Comment se sont déroulées ces trois semaines de campagne des élections législatives anticipées dans les territoires ? Émilie Agnoux, co-fondatrice de Le Sens du service public et experte associée à la Fondation, fait le récit de ce qu’elle a vécu sur le terrain, au plus près des préoccupations de nos concitoyens des zones rurales. Cette contribution vise à nourrir le débat sur les stratégies de reconquête de certains territoires par la gauche face à l’extrême droite.
Le 9 juin 2024, au soir des élections européennes, la Corrèze, comme plus de 90% des communes françaises, mettait en tête la liste du Rassemblement national (RN). Ce même jour, le département commémorait les quatre-vingts ans du massacre de Tulle, commis par la division SS «Das Reich » à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cruel retour de flamme de l’histoire.
Dans la foulée, le président de la République annonçait la dissolution de l’Assemblée nationale, plongeant le pays dans la stupeur et la frénésie d’une folle campagne éclair.
Le 7 juillet au soir, une partie de la France retrouvait son souffle, soulagée du succès du barrage républicain, qui a davantage profité à la majorité sortante, et de l’absence de majorité pour le RN à l’Assemblée nationale. Pourtant, sur le terrain, les plaies sont encore intactes, et nous craignons de n’avoir simplement qu’acheté du temps.
La gauche, à travers le Nouveau Front populaire (NFP), est apparue comme la principale force politique en capacité d’endiguer la menace d’extrême droite. Si elle maximise ses scores dans les zones urbaines denses et quelques bastions, elle atteint son plafond de verre dans de nombreux territoires péri-urbains et ruraux.
Cette contribution est le fruit de mes observations et échanges sur les deux circonscriptions de la Corrèze pendant les quelques semaines de la campagne législative. Elle vise à nourrir les débats sur les stratégies de reconquête de certains territoires, déjà ouverts et explorés par d’autres avant moi, comme François Ruffin1François Ruffin, Je vous écris du front de la Somme, Paris, Les liens qui libèrent, 2022., Rémi Branco2Rémi Branco, Loin des villes, loin du cœur. La gauche veut-elle regagner les campagnes ?, Paris, La Tour d’Aigues, Fondation Jean-Jaurès, Éditions de l’Aube, 2024. et Marie Pochon.
Des résultats nationaux en trompe-l’œil
Plusieurs analyses ont déjà été dressées à la suite des élections européennes et législatives de juin et juillet 2024, à l’instar de celles proposées par exemple par Olivier Bouba-Olga3Olivier Bouba-Olga, « Votes aux législatives : explorations géographiques », blog de l’université de Poitiers, 2 juillet 2024. , Benoît Coquard 4Adrien Naselli, « Interview. Benoît Coquard : « Dans les campagnes en déclin, les discours de gauche sont invisibles ou d’emblée discrédités » », Libération, 27 juin 2024. ou Camille Bordenet5Camille Bordenet, « Législatives 2024 : vote des champs et vote des villes, une question de diplômes plus que de géographie », Le Monde, 2 juillet 2024.. Il faudra encore du temps pour en explorer toutes les facettes, décortiquer les chiffres, croiser les données, superposer les cartes.
La carte globale des résultats est intéressante, mais elle masque mal les incidences du barrage républicain dans le cadre d’un scrutin uninominal avec de nombreuses triangulaires. Le RN ne s’y est pas trompé en mettant en avant le nombre cumulé de voix qui s’est porté sur ses candidats et candidates, même si cette approche est trompeuse. Cette carte globale occulte également les effets infra-départementaux, avec des tendances de fond qui se cristallisent sur les dernières années.
C’est le cas en Corrèze, où le RN (ex-Front national) est passé au premier tour des élections législatives sur la première circonscription de 7% des voix en 2012 à 9% en 2017, puis à 15% en 2022 et enfin à près de 31% en 2024, s’offrant l’opportunité pour la première fois d’accéder au second tour en se positionnant deuxième le soir du premier tour du scrutin.
