La crise sanitaire et l’érosion de la confiance publique en Allemagne

Après avoir été mondialement saluée pour son efficacité lors de la première vague du printemps 2020, la gestion politique de la crise sanitaire en Allemagne a rarement semblé aussi controversée que lors des dernières semaines. Conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, Ernst Stetter revient sur les enjeux politiques de la gestion sanitaire de la troisième vague de l’épidémie en Allemagne et sur la crise de confiance qui marque la fin du mandat d’Angela Merkel à quelques mois des élections fédérales de septembre 2021.

Des erreurs politiques cardinales dans la gestion de la crise sanitaire

Compte tenu de la croissance exponentielle actuelle du nombre d’infections, les décisions prises au début du mois de mars 2021 apparaissent désormais comme des erreurs politiques cardinales : la crédibilité du gouvernement fédéral, de la chancelière et des ministres-présidents des Länder est aujourd’hui à plus bas niveau depuis le commencement de la crise sanitaire. Les réunions au cours desquelles les responsables fédéraux et régionaux se réunissent pour négocier les mesures à prendre nourrissent à présent la défiance du public envers les politiques, tant les décisions qui y sont prises apparaissent incompréhensibles aux citoyens allemands, et ce d’autant plus que, dès le lendemain, ces décisions ne sont souvent pas respectées par ceux qui les ont annoncé la veille. 

Pour rappel, la réunion organisée au début du mois de mars 2021 entre les ministres-présidents des gouvernements régionaux et la chancelière avait permis d’alléger les mesures du confinement à la condition que l’incidence des infections demeure en dessous de 100 pour 100 000 personnes. Un « frein d’urgence » était toutefois prévu : si l’indice repassait au-dessus de ce seuil pendant trois jours consécutifs, les mesures de confinement devaient être réintroduites. Mais, dans les faits, personne n’a voulu y avoir recours : les autorités locales ont négligé les directives allant en ce sens venues du niveau fédéral et, à l’image du ministre-président du Rhénanie du Nord-Westphalie et candidat à la chancellerie Armin Laschet, certaines régions ont même agi en allant à l’encontre de leurs propres décisions initiales. 

Les excuses de la chancelière envers la population allemande

Ce dernier, pourtant président de son propre parti, a par la suite été publiquement critiqué par la chancelière Angela Merkel à l’occasion de son intervention sur le plateau de l’émission dominicale la plus populaire du pays. Signe de la grande fébrilité qui entoure cette question, Armin Laschet a depuis modifié sa position et plaide désormais pour un confinement dur et limité dans le temps, ou Brückenlockdown (« confinement de pont »). Au-delà des revirements successifs, cette position est d’autant plus difficile à analyser et à comprendre qu’elle implique ici que le confinement prôné aurait une durée bien définie alors même qu’aucun critère ou objectif à atteindre pour permettre le relâchement des mesures n’a été publiquement défini. 

Dans cette confusion, des villes comme Tübingen au sud ou Rostock au nord ont continué leur propre stratégie de lutte contre le virus malgré des résultats mitigés : restaurants et magasins ont été rouverts, et les citoyens peuvent y accéder en montrant simplement un test négatif. 

La fébrilité semble gagner l’ensemble de la classe politique, jusqu’au sommet de l’État. Après avoir voulu maintenir la fermeture des Églises et des lieux de cultes pendant les fêtes de Pâques, Angela Merkel a déclenché une vague de critiques et été obligée de s’excuser publiquement, du jamais vu en plus de quinze années à la tête du gouvernement allemand.

Des promesses non tenues du gouvernement sur les tests et les vaccins

Si les épisodes récents n’ont pas aidé, l’érosion de la confiance et la cacophonie gouvernementale ont en réalité débuté dès le mois d’octobre 2020, lorsque Angela Merkel a publiquement exprimé des doutes sur la cohérence des décisions qu’elle avait elle-même prises avec les ministres-présidents des régions. 

La défiance du public s’est encore aggravée avec les ratés de la campagne de vaccination et les promesses non tenues par le gouvernement de parvenir à inoculer l’ensemble de la population au plus vite. Selon le Robert-Koch-Institut, seulement 13% des Allemands ont déjà reçu une première dose, et ils ne sont que 5,6% a avoir pu bénéficier de leur seconde injection, bien loin des pays les plus performants.  

Ces problèmes de chiffres de vaccinations trop bas s’accompagnent d’une livraison trop lente, d’une administration trop lourde et surtout des doutes autour de la sécurité du vaccin AstraZeneca et des risques de thrombose qu’il ferait peser sur les personnes de moins de 60 ans. 

