La co-construction tous azimuts, ou l’art que rien ne sorte de terre

L’expression « co-construire », quasiment toujours associée à « participatif », est depuis quelques années utilisée dans toutes les organisations. Muriel Bellivier, psychologue du travail, et Sarah Proust, experte associée à la Fondation Jean-Jaurès et fondatrice de Selkis, alertent sur la diffusion d’une notion qui se résume bien souvent à une participation sur les à-côtés, autrement dit sur ce qui in fine ne changera pas fondamentalement l’organisation.

Et si tout commençait par un conte ?

Il était une fois l’histoire d’un roi qui souhaitait construire la nouvelle capitale de son royaume, l’initiale ayant été submergée par la montée des eaux. Il sentait que ses sujets commençaient à mettre en doute ses capacités à régner. Quoique sa vision pour la capitale à construire fût claire, il réunit tous les habitants, des gueux aux ministres en passant par les femmes, les enfants et les commerçants, et leur tint ce discours : « comme je suis bon et sage, je ne déciderai pas seul de notre future maison commune. Nous allons tous donner notre avis sur le terrain idéal, les noms des rues et des ruelles, la nature et l’emplacement des principaux monuments, l’ambiance, les jardins et commerces, les fontaines et tabacs. Dès demain, je vais vous réunir en petits groupes, vous serez mélangés afin qu’il n’y ait plus de différence entre vous, car tout le monde a des idées. Je suis certes votre roi mais sans vous je ne peux rien entreprendre. Vous pourrez dessiner, imaginer, rêver et me ferez des propositions. Comme je ne veux rien imposer, exprimez-vous dans la joie et sans entraves, notre royaume en sortira grandi. La seule chose que je vous demande (il avait en réalité déjà fait mille demandes sans s’en rendre compte), c’est de nommer un rapporteur. Je ne serai pas là pour ne pas vous influencer car je sais combien ma parole compte ».

Après que tous les habitants du royaume se furent réunis en groupe sous les mille et une tentes dédiées, le roi demanda à ses ministres de lui remettre les copies de ses sujets ou plutôt la copie de chaque groupe de sujets. Certains ministres furent très ennuyés, toussèrent et regardèrent leurs mocassins, d’autres enthousiastes brandissaient des cartes, des dessins et des plans à foison. Le roi leur demanda des précisions et les réponses qui lui furent faites le mirent en colère : « mon groupe n’a pas fini », « dans le mien, tout le monde était absent, » « le mien, ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord », « le mien, ils ont fait des projets mais sur autre chose », mais aussi « le mien, c’est incroyable sire, ils disent que c’est tellement génial que vous n’avez pas besoin de lire les propositions des autres » ou encore « dans le mien, ils sont tellement satisfaits d’eux-mêmes qu’ils ont commencé à bâtir la ville en quittant la tente ».

La mine grave, le roi demanda le silence et dit à son Premier ministre : « Retrouve le projet que le consultant a rédigé à ma demande l’année dernière, nous bâtirons notre ville selon son plan. C’est décidé. Rompez ! ».

La co-co ou l’art d’effacer les catégories

L’expression « co-construire », quasiment toujours associée à « participatif », est depuis quelques années utilisée dans toutes les organisations. En entreprise, on co-construit les projets de transformation, les sites internet, les valeurs, les aménagements des espaces, les démarches d’amélioration continue de la qualité, etc. Cette mode ne concerne pas que les relations collectives, elle s’étend à celles qui régissent les rapports individuels. Ainsi en est-il des fiches de poste, des objectifs, des feuilles de route, notamment. Pour ce qui concerne le secteur social et médico-social, on l’utilise pour qualifier les relations entre les salariés et les bénéficiaires. Quant à la sphère politique, elle n’est pas en reste avec les budgets participatifs et les espaces de concertation citoyenne. Le problème est que personne ne sait ce qui est co-construit : une décision ? Un process ? Une idée ? Un écrit ? Et surtout qui fait quoi à quel moment de la chaîne de décision ? Co-construire ne nous dit en effet rien sur le maître d’œuvre, le maître d’ouvrage, le maçon ou l’habitant. Consulter, faire participer, concerter, demander une contribution sont autant de procédés distincts qu’un manager peut utiliser, tous sont potentiellement porteurs de sens à condition d’être clairs sur les fins visées. Malheureusement, le terme « co-co » efface toutes ces catégories.

Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail

Abonnez-vous

Un ménage nécessaire dans les notions

La consultation est une notion qui renvoie au dialogue social. Elle est précédée d’une nécessaire information, sinon elle place le consulté dans une situation de potentielle duperie. Les instances représentatives du personnel (IRP) sont obligatoirement informées et consultées, c’est leur prérogative et l’on sait combien cette consultation n’a en droit français que très peu de valeur quant aux décisions finalement prises. La consultation n’engage personne sinon que le consultant ne peut feindre d’ignorer qu’il n’a pas tenu compte de l’avis du consulté.

La concertation, nous apprend le dictionnaire, est le lieu de la dispute qui doit se conclure par un concert si possible non cacophonique. Il ne s’agit donc pas de co-construire mais d’échanger, de débattre, de ne pas être d’accord pour éventuellement mieux l’être. On ne met donc pas en préalable à une concertation la prescription d’une production, or le terme « co-co » présume, en quelque sorte, l’accord.