Sur la deuxième circonscription, le parti d’extrême droite est passé dans le même temps autour de 9% des voix en 2012 et 2017 à près de 18% en 2022 et à 36% en 2024 au premier tour de l’élection législative, virant ainsi en tête au soir du 30 juin.
Finalement, le candidat socialiste, François Hollande, ancien président de la République et ancien député de la Corrèze, l’a emporté dans la première circonscription. Sa variable personnelle doit bien évidemment être prise en considération. Dans la deuxième circonscription, la députée sortante Les Républicains (LR) a quant à elle retrouvé son siège. Mais ces victoires ne doivent pas masquer le succès grandissant du parti d’extrême droite, y compris sur ces terres historiquement communistes, radical-socialistes et gaullistes.
De fait, si nous pouvons globalement faire le constat que l’électorat RN s’est sédimenté dans ce qu’il convient désormais d’appeler ses bastions du Nord, de l’Est et du Sud, nous devons aussi être attentifs à l’adhésion croissante que le parti d’extrême droite suscite auprès de populations auparavant moins perméables à ses sirènes.
Dans de nombreux territoires, les distances ne sont plus uniquement géographiques. Elles se façonnent au cœur même du corps social. Les déterminants et les motivations du vote sont très hétérogènes et nous aurions tort de rechercher des explications unidimensionnelles.
Le RN n’offre aucune solution efficace et viable aux problèmes du quotidien qui alimentent ressentiments et injustices. Mais il porte au moins la promesse de reprise en main de notre destin et de retour de la puissance publique, et son action politique n’est pas encore entachée par l’exercice récent du pouvoir.
Dans les communes corréziennes que j’ai parcourues, les élus et élues m’ont confié avoir vu affluer dans les bureaux de vote des personnes qu’ils n’avaient jamais vues auparavant, régulièrement des nouveaux arrivants qui ne participent pas à la vie locale. On ne les voit pas aux festivités de la commune ou lors des activités culturelles et sportives proposées, on ne les croise pas dans l’espace public. Ils et elles m’ont aussi précisé ne pas avoir identifié de profils types de votants du RN : il s’agissait aussi bien de jeunes que d’anciens, probablement unis par l’attrait de la figure d’autorité, la crainte de l’avenir et la disparition de leur monde.
Les candidats du RN, comme leurs électeurs, ont beaucoup été moqués au cours de cette campagne. L’affichage des mauvaises notes de Jordan Bardella, loin de le décrédibiliser, pourrait au contraire avoir conforté une forme d’identification pour un électorat marqué par un faible niveau de diplôme et qui a pu être mis en échec par l’institution scolaire. Cette forme de mépris de classe est symptomatique de l’incapacité à comprendre le phénomène et à se remettre en question pour une partie des leaders d’opinion.
Il est à parier qu’au prochain coup, le RN aura su tirer les enseignements de ses candidatures ratées. La mobilisation générale pour lui barrer la route a paradoxalement démontré sa capacité à accéder aux responsabilités à l’échelle nationale mais aussi locale. Le parti déroule en effet sa stratégie d’ancrage territorial comme les partis traditionnels. La deuxième circonscription de la Corrèze dispose désormais elle aussi de son « Bardella » local, Valéry Elophe.
Les électeurs du RN avaient aussi bien compris l’enjeu de cette élection : offrir une majorité pour que Jordan Bardella devienne Premier ministre, peu importe que le candidat RN soit connu, implanté, fréquentable ou compétent.
Ce vote apparaît ainsi comme une démarche réfléchie, et il convient donc d’essayer d’en comprendre les ressorts profonds en mettant de côté ses a priori, et parfois ses grilles d’analyse habituelles.
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Abonnez-vousRécits de vie normale en campagne
J’ai suivi de près la campagne électorale en Corrèze pendant trois semaines. J’ai sillonné les routes et les fêtes de village, j’ai discuté avec les élus locaux, les militants, les citoyens, les responsables associatifs. Je voulais en avoir une autre approche que celle plus sensible, personnelle, subjective que j’en ai depuis plus de trente ans.