Après les vaccins, les tests sont un autre sujet de mécontentement. La promesse que chaque citoyen puisse être testé au moins une fois par semaine n’a pas non plus été tenue. Le ministre de la Santé, Jens Spahn, a évoqué ces tests au moment des fêtes de Noël mais, trois mois plus tard, le dispositif n’est, à de très rares exceptions près, toujours pas en place. Combiné à la réouverture du pays et à l’arrivée du variant anglais, cet échec de la stratégie du dépistage a très largement contribué à ce que la troisième vague de l’épidémie prenne de l’ampleur. 

La colère de la population est encore alimentée par le constat qu’après plus d’un an de crise sanitaire, l’Allemagne n’est toujours pas capable de connaître précisément les sources d’infections ni de suivre les chaînes de contamination. Dans plus des deux tiers des cas, les autorités sanitaires ne savent ainsi pas où les personnes ont été infectées : c’est un désastre administratif sans précédent. 

C’est le logiciel Sormas qui devait permettre d’assurer ce suivi des cas contacts et de connaître les lieux exacts où les porteurs du virus avaient été contaminés. Censé être utilisé dans tous les centres de santé du pays depuis la fin du mois de février dernier, le logiciel n’est en réalité présent que dans 290 centres sur 400. Pire : d’après les révélations de la chaîne de télévision ARD, seuls 90 de ces centres utilisent réellement ce logiciel. Loin d’être fonctionnel, celui-ci en est donc encore en réalité à l’état de test : on a ainsi appris qu’en raison d’un problème d’interface, l’exportation des données entre le système utilisé jusqu’à présent et le logiciel Sormas devait être réalisée au cas par cas et par transcription manuelle. Ce raté technique vient s’ajouter à celui, plus politique, des dysfonctionnements de l’application smartphone officielle censée aider à alerter les cas contacts : financée par le gouvernement fédéral avec 20 millions d’euros d’argent public, l’application souffre des restrictions trop strictes imposées à la collecte des données personnelles, faisant dire à ses critiques que les autorités semblent privilégier la protection des données à celle des vies. 

Malgré ces ratés, la chancelière a promis que chaque citoyen allemand pourrait être vacciné d’ici fin septembre 2021. Cette date n’a pas été choisie par hasard : elle correspond au jours des élections fédérales du 26 septembre, date à laquelle Angela Merkel tirera sa révérence. Soucieuse de ne pas partir sur un échec après seize années au pouvoir, elle semble avoir choisi cette date pour des motifs moins sanitaires que politiques. 

En charge de réaliser la promesse de la chancelière, le ministre de la Santé Jens Spahn cherche également à soigner son image publique. S’il a figuré parmi les politiciens les plus populaires du pays au début de la crise, aucun membre du gouvernement fédéral ne perd actuellement autant de points de popularité que lui. Voilà peut-être pourquoi il continue d’affirmer que chaque citoyen se verrait proposer une solution de vaccination au deuxième trimestre 2021, et qu’entre-temps 20% de la population recevra sa première dose d’ici au début du mois de mai 2021, alors même qu’une telle promesse semble intenable : pour la réaliser, il faudrait que 5,8 millions de personnes supplémentaires soient vaccinées d’ici là, soit une moyenne de 230 000 vaccinations par jour. Un chiffre quotidien qui n’a été atteint que quatre fois depuis le début du mois de mars. Dans les faits, le Frankfurter Allgemeine Zeitung indiquait le 8 avril dernier que le nombre moyen de premières vaccinations est actuellement légèrement inférieur à 181 000 injections par jour. 

Des scandales de corruption liés aux commandes de masques

Outre tous ces ratés et ces promesses non tenues, Angela Merkel et la CDU doivent de surcroît faire face aux conséquences politiques d’un scandale particulièrement mal venu à quelques mois des élections. Il a en effet été révélé ces dernières semaines que des élus de la CDU et de la CSU avaient profité de la pénurie des masques à laquelle l’Allemagne a fait face au début de la pandémie pour monnayer leurs connexions auprès du ministère de la Santé et toucher des commissions énormes sur les commandes passées aux entreprises par les pouvoirs publics. L’ancien ministre de la Justice de Bavière, Alfred Sauter (CSU), et le membre du Bundestag Georg Nüßlein, démissionnaire de la CSU après la révélation du scandale, auraient respectivement – ce qu’ils nient – empoché un million d’euros pour l’un et cinq cent mille euros pour l’autre. En Thuringe, l’ancien membre CDU du Bundestag Mark Hauptmann fait l’objet d’une enquête pour des allégations similaires et a déjà dû présenter sa démission. Si les conséquences électorales ne sont pas encore claires, ces scandales de corruption qui touchent des députés du Bundestag et du parlement régional de Bavière constituent un tremblement de terre politique d’une intensité rarement expérimentée dans l’histoire de la République fédérale d’Allemagne. 

