant d’intérêt pour les nouvelles turques que pour celles de leur pays de résidence.
En général, les personnes interrogées ont une opinion positive de leur propre communauté turque dans leur pays d’accueil, une opinion positive de la population locale non turque, une opinion quelque peu positive vis-à-vis de la communauté kurde et seulement légèrement positive des migrants et réfugiés non turcs.
Les membres de la diaspora déclarent qu’ils perçoivent une certaine discrimination à l’égard des Turcs dans leur pays d’accueil, mais peu de personnes interrogées déclarent avoir été personnellement insultées ou agressées physiquement en raison de leur appartenance ethnique. En revanche, de nombreuses personnes interrogées estiment que la discrimination nuit à leurs perspectives de carrière et les avis divergent sur la question de savoir si le gouvernement du pays d’accueil traite la communauté turque sur un pied d’égalité par rapport à la communauté majoritaire.
Les personnes interrogées se disent très majoritairement heureuses de vivre dans leur pays actuel, mais une grande partie d’entre elles disent aussi qu’elles seraient plus heureuses en Turquie. La plupart des répondants disent que leur pays actuel est plus démocratique que la Turquie, néanmoins, une grande partie des personnes interrogées aimeraient que leur pays d’accueil soutienne davantage la Turquie. Ainsi, de meilleures relations bilatérales signifieraient, pour elles, une meilleure situation dans leur pays actuel. Les répondants se divisent sur la question de savoir s’il est important qu’ils défendent eux-mêmes les politiques turques et, fait intéressant, très peu de personnes disent ressentir une pression à cet égard de la part des représentants du gouvernement turc.
Les réponses sont mitigées lorsqu’on leur demande si leur pays actuel fait un bon travail d’intégration des immigrants turcs. En effet, bien que la plupart des répondants disent se \”sentir chez eux\” dans leur pays d’accueil, une grande majorité d’entre eux affirme que la communauté turque devrait être plus en contact avec la communauté non turque. Mais, dans le même temps, une forte majorité de personnes interrogées déclare que la communauté turque devrait conserver son identité distincte. Ces désirs concurrents de connexion et d’affinités communautaires séparées semblent renforcer une adhésion à l’idée d’assimilation sans intégration – une notion promue par le président turc Recep Tayyip Erdoğan et explicitement adoptée par nombre de répondants.
Les Turcs qui n’ont pas la citoyenneté de leur pays d’accueil sont plus critiques à l’égard des efforts d’intégration du pays d’accueil que ceux qui sont déjà citoyens : ceux qui ont obtenu la citoyenneté sont plus positifs l’égard de pratiquement tous les aspects de la vie dans le pays d’accueil. La citoyenneté semble faire partie des mesures nécessaires à la pleine intégration au niveau individuel.
Il y a un fort consensus sur le fait que les enfants des répondants reçoivent une bonne éducation dans leur pays actuel. Ils sont convaincus que les écoles sont meilleures en Europe et ils sont très peu à préférer que leurs enfants grandissent et soient éduqués en Turquie. Une forte majorité de répondants estime que les Turcs ont une chance équitable de fréquenter l’université dans leur pays d’accueil. En revanche, les avis sont partagés quant à savoir si l’accès à l’enseignement en langue turque et à l’enseignement islamique est suffisant, mais ils sont encore une fois assez peu à souhaiter que l’enseignement islamique remplace l’enseignement public pour leurs enfants.
Peut-être en raison de cette satisfaction générale à l’égard de la vie dans leur pays actuel, et bien que la plupart des personnes interrogées déclarent vivre dans ce pays depuis longtemps – 27,5 ans en moyenne dans l’ensemble de l’échantillon –, la plupart d’entre elles affirment ne pas participer à la politique du pays, une majorité dit même ne pas se sentir représentée politiquement dans leur pays actuel. Toutefois, les citoyens d’origine turque se sentent davantage représentés que ceux qui n’ont que la citoyenneté turque, mais d’une manière générale tous signalent le sentiment d’un manque de représentation.
Ainsi, il y a peu d’intérêt pour les responsables politiques européens et un engagement limité dans la politique européenne et les partis politiques, ce qui se traduit par un taux de non-réponse élevé sur ces sujets. Parmi les personnes interrogées qui expriment des opinions sur ces questions – et ce, dans tous les pays –, elles ont tendance à favoriser les dirigeants et les partis politiques de gauche. De plus, elles ont généralement une opinion partagée sur le dirigeant du pays et peu d’avis sur les autres leaders politiques nationaux et locaux. En revanche, les répondants nourrissent une hostilité – compréhensible – envers les dirigeants et les partis xénophobes et d’extrême droite.
Les répondants sont divisés sur trois séries de questions : s’ils sont fiers de vivre dans un pays de l’UE, si l’UE sert leurs intérêts économiques et si la Turquie devrait ou non devenir membre de l’UE. Mais malgré ces divisions, ils sont généralement satisfaits de l’UE.
Lorsqu’il s’agit d’un match de football entre la Turquie et leur pays actuel – parfois considéré comme une mesure d’identification spontanée – 76% des personnes interrogées déclarent qu’elles soutiennent la Turquie, 5% leur pays actuel et 11% les deux. Mais lorsque leur pays actuel joue contre un pays tiers qui n’est pas la Turquie, 79% disent qu’ils soutiennent leur pays actuel, alors que seulement 3,5% l’autre pays.
L’enquête révèle des opinions mitigées sur la politique turque, y compris sur le président Erdoğan en tant que personne mais aussi sur la question de savoir s’il se soucie ou non du bien-être des Turcs en Europe. Pour autant, Erdoğan est plus populaire que toute autre personnalité politique turque, y compris le principal leader de l’opposition Kemal Kılıçdaroğlu, le leader nationaliste Devlet Bahçeli et le leader politique kurde emprisonné Selahattin Demirtaş. Il n’est pas surprenant que les personnes interrogées aient une opinion très négative du leader du PKK Abdullah Öcalan, à l’exception des 6% qui s’identifient principalement comme Kurdes, qui sont près de la moitié à avoir une image positive de ce dernier.
Parmi les quelque 66% de l’échantillon ayant la citoyenneté turque, une majorité – environ 56% – déclare avoir voté aux élections turques de 2018. Les préférences qu’ils ont déclarées reflètent plus ou moins celles de la Turquie, bien qu’on puisse constater que la droite ultra-nationaliste (MHP) n’a suscité qu’un intérêt très minime parmi les membres de la diaspora. Le Parti de la justice et du développement (AKP) a remporté 51%, le Parti républicain du peuple (CHP) 30%, le Parti démocratique du peuple (HDP) 10% et les autres partis 9%. Leurs votes auto-déclarés lors de l’élection présidentielle turque de 2018 ont suivi un schéma similaire, et les réponses étaient à peu près conformes aux votes déclarés pour les différents partis au Parlement.
La traduction pour la Fondation Jean-Jaurès a été effectuée par Minh Drean.