L’idée de coopérative politique serait-elle un remède à la crise démocratique ? Noam Leandri, économiste, chercheur associé à l’ESSCA, responsable associatif, et Hubert Launois, étudiant à Sciences Po Paris, reviennent sur l’histoire de ce concept – à l’origine une organisation économique alternative et une utopie émancipatrice – dont nous pourrions, selon les auteurs, nous inspirer sur le plan politique à l’échelle nationale comme locale.
Introduction
Face à la crise démocratique, l’idée de coopérative politique revient régulièrement dans le débat public pour redonner vie à l’idéal de la démocratie en dépassant les cadres traditionnels de la politique représentative. Des personnalités comme Daniel Cohn-Bendit en 2010, et plus récemment François Ruffin, ont promu cette idée.
La coopérative est à l’origine une organisation économique alternative et une utopie émancipatrice. D’abord interdites par la Révolution, les associations ouvrières sont progressivement reconnues à partir de la IIIe République à travers l’octroi de statuts particuliers comme les Scop, les coopératives de consommation, les coopératives bancaires ou les coopératives agricoles, jusqu’à l’adoption de la loi générale sur les coopératives de 1947.
Bien que les coopératives soient des organisations à vocation économique, leur création et leur fonctionnement intègrent des enjeux sociaux et politiques. D’une part, il n’est pas rare que les coopératives mènent des actions militantes en périphérie de leur activité économique principale parce qu’elles se fondent sur les valeurs d’entraide, de démocratie, d’égalité et de solidarité. D’autre part, les modèles de gestion coopératifs constituent une source d’inspiration pour une organisation politique, que ce soit à l’échelle nationale ou bien locale.
Où est passée la social-démocratie ?
En Europe, l’inéluctable recul face à l’extrême droite ?
Autrefois pilier idéologique du paysage politique européen en Europe, la social-démocratie a subi un lent déclin au cours des dernières décennies, conséquence inéluctable de son éloignement progressif du concept de démocratie sociale. Ce modèle, qui combinait un État-providence solide avec une participation active des travailleurs dans la gouvernance économique, a vu son influence s’éroder face à l’imposition des politiques de marché libre.
Dans les années 1990, les partis sociaux-démocrates en Europe ont commencé à adopter des politiques dites de la « troisième voie », popularisées par des dirigeants comme Tony Blair au Royaume-Uni et Gerhard Schröder en Allemagne. Cette stratégie visait à trouver un compromis entre les politiques économiques néolibérales et les idéaux sociaux-démocrates traditionnels, mais s’est souvent traduite par un renoncement aux principes de démocratie sociale. Avec le New Labour, Tony Blair a mis en place des réformes qui ont favorisé la flexibilité du marché du travail et la dérégulation, au détriment des protections sociales traditionnelles. Par exemple, la réforme des services publics britanniques a introduit des principes de gestion issus du secteur privé, ce qui a en réalité affaibli la participation des syndicats et des travailleurs dans la prise de décision. De même, le virage de Gerhard Schröder en Allemagne, avec les réformes Hartz (2003-2005), a modifié le paysage du travail en Allemagne en réduisant les protections sociales et en encourageant des formes de travail précaires, telles que les « minijobs »1Voir la définition de Brigitte Lestrade dans « Minijobs en Allemagne. Une forme de travail à temps partiel très répandue mais contestée » : « Si leur rémunération est inférieure à 450 euros par mois, sans considération du nombre d’heures travaillées, ils sont dispensés tant du versement de cotisations sociales « salariés » que d’impôt sur le revenu. ». Ces réformes, en dépit de leurs succès économiques apparents, ont souvent été perçues comme une trahison des idéaux sociaux-démocrates. Les syndicats et les mouvements sociaux, qui étaient autrefois des alliés naturels de la social-démocratie, se sont sentis marginalisés par ces politiques. Cette rupture libérale a acté l’abandon de la revendication de démocratie sociale, reporté l’idée d’un progrès social et environnemental et affaibli la démocratie en désavouant les échelons intermédiaires entre représentants et représentés.