Des conséquences politiques et sociétales difficiles à prévoir

De fait, tous ces rebondissements ont déjà des conséquences politiques et sociétales au niveau régional, fédéral, et même européen. Dans le message qu’il a adressé à la nation à l’occasion des fêtes de Pâques, le président de la République Frank-Walter Steinmeier s’est permis d’adresser des messages à peine voilés à l’attention des responsables politiques. Un événement inédit, tant son statut de président et sa personnalité ont habitué les Allemands à sa retenue. Il a ainsi averti qu’« après treize mois, les slogans de persévérance n’aident plus», que tous les appels à la patience, à la raison et à la discipline paraissaient « ennuyeux en ces temps éprouvants » et qu’alors que se propagent les sentiments d’impuissance et de frustration, l’Allemagne vivait désormais « une vraie crise de confiance ». 

À l’approche de la campagne pour les élections fédérales de septembre 2021, le président a ensuite lancé un message d’avertissement aux candidats et aux électeurs. Puisqu’il n’existe pas de solution miracle pour sortir de la pandémie, la dispute démocratique est nécessaire, « mais la dispute ne doit pas devenir une fin en soi ». Pour Frank-Walter Steinmeier, « gouvernement fédéral ou régional, parti politique ou coalition, sondages à la hausse ou à la baisse, tout cela ne devrait pas jouer un rôle principal maintenant » car les Allemands auront surtout besoin de clarté et de détermination, de réglementations compréhensibles et de décisions pragmatiques pour les guider. 

Si la perspective peut paraître encore lointaine, ce besoin de la population d’être guidée va rapidement se poser à propos du retour à la vie normale, qui amène de nombreuses questions. Le droit au voyage sera-t-il conditionné à la vaccination ? Sera-t-il possible de faire du shopping sans test ni gestes barrières si on est vacciné ? Les groupes de citoyens vaccinés pourront-ils accéder aux restaurants ? Beaucoup des activités interdites à cause de la crise sanitaire pourraient ainsi bientôt être de nouveau accessibles aux personnes vaccinées, ce qui ne va pas sans poser de problèmes juridiques. Les juristes en droit constitutionnel sont très clairs sur un point : ce n’est pas l’octroi des droits fondamentaux qui doit être justifié, mais leur restriction. Pour Christian Pestalozza, avocat constitutionnel berlinois, et Stephan Harbarth, président de la Cour constitutionnelle fédérale, c’est à la science de décider. Mais de son côté, le conseil d’éthique allemand se montre plus strict et a exprimé un avis négatif sur l’octroi de droits spéciaux pour les personnes vaccinées. 

Le débat pourrait pourtant évoluer, puisqu’entre-temps l’Institut Robert Koch (RKI) a confirmé que la vaccination protège non seulement contre les formes graves de la Covid-19 mais empêche également dans une large mesure sa transmission. Suite à cette annonce, le ministre de la Santé Jens Spahn a donc déclaré que quiconque a été complètement vacciné devait pouvoir se rendre dans un magasin ou chez le coiffeur sans avoir à effectuer un test dès que la troisième vague serait derrière nous. 

À ce stade, l’approche de l’Allemagne semble être de vouloir tout réglementer afin de ne pas prendre de risques. Il pourrait en résulter une profonde crise de confiance, voire une crise du système démocratique. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’avec une crise sanitaire loin d’être terminée et un taux de vaccination très médiocre, les prochains mois donneront une ampleur inédite aux prochaines élections fédérales. 

Signe du caractère décisif de la période que traverse l’Allemagne, les derniers sondages sont désormais moins favorables aux chrétiens-démocrates qu’ils ne l’étaient il y a quelques semaines. En deux mois, leurs intentions de vote ont chuté de plus de 10 points. Alors qu’ils récoltaient encore 38% en début d’année, la CDU/CSU n’obtiendrait aujourd’hui qu’entre 25 et 28% des suffrages. Si la droite peut s’inquiéter, on peut toutefois être rassuré par la stabilité des autres partis démocratiques : en dépit des circonstances et d’une crise exceptionnelle, l’opinion publique ne se tourne pas vers les extrémistes et les populistes. Prudence toutefois, car la situation sanitaire, économique et politique peut changer rapidement, et personne ne sait encore vraiment comment les électeurs se comporteront en septembre prochain. 

La situation est d’autant plus incertaine que le pays vit dans une sorte de vacance du pouvoir : la chancelière en fin de mandat et en fin de carrière n’a plus l’autorité pour s’imposer, son parti n’a pas encore choisi le candidat à sa succession, les Verts attendent le 19 avril pour annoncer leur candidat·e à la chancellerie, et celui du SPD n’est crédité que de 15% des intentions de vote et n’a pas encore l’aura pour s’imposer au grand public. C’est dans cet entre-deux que surgissent généralement les monstres, et il faut souhaiter que l’Allemagne réussisse à maintenir sa stabilité politique et à contenir les forces populistes au moment d’élire un nouveau gouvernement qui pourrait être dirigé par un candidat issu d’un autre parti que celui de l’actuelle chancelière. 

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