Le premier élément qui m’a marquée, c’est à la fois l’incompréhension face aux scores du RN pour une grande partie de mes interlocuteurs, combinée à une forme d’indifférence de la part de la plupart des personnes non engagées, qui continuaient leur vie comme si de rien n’était.
Quand des explications m’ont été fournies, elles ont pris régulièrement appui sur le « ras-le-bol », les difficultés du quotidien, le pouvoir d’achat. Une rapide analyse des résultats aux élections législatives pourrait accréditer cette idée, le RN amplifiant sa progression en périphérie des villes, notamment sur la deuxième circonscription de la Corrèze (Brive-la-Gaillarde) et le long des principaux axes routiers, notamment l’autoroute A20.
Pour nombre de Corréziennes et de Corréziens, la baisse du pouvoir d’achat n’est pas un slogan désincarné. Elle se matérialise au quotidien dans le prix des courses, le coût des déplacements contraints en voiture, la hausse des taux d’intérêt des emprunts, la stagnation des salaires… même si paradoxalement l’électorat RN a été plus sensible à la baisse de la TVA qu’à la hausse du Smic et des bas salaires.
C’est le cas de ce jeune trentenaire rencontré devant un bureau de vote d’une commune de la première circonscription (bassin de Tulle), qui a dû repousser son projet de construction de maison avant de pouvoir le concrétiser récemment, qui exerce un métier manuel comme beaucoup d’hommes de ces territoires, à plusieurs dizaines de kilomètres en voiture qu’il faut parcourir chaque jour. En ce dimanche après-midi, il a l’air visiblement épuisé. Il passe beaucoup de temps sur la route. Il faut aussi faire le « taxi » pour sa fille qui souhaite poursuivre les activités culturelles et sportives auxquelles elle avait auparavant accès à Brive-la-Gaillarde.
Je pense à d’autres histoires de vie qui ne sont pas très éloignées, mais générant un comportement électoral stable dans le temps, avec un vote viscéralement de gauche, comme cette aide-soignante en Ehpad. Elle travaille de nuit, parce qu’elle peut avoir plus de temps pour prendre soin des résidents. À la débauche, elle s’occupe de ses trois filles, avant d’aller dormir quatre ou cinq heures et d’enchaîner la journée.
Il y a aussi ces familles avec des enfants en situation de handicap qui ne peuvent pas être scolarisés n’importe où, ou avec un proche souffrant d’une grave maladie, ou encore qui doivent prendre soin de leurs aînés, en plus de tout le reste. Je garde aussi en tête ces employés municipaux tant caricaturés, payés au Smic depuis des années, qui ne sont pas toujours à temps plein faute de moyens ou de besoins, et qui font pourtant tourner nos petites communes.
Quels sont les responsables politiques qui parlent aujourd’hui de leurs situations concrètes, qui comprennent leurs conditions d’existence, qui se mettent à hauteur de leur rythme de vie ? Et comment comprendre qu’à partir de caractéristiques a priori semblables les électeurs adoptent des comportements divergents ? Ces différences de vote sont-elles vouées à perdurer ? La gauche a-t-elle encore quelque chose à perdre ? C’est en tous cas l’hypothèse que nous ne devons pas écarter et que corrobore cet échange que j’ai pu avoir une électrice socialiste de longue date me confiant qu’« ils ne disent pas que des bêtises au RN ».
Cette percée continue de l’extrême droite interroge nécessairement les acteurs locaux, à commencer par les élus de terrain, qui ne ménagent ni leur temps ni leur énergie pour améliorer le quotidien et trouver des solutions avec les moyens disponibles. Certains se demandent si ces sacrifices valent encore le coup et s’ils vont repartir en 2026. Ils savent pourtant que ces résultats n’empêcheront pas leur réélection la prochaine fois.
La force des sociabilités locales
Sur le terrain, la dépolitisation est palpable. Les repères traditionnels ont largement disparu. Les élus locaux, les entrepreneurs, les responsables associatifs ont fait évoluer leur discours. Certains lieux de sociabilité et de formation des consciences collectives ont disparu depuis longtemps. Les listes aux élections municipales sont trans-partisanes, voire a-partisanes. Les appareils politiques, les syndicats, les associations ont perdu de leur force d’influence.