La difficulté de la social-démocratie européenne à se renouveler et à faire face à la montée de l’extrême droite est en grande partie le résultat de ses propres renoncements aux principes de la démocratie sociale. En abandonnant ses engagements traditionnels au profit de politiques libérales, les partis sociaux-démocrates ont créé un vide que les mouvements d’extrême droite ont habilement exploité. La trahison perçue par les électeurs, en particulier les classes populaires et les travailleurs précaires, a alimenté un sentiment de déconnexion et d’abandon. Cette situation est particulièrement évidente dans plusieurs pays européens, comme en Allemagne ou même en Suède, pays qui fait figure de modèle social-démocrate, où le gouvernement actuel est soutenu par l’extrême droite. Les partis d’extrême droite en Europe ont conquis l’électorat populaire en promettant de restaurer une forme de justice sociale et d’équité économique, souvent en utilisant des discours nationalistes et anti-immigration.
En France, l’effacement des corps intermédiaires
Faible taux de syndicalisation doublé d’un recul continu du militantisme partisan : la défiance s’est accrue à l’égard des partis politiques. Le déclin de la représentation organisée dans notre pays s’est accentué avec l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, s’affirmant « ni de gauche ni de droite ». Tout en prétendant y associer la société civile, Emmanuel Macron a consacré son mandat à creuser davantage le fossé séparant la représentation institutionnelle des structures intermédiaires. Pour Michel Wieviorka2Michel Wieviorka, « Comment Macron a encore un peu plus détruit les « corps intermédiaires » », L’Express, 10 janvier 2022., il les a largement marginalisées et brutalisées, à l’exemple du mépris affiché pour les syndicats lors de l’imposition des réformes du système de retraite.
Pourtant, les corps intermédiaires sont des organes essentiels d’une démocratie représentative en bonne santé. Tocqueville craignait la centralisation d’un pouvoir « parvenu à détruire tous les pouvoirs intermédiaires » de sorte « qu’entre lui et les particuliers il n’existe plus rien qu’un espace immense et vide »3Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, 1856..
Ce contexte a contribué à l’émergence de mouvements sociaux spontanés tels que les « gilets jaunes » qui ont éclaté en 2018, les émeutes urbaines en 2023 ou encore la révolte des agriculteurs en 2024. Ces crises mettent en évidence l’incapacité des partis ou des syndicats traditionnels à répondre aux aspirations sociales et démocratiques, exacerbant ainsi la défiance envers le système politique.
La présidence d’Emmanuel Macron a tenté de remédier à cette crise de la participation par des initiatives comme le Grand Débat national, la Convention citoyenne pour le climat et le Conseil national de la refondation (CNR) – initiatives qui ont malheureusement échoué à réconcilier les citoyens avec la démocratie. Le Grand Débat national, organisé en réponse aux revendications des « gilets jaunes », visait à ouvrir un dialogue sur les grandes questions de société. Toutefois, il a été largement critiqué pour son manque de profondeur et sa tendance à se transformer en « réunion de communication » plutôt qu’en véritable processus de réforme, et les cahiers de doléances présentés comme un moyen d’écoute auprès des citoyens sont restés lettres mortes. Les membres de la Convention citoyenne pour le climat ont, quant à eux, crié à la trahison du passage au tamis de leurs propositions alors qu’elles devaient être présentées « sans filtre » au Parlement.
Ultime tentative de réhabilitation des corps intermédiaires, pendant la campagne présidentielle de 2022, Emmanuel Macron s’engage à créer un Conseil national de la refondation. Ces réunions avec la société civile organisée sont finalement boudées par des syndicats et les partis politiques sceptiques de la sincérité du dialogue engagé, alors que le président s’apprêtait, dans le même temps, à passer en force une nouvelle réforme des retraites. Trois réunions plénières se tiendront finalement entre 2022 et 2023 autour du président de la République, sans aucune décision concrète, si ce n’est d’organiser d’autres réunions thématiques ou locales.
Enfin, les dernières élections européennes puis législatives ont illustré la fragmentation extrême du paysage politique. Sans pour autant atteindre la majorité absolue à même d’imposer une cohabitation, l’union de circonstance des partis de gauche a eu le mérite de contenir la percée de l’extrême droite. Il faut à présent mettre à profit ce répit pour construire une nouvelle culture de coopération capable de sortir la social-démocratie de l’impasse.
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Abonnez-vousLe modèle coopératif, source d’inspiration pour l’organisation politique
La coopérative, entre économie alternative et utopie politique
Les coopératives ont toujours représenté un modèle économique alternatif fondé sur la participation démocratique et la justice sociale. Dès le XIXe siècle, les premières coopératives, comme la Rochdale Society of Equitable Pioneers, ont montré qu’il était possible de concilier activité économique et démocratie (règle « un citoyen, une voix »). Ces structures, basées sur la répartition des bénéfices et la prise de décision collective, sont devenues un modèle d’émancipation pour la classe ouvrière et une alternative crédible au capitalisme.
