L’Europe est face à un dilemme : faut-il accepter dès que possible la candidature de l’Ukraine, quitte à compliquer encore un peu plus le fonctionnement de l’UE, ou bien se donner le temps de respecter les procédures, au risque de laisser penser à Kyiv qu’elle est seule face à Poutine ? Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse les enjeux de cette question brûlante.
La guerre en Ukraine soulève encore une fois la question de l’identité européenne. C’est ce que vient de montrer la décision de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, de se prononcer sur le statut de candidat à l’adhésion de l’Ukraine dès le mois de juin. Cette réaction, très rapide au regard des délais habituels pour pouvoir prétendre intégrer l’Union européenne (UE), montre que Bruxelles voit dans la crise ukrainienne une opportunité non moins importante pour l’UE de devenir l’acteur géopolitique qu’elle ambitionne d’être depuis longtemps.
Pour autant, rien n’est acquis : outre le bloc des pays de l’Europe de l’Est (la Pologne, les Pays baltes, la République tchèque et la Slovaquie), il y a beaucoup de scepticisme, notamment en Allemagne, en France et aux Pays-Bas, autour de la perspective de mettre en place un processus trop accéléré pour faciliter l’adhésion de l’Ukraine à l’UE.
Une présidente de la Commission très courageuse
La réaction de la présidente de la Commission européenne est certes courageuse, mais reflète dans le même temps un certain manque d’imagination. Si les précédents processus d’élargissement de l’UE sont considérés comme des échecs, c’est précisément parce qu’il concernait déjà des pays qui se trouvaient dans une situation particulièrement difficile. Cela se voit de manière nette dans les Balkans, mais aussi dans le processus d’adhésion interminable de la Turquie, bloqué pour le moment mais entamé depuis 1999.
Ces candidats à l’adhésion font peu ou pas de progrès dans la mise en œuvre des exigences de l’UE, si bien que le pouvoir de transformation prêté au processus d’intégration au projet européen, tant vanté, semble avoir totalement disparu. Plus largement, l’UE n’a pas encore trouvé la réponse adéquate aux défis qui se posent à ses frontières de l’est et du sud-est du continent, avec des pays candidats à qui il faut formuler des offres d’intégration à la fois rapides et réalistes. L’incertitude découle d’une évidence : l’offre d’adhésion à part entière qui avait été faite entre 1981 et 1993 à la Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Autriche, la Suède et la Finlande ne correspond pas à la situation actuelle et peut difficilement être appliquée ici.
L’Europe à deux vitesses, un vieux débat
Tout juste réélu, Emmanuel Macron a profité d’un discours prononcé le 9 mai dernier au Parlement européen de Strasbourg pour promouvoir l’idée d’une « communauté politique européenne“. Pour proposer une Europe à deux vitesses, la date est symbolique : elle marque à la fois la naissance de la construction européenne et la victoire définitive sur l’Allemagne nazie.
Cette idée de créer une sorte de seconde division au sein de l’UE, dans laquelle des États comme l’Ukraine pourraient venir travailler et coopérer sur des domaines politiques importants et ainsi pénétrer dans la grande famille européenne, n’est pas nouvelle.
L’Europe à deux vitesses a été lancée la première fois par François Mitterrand en 1989. Elle a ensuite été discutée et relancée en 2001 par l’actuel président de la Fondation Jean-Jaurès, Henri Nallet, dans un article co-signé avec Dominique Strauss-Kahn, Jean-Noël Jeanneney et Pascal Lamy, puis discuté en Allemagne et ailleurs. Elle a cependant perdu son attrait avec les élargissements de 2004, 2007 et 2013 pour répondre aux demandes des pays de l’Est après la chute du communisme soviétique.
Pour l’Ukraine, le message est à la fois clair et amer : elle n’a aucune chance d’être rapidement admise au sein de l’UE, et le processus d’adhésion “traditionnelle” prendra des décennies. Elle n’est pas la seule concernée : des pays comme la Géorgie, la Moldavie, et les six pays des Balkans occidentaux doivent également y voir une autre manière d’appartenir à l’Europe avant d’être vraiment apte à devenir membres à part entière de l’UE. Dans le contexte actuel, et alors qu’il est déjà souvent acrobatique de trouver une ligne commune à 27, un élargissement à plus de 30 États est hors de question non seulement pour Emmanuel Macron, mais également pour le chancelier allemand, Olaf Scholz, et plusieurs autres leaders européens.
Un chancelier allemand prudent
Olaf Scholz a déclaré au Bundestag le 19 mai 2022 “qu’il n’y a pas de raccourci sur le chemin de l’UE. Le processus d’adhésion n’est pas une question de quelques mois ou de quelques années. Il est important de soutenir l’Ukraine rapidement et de manière pragmatique maintenant“. Le leader de l’opposition allemande, le président de la CDU Friedrich Merz, a également pris position contre l’adhésion expresse de l’Ukraine, expliquant que “le processus d’adhésion à l’UE est complexe pour des raisons bien précises et l’UE ne veut pas voir une Ukraine que nous avions avant, à savoir celle avec des oligarques et avec une grande corruption ».
Le gouvernement allemand ne s’est pas contenté de faire passer des messages subliminaux à l’Ukraine. Il a directement informé le président Zelensky, après un entretien accordé à la ministre des Affaires étrangères allemand, Annalena Baerbock, que ”sur le chemin d’adhésion, il ne pourrait y avoir aucun raccourci et il ne devrait y avoir aucune promesse en l’air sur la voie à suivre“. Du côté de Kyiv, on dénonce une « adhésion de seconde classe ». Mais l’Ukraine ne doit pas oublier qu’une telle offre comporte l’avantage de faire consensus et ne risque donc pas, contrairement à une adhésion totale, d’être bloquée par un ou plusieurs pays membres de l’UE.
De plus, les déclarations des leaders allemands sont encourageantes pour l’avenir. Elles soulignent que l’Ukraine est dans leur esprit un cas particulier, et qu’ils considèrent que l’Europe aura son rôle à jouer dans la reconstruction du pays après le départ des troupes russes. Ces déclarations tracent une perspective dont Kyiv peut se réjouir : l’Europe entend aider à faire de l’Ukraine une future vitrine européenne et démocratique face à la dictature russe.
Pour autant, la prudence est de mise : le chancelier allemand ne s’est pas prononcé explicitement sur la proposition de son homologue français.
Le nouveau bâton de pèlerin européen
Mais ce silence ne change rien à la question fondamentale. L’UE doit se rapprocher au plus vite des pays d’Europe de l’Est et du Sud-Est afin de les soustraire à la sphère d’influence de Moscou. Dans le même temps, elle doit devenir une puissance capable d’agir par elle-même. La proposition d’une « communauté politique européenne » est une tentative intéressante pour résoudre ce dilemme.
Le président français et le chancelier allemand doivent désormais prendre leurs « bâtons de pèlerin européen » pour faire grandir cette idée dans toute l’Europe. Il ne s’agit pas seulement de promouvoir une communauté politique européenne ou une réforme substantielle du processus d’adhésion, mais d’abord et avant tout de militer pour une nouvelle convention constitutionnelle qui donnerait plus de pouvoirs au Parlement européen et à la Commission, et briserait enfin le droit de veto des États membres individuels.