Quant à la contribution, elle sert, sur un objet préalablement défini, à demander à des individus ou des groupes de mettre la main à la pâte. Lorsque le contribuable s’acquitte de l’impôt, il voit bien en quoi sa contribution est effective et ce que cela lui a coûté. Pour exemple, le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) nécessite une contribution des salariés (et du CSE – comité social et économique – depuis peu) et, en ce sens, le Code du travail est clair : « l’employeur retranscrit » cette contribution. Sans celle-ci, pas de DUERP. La direction a alors l’obligation d’organiser cette contribution, d’être claire sur les demandes, les périmètres et le format de la contribution.

La participation s’entend, de son côté, comme le fait de « prendre part ». On peut participer sans rien dire, sans rien produire, sans même écouter, il suffit de prendre place dans une salle. Si le management participatif, dont chaque cadre se réclame dès son entretien d’embauche, consiste à faire en sorte que les salariés se rendent dans des salles, alors il n’est peut-être pas si utile de se former à ce type de management.

La « co-co » ou le refus d’assumer l’autorité

Émettons quelques hypothèses sur cette mode de la « co-co ». La première a trait à l’autorité exercée et vécue. La définition du lien de subordination n’a pas changé depuis qu’elle a été forgée mais les deux parties du contrat de travail ne souhaitent plus forcément en endosser les figures : celui qui subordonne et celui qui est subordonné, sauf pour les travailleurs des plateformes qui ne sont pas salariés et réclament haut et fort d’être mis sous la subordination de quelqu’un afin d’en avoir le pendant : la protection. La hausse du niveau général de formation et, partant, des compétences des salariés, l’accroissement du nombre de cadres, la tertiarisation du travail, la multiplication des fonctions « expert » au sens large, le flou des fonctions dans les organisations rendent plus difficile pour le chef l’exercice de son autorité et pour le salarié de la supporter.

L’avantage du fourre-tout de la « co-co » est de permettre de faire planer un doute sur l’essentiel : qui est chef et de quoi ? Qui a pris ses responsabilités ? Qui a pris des risques ? Qui a donné la ligne, quitte à susciter de la dispute ? Qui a dit exactement ce qu’il attendait, ce qu’il n’attendait pas ? Qui a assumé une vision, quitte à s’être trompé et à le dire ? Qui est revenu vers les salariés pour leur dire ce qui n’avait pas été gardé de leur production et pourquoi ? Qui a étudié les compétences et qualifications de chaque salarié pour déterminer la contribution qui serait la plus efficiente pour l’organisation et la plus enrichissante pour la personne ? Qui a réfléchi à la construction des groupes : de pairs ? de projet ? de ? Qui a réfléchi aux avantages et aux inconvénients du volontariat ou de l’obligatoire ?

La « co-co » comme cache-misère

La deuxième hypothèse pourrait être que co-construire est aux yeux des directions un tour de magie – auquel elles ont fini par croire – pour (re)donner la main aux salariés sur quelque chose à l’heure d’un éloignement – qui semble inexorable – des centres de décision importants. Ce cache-misère concerne aussi bien les managers de proximité que les salariés non-cadres. Les premiers n’ont parfois de managers que le nom et doivent faire avec.

La question qui se pose est de trouver des moyens pour fidéliser tant les managers de proximité que les salariés non-cadres à la fois physiquement (le fameux « grand mouvement », le désir de certains salariés de profiter à plein des accords de télétravail) que psychiquement (désinvestissement, arrêts maladie, travail vécu comme une souffrance, etc.). Dès lors, la « co-co » apparaît comme la solution. Il suffit d’organiser des groupes de travail pour co-construire le nom qui sera donné au nouveau siège, pour rédiger ensemble les valeurs censément uniques d’une entreprise, pour choisir la nouvelle charte graphique du site internet, pour décider du mobilier des open spaces, pour rédiger une fiche de poste dont le modèle émane du siège et qui se termine par la mention « peut être amenée à être modifiée unilatéralement », etc.

À défaut de prendre part aux décisions ou d’apporter leur contribution au contenu et à la manière de réaliser son travail, ou de le faire réaliser (pour les encadrants), on organise une participation sur les à-côtés, autrement dit sur ce qui in fine ne changera pas fondamentalement l’organisation.

Et alors, que faire ?

Il nous semble qu’il convient de dissocier le lien de subordination (donner des ordres, en contrôler l’exécution et en sanctionner les manquements) de la manière dont une direction demande à chaque salarié ou groupe de salariés, dans le cadre de son contrat, d’exercer une action sur le contenu du travail, les process, la communication, les projets, etc. Le pouvoir de direction est l’exercice de l’autorité, l’art de diriger vient ensuite et, à ce titre, on peut décliner des catégories managériales : management concertatif, contributif, pourquoi pas participatif (mais aussi et bien sûr délégatif !), à la condition que les objets soient circonscrits, adaptés et servent la relation de travail. La direction doit impérativement dire aux salariés à quelle étape du processus décisionnel l’avis, la proposition, la contribution, la concertation interviendront. Si « co-co » il y a, ses objets doivent être suffisamment significatifs pour les salariés. Autrement dit, ils ne peuvent pas concerner que les conditions de travail ou les éléments de langage mais déboucher sur un changement, pour la personne, de sa manière de réaliser le travail. Sinon, ce n’est pas de la co-construction car rien n’est bâti, ce sont seulement les papiers peints qui ont changé de couleur.

On rêve de dirigeants devant un tableau blanc, sans Post-it, avec pour consigne de réfléchir à ces modes d’implication, de les nommer, de les justifier et, après, de mettre en œuvre ce que l’on pourrait simplement appeler du… management !

Des mêmes auteurs

Sur le même thème