Les coopératives s’imposent progressivement comme un outil d’émancipation immédiate pour la classe ouvrière et une alternative à long terme au modèle capitaliste marchand. L’Alliance Coopérative internationale est fondée à Londres le 19 août 1895, lors du premier Congrès coopératif qui a rassemblé des représentants de coopératives provenant d’Allemagne, d’Angleterre, d’Argentine, d’Australie, de Belgique, du Danemark, des États-Unis, de France, d’Inde, d’Italie, des Pays-Bas, de Serbie et de Suisse. Elle formulera une déclaration d’identité coopérative qui énonce sept principes fondamentaux :
- l’adhésion volontaire et ouverte,
- le contrôle démocratique exercé par les membres,
- la participation économique des membres,
- l’autonomie et l’indépendance,
- la mission éducative et formatrice,
- la coopération inter-coopératives,
- l’engagement envers la communauté.
Des acteurs économiques aujourd’hui incontournables
Aujourd’hui, les coopératives en France constituent des acteurs économiques majeurs, regroupant plus de 22 000 entreprises et un million d’emplois. Le succès des coopératives, qu’il s’agisse des grandes surfaces comme E.Leclerc ou des banques comme le Crédit mutuel, montre que ce modèle peut être à la fois économiquement viable et socialement juste. Ainsi les magasins Leclerc avaient été les premiers à supprimer les sacs en plastique dès 1992 et le Crédit mutuel a mis en place en 2023 un « dividende sociétal ». À l’échelle mondiale, les coopératives jouent également un rôle crucial, employant des millions de personnes et contribuant à la réduction des inégalités.
Sous un même statut juridique, elles regroupent néanmoins des réalités économiques et politiques diverses. Il existe des coopératives d’usagers de biens et services, des banques et des assurances coopératives, des coopératives d’habitants ou de locataires, des coopératives d’entrepreneurs, évidemment des coopératives de production…
Les débordements politiques du principe coopératif
Le principe coopératif a également été un levier politique important dans le cadre de l’altermondialisme. Des expériences comme celle du système coopératif paysan « Syal-coopératives » au Nicaragua dans les années 1990 ou, auparavant, la Mondragon Corporation au Pays basque espagnol montrent comment les coopératives peuvent servir de base à des projets politiques visant à transformer la société. Ces initiatives ont su lier la lutte contre le néolibéralisme à des pratiques démocratiques locales, renforçant ainsi leur impact. Considérée comme la plus grosse coopérative ouvrière du monde, Mondragon a été impliquée pendant la transition démocratique espagnole dans les années 1970, lorsqu’elle a promu des modèles de gestion participative et démocratique dans les entreprises.
Dans les pays en développement, les coopératives sont utilisées comme instruments de développement économique dans des zones rurales : par exemple la constitution turque impose à l’État de soutenir le mouvement coopératif « dans l’intérêt de l’économie nationale ». Elles offrent une interface entre les gouvernés et les gouvernants, permettant d’atteindre des objectifs de développement tout en renforçant la cohésion sociale.
Les mouvements de gauche contemporains revendiquent de plus en plus le modèle coopératif comme une alternative crédible au néolibéralisme. La coopérative politique, en tant que structure permettant la participation directe des citoyens à la vie politique, pourrait être la clé pour renouveler la social-démocratie.
Les prémisses d’une République coopérative
Dans son livre La République coopérative, Jean-François Draperi fait l’histoire de l’ambition transformatrice du mouvement coopératif4Jean-François Draperi, La République coopérative, Bruxelles, Éditions Larcier, 2012.. La proposition de Charles Gide de fonder une république coopérative est reprise et développée par le militant socialiste Ernest Poisson, proche de Jaurès et auteur en 1920 d’un précédent La République coopérative. Jean-François Draperi rappelle dans son ouvrage le poids politique des coopératives de consommateurs dans l’entre-deux guerres puis leur déclin dans les années 1980, et associe enfin la renaissance du mouvement coopératif des années 2000 à la volonté de se détacher d’un marxisme en déclin.