J’ai aussi croisé des parents impuissants face à des adolescents captivés par des vidéos de Jordan Bardella qu’ils s’échangent ou regardent ensemble dans la cour du collège ou du lycée, quand ma génération avait été choquée par l’accession au second tour de l’élection présidentielle de Jean-Marie Le Pen en 2002. Que s’est-il donc passé en vingt ans ?
Le poids des sociabilités locales semble toujours déterminant dans les dynamiques politiques de chaque commune. C’est l’observation fine de deux communes que je connais bien à l’occasion de ces élections qui m’a fait prendre conscience de ces influences décisives.
D’un côté, cette petite commune de moins de 500 habitants de la deuxième circonscription dans la zone d’influence de la ville de Brive-la-Gaillarde, et qui peine à maintenir ouverte son école. Il faut dire que les parents préfèrent parfois mettre leurs enfants dans le secteur privé « à la ville ». La nouvelle équipe municipale, peu politisée, essaie pourtant depuis des années de remettre de la vie dans le bourg, d’organiser des festivités, de diffuser l’information, d’instituer un petit marché le samedi matin toutes les deux semaines, un city stade pour les jeunes… Il y fait a priori bon vivre, comme dans le reste du département. Le cadre de vie est agréable. On y entend pourtant des phrases comme « on ne veut plus de paysans », « ils font tout pour qu’il n’y ait plus d’habitants dans les campagnes », « on est vraiment le trou du cul du monde ». Dans cette commune, quelques électeurs se sont présentés au bureau de vote avec le bulletin du candidat du RN bien visible en main, comme une évidence.
Dans une autre commune rurale de moins de 1500 habitants, à la tradition de gauche bien ancrée, dans la première circonscription, aucun comportement de ce type n’a pu être constaté. Cela n’empêche pas le RN de progresser aussi d’élection en élection. Pourtant, une équipe municipale plus politisée comme un tissu associatif solide animé par des sympathisants de gauche façonnent d’autres attitudes sociales et dessinent d’autres frontières entre le dicible et l’indicible.
Compte tenu de la taille de ces communes, il est possible d’aller chercher les voix une à une, de créer une relation de confiance, de favoriser des discussions apaisées, d’apporter concrètement des solutions, notamment pour le logement. Mais tout le monde ne sait pas faire, n’y pense pas spontanément ou n’en a pas le temps. Certains, plus éloignés des structures militantes, considèrent aussi que ce n’est pas leur rôle. Cela ne suffit pas toujours d’ailleurs, a fortiori quand l’entreprise de normalisation du RN a produit de puissants résultats, remplacée par la diabolisation d’une partie de la gauche et l’effet repoussoir de certaines figures médiatiques ou de comportements jugés excessifs et irrespectueux.
Français des villes, Français des champs ?
Si de nombreux travaux ont démontré qu’il n’existe pas tant un vote des villes et un vote des champs qu’un vote conditionné par des déterminants socio-économiques traditionnels (niveau de revenu ou de diplôme, âge, sexe…), les conditions de vie façonnées par les territoires produisent elles aussi des effets politiques évidents6Olivier Bouba-Olga et Vincent Grimault, « Ce qui explique vraiment les différences de vote RN entre les villes et les campagnes », Alternatives économiques, 5 juillet 2024..
Dans une étude sur les femmes face aux services publics en milieu rural menée avec Émilie Nicot en 2023, nous avions ainsi démontré le rapport spécifique au temps et à l’espace dans les territoires ruraux. Les « gilets jaunes » ont aussi rappelé la forte incidence du coût de la mobilité qui en découle. Nous avions aussi regretté l’absence d’offre politique à l’égard de ces populations, en particulier sur la question des déplacements, de la santé et de la formation.
Pourtant, lors d’un séminaire organisé par la Fondation Jean-Jaurès début juillet 2024, Sarah Proust, experte associée à la Fondation, nous évoquait le « Tour de France des oubliés » lancé par Marine Le Pen en 2013, nous rappelant