Les tentatives de créer une démocratie coopérative en France remontent à la IIIe République, avec la création de conseils et d’autres structures visant à associer la société civile à la prise de décision. Ces initiatives ont cherché à enrichir la représentativité républicaine par une participation plus directe des citoyens.
Le Conseil national économique (CNE) ou, plus tard, le Conseil national de la résistance (CNR) ont incarné cette volonté de construire une démocratie sociale en associant les forces vives de la nation. Le CNE, en particulier, a été un aboutissement de cette idée de coopérative politique, où les représentants de la société civile jouaient un rôle clé dans la prise de décision. Alain Chatriot souligne cette expérience dans son ouvrage La démocratie sociale à la française (La Découverte, 2003). Supprimé par le gouvernement de Vichy, le CNE renaît à la Libération sous la forme d’un Conseil économique, inscrit dans la Constitution française. Devenu ensuite Conseil économique et social (CES) puis environnemental (CESE) en 2008, cette troisième Chambre de la République a toujours rencontré des difficultés à s’imposer, montrant les limites de la volonté de l’État d’intégrer pleinement la société civile dans le processus décisionnel. Le président de Gaulle avait proposé sa fusion avec le Sénat lors du référendum le 29 avril 1969, mais le rejet du texte mit un point final à ce projet.
Les mouvements politiques d’inspiration coopérative
Aujourd’hui, la société civile semble vouloir reprendre la main sur le principe coopératif. Ce réveil de la société civile est crucial pour redonner vie à l’idéal de la démocratie coopérative, en dépassant les cadres traditionnels de la politique représentative.
Des figures comme Daniel Cohn-Bendit ou François Ruffin ont proposé des idées pour revitaliser la démocratie en s’inspirant du modèle coopératif. En mars 2010, Daniel Cohn-Bendit publie dans Libération une tribune en faveur d’une « coopérative politique »5Daniel Cohn-Bendit, « Inventons ensemble une Coopérative politique », Libération, 22 mars 2010.. Le projet se veut ambitieux et innovant : il parle de « corps nouveau », d’une « forme politique largement inédite, décloisonnée », « ni parti machine, ni parti entreprise ». Le lancement de ce projet trouve beaucoup d’écho dans la presse, mais après un dîner rassemblant des « coopérateurs » potentiels en décembre 2010, l’initiative tombe à l’eau. Cependant, à la création du parti Europe Écologie-Les Verts en novembre 2010, un statut de coopérateur est ouvert sans adhésion au parti politique et toujours en vigueur aujourd’hui, la coopérative étant un des deux collèges du mouvement EE-LV, l’autre étant le parti politique en tant que tel.
Plus récemment, François Ruffin6Invité de L’Événement, 8 juillet 2024, France 2. a évoqué sur France 2 l’idée d’une coopérative politique suite à la victoire du Nouveau Front populaire aux élections législatives anticipées de 2024 : « Tous ces gens qui se sont réveillés, ces personnes qui n’ont pas d’étiquette et qui n’ont pas envie d’en avoir une, il faut qu’ils aient la possibilité de se retrouver sous un toit commun. Hier soir en me couchant, je me disais, il y a des coopératives ouvrières, il y a des coopératives agricoles et c’est une belle histoire. Pourquoi on n’aurait pas une coopérative politique qui permettraient un homme une voix et qu’on avance ensemble et qu’on fasse cause commune ? ».
Les principes coopératifs à l’épreuve d’une organisation politique
La loi française réserve le statut de coopérative aux activités économiques (production, consommation). La coopérative politique pourrait prendre la forme d’une association politique d’inspiration coopérative en intégrant à ses statuts les principes coopératifs. L’application de ces principes pose d’importants enjeux.
L’application du principe « un citoyen, une voix »
Le premier défi dans un mouvement politique d’inspiration coopérative est celui de la représentativité et de la gouvernance participative.
Les coopératives d’intérêt collectif sont organisées par collège (salariés, consommateurs, producteurs, etc.). Les collèges n’ont pas de pouvoir décisionnaire autre que de désigner parmi ses membres des représentants au conseil d’administration. C’est en leur sein que s’exerce le principe « un citoyen, une voix » en assemblée générale et ils permettent de rassembler des acteurs impliqués dans la démarche.
Dans le cas d’une coopérative politique, il peut être envisagé trois principaux collèges : deux de personnes morales et un autre de personnes physiques :
- les partis politiques,
- la société civile organisée (associations, syndicats, entreprises),
- les citoyens.
Si la coopérative emploie des salariés, un collège pourra leur être dédié, alors que c’est assez rare dans le secteur associatif.
Chaque collège dispose d’un quota de places au conseil d’administration qui prend les décisions courantes. Ainsi, une association ou un parti qui compte plusieurs milliers de membres dispose d’une voix en assemblée générale comme chaque citoyen, mais il pèse plus au conseil d’administration.
Afin de permettre une prise de décision consensuelle, aucun collège ne doit dépasser la moitié des voix. Des efforts devront être consacrés pour concilier collégialité des délibérations et efficacité des décisions : consensus, décision par consentement (levée des objections) ou majorité qualifiée à plus des deux tiers. Ainsi, les décisions cruciales bénéficieraient d’un large consensus parmi les membres, réduisant ainsi les risques de conflits internes et assurant une légitimité plus grande aux décisions prises.
Le partage de la valeur en politique
La participation économique des membres et la limitation de la rémunération du capital sont des principes centraux de l’idéal coopératif. L’intégration de cet enjeu est un défi non négligeable pour une association politique.
Il y a évidemment l’enjeu du financement des partis politiques. Mais la coopérative n’est pas un parti et ne doit pas les remplacer ou s’y ajouter.
Quel est alors le capital d’une association politique ? Quelles sont les rémunérations de ses membres ? Contrairement à une entreprise coopérative, une association politique d’inspiration coopérative ne répartirait pas principalement entre ses membres du capital au sens économique. Des fonctions électives, des responsabilités militantes, etc., toutes ces rétributions de l’action politique nécessitent de faire intervenir des acceptions du « capital » qui dépassent le « capital économique » stricto sensu.
On peut s’intéresser à la répartition dans une association politique de ce que Pierre Bourdieu désigne comme le capital social (« l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations »7Pierre Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, n°31, 1980.) et le capital symbolique (toute forme de capital lorsqu’elle confère un crédit, une légitimité, une reconnaissance à son détenteur).
La notion de capital politique – forme particulière de capital social « par lequel les agents confèrent à une personne les pouvoirs mêmes qu’il lui reconnaissent »8Pierre Bourdieu, « La représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique » , Actes de la recherche en sciences sociales, 1981, pp. 3-24. – permet quant à elle d’appréhender la valeur produite par le travail militant. Cependant, il est difficile d’objectiver les rétributions de l’action politique tant elles dépendent des attentes investies par les personnes engagées.
En amont d’une réflexion collective et de recherches plus poussées sur les types de capitaux produits par une association politique, on peut convenir qu’un mouvement coopératif doit accorder une attention particulière à la répartition juste et limitée de toute forme de capital produit par l’action collective, en particulier les rétributions symboliques et matérielles telles que les compétences, les postes salariés, la notoriété, la considération du travail militant, les liens sociaux et amicaux, les possibilités de carrières, les satisfactions des attentes personnelles en termes de sens et d’objectifs politiques, etc.
Incarner un mouvement d’inspiration coopérative constituerait alors une double innovation d’une part quant à la reconnaissance que les associations politiques produisent un capital alors que celui-ci est habituellement inégalement réparti, et d’autre part quant à la démarche en elle-même qui aurait vocation à démocratiser non seulement la prise de décision, mais aussi la rétribution de l’action politique.
La coopération avec son écosystème
Le troisième enjeu de la coopérative politique serait d’intégrer mieux ce qui existe déjà, qu’il s’agisse de la société civile organisée (syndicats, entreprises, associations) ou d’institutions de représentation des citoyens telles que les conseils économiques sociaux et environnementaux, les conseils de quartier ou les conseils de développement.
Pour nouer des liens avec ces acteurs, la coopérative politique pourrait leur ouvrir son collège de la société civile organisée.
La démocratie coopérative, une clé pour gagner demain
Il est urgent aujourd’hui de réintégrer les principes coopératifs pour redonner un souffle à la social-démocratie. Une approche coopérative pourrait être la clé pour reconstruire un mouvement social-démocrate fort, en engrangeant d’abord des succès à l’échelle locale.
Faire l’union par la coopération
La victoire du Nouveau Front populaire aux élections législatives a été le fruit d’une participation accrue grâce à l’engagement des citoyens et la mobilisation d’une partie de la société civile. Son succès dans les urnes autant que les difficultés auxquelles il a été confronté pour gouverner illustrent la nécessité d’adopter une stratégie coopérative pour éviter que l’après-Macron se traduise en une victoire de l’extrême droite.
Une approche coopérative permettrait une implication citoyenne élargie au-delà des partis et des échanges plus horizontaux entre les différents acteurs de la société civile. Pour enthousiasmer les citoyens, garantir une représentativité authentique et assurer un cadre d’échange équitable, le projet social-démocrate ne peut pas se contenter d’être une simple addition de partis. Si les partis sont en France des institutions essentielles au fonctionnement de la démocratie représentative, leur délaissement est aussi le symptôme de son essoufflement. C’est pourquoi il est essentiel de mobiliser plus largement, notamment les citoyens qui n’osent pas s’investir dans la vie publique parce qu’ils en ont une mauvaise image. Une union des forces citoyennes attachées à la social-démocratie sur des principes coopératifs garantirait également une réponse plus ciblée aux enjeux contemporains tels que le réchauffement climatique.
L’échelon local, terreau fertile pour la coopération politique
Les expérimentations coopératives locales sont les plus belles démonstrations de l’intérêt d’une nouvelle approche. Il y a quatre-vingt-dix ans, une centaine d’instituteurs réunis dans un café à Fontenay-le-Comte créaient l’assureur mutualiste Maif sans deviner qu’il deviendrait plus tard un géant national.
Dans le champ politique, en Belgique, la coopérative politique VEGA (« Verts & à gauche »), fondée en 2012 sous forme d’association, a participé à toutes les élections dans la région liégeoise mais n’a permis l’élection que de sa tête de liste au conseil municipal de Liège. Au Québec, la Coopérative politique populaire s’engage depuis 2018 à promouvoir la participation citoyenne dans la vie politique locale en offrant des outils et des ressources pour encourager l’engagement civique et soutenir les initiatives de démocratie participative au niveau municipal.
Cap sur les municipales 2026
Cette approche pourrait rapidement se concrétiser à l’occasion des prochaines élections municipales, élections intermédiaires dont l’enjeu démocratique est crucial pour enrayer la montée de l’extrême droite, améliorer concrètement les conditions de vie commune et ouvrir des perspectives pour sortir de l’impasse macroniste. Un scrutin où l’appartenance à un parti compte moins que la qualité du candidat ou des idées.
L’échelle municipale est aussi celle qui permet naturellement la réunion des citoyens, des responsables associatifs et des dirigeants d’entreprises engagés pour leur commune. Le rassemblement de ces acteurs dans une démarche coopérative peut permettre à chacun de trouver sa place dans le travail de construction d’un projet municipal.
Loin des accords d’appareil, la coopérative politique pourrait offrir un nouvel espace de collaboration où les citoyens engagés seront au centre des discussions et auront l’opportunité de porter leur préoccupation du conseil de quartier au conseil municipal. Ne pas décevoir les citoyens : sauver la social-démocratie commence peut-être par là.
Conclusion
Créer une coopérative politique nécessite de lever de nombreuses ambiguïtés. La logique de partage du « capital politique » est certainement plus difficile à l’échelle nationale qu’au plan local. Les élections municipales de 2026 pourraient être l’occasion de tester cette nouvelle manière de faire de la politique, avec les citoyens et en associant la société civile organisée. En fin de compte, revenir au sens premier de la politique qui est de s’intéresser à la vie de la cité.
- 1Voir la définition de Brigitte Lestrade dans « Minijobs en Allemagne. Une forme de travail à temps partiel très répandue mais contestée » : « Si leur rémunération est inférieure à 450 euros par mois, sans considération du nombre d’heures travaillées, ils sont dispensés tant du versement de cotisations sociales « salariés » que d’impôt sur le revenu. »
- 2Michel Wieviorka, « Comment Macron a encore un peu plus détruit les « corps intermédiaires » », L’Express, 10 janvier 2022.
- 3Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, 1856.
- 4Jean-François Draperi, La République coopérative, Bruxelles, Éditions Larcier, 2012.
- 5Daniel Cohn-Bendit, « Inventons ensemble une Coopérative politique », Libération, 22 mars 2010.
- 6Invité de L’Événement, 8 juillet 2024, France 2.
- 7Pierre Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, n°31, 1980.
- 8Pierre Bourdieu, « La représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique » , Actes de la recherche en sciences sociales, 1981, pp. 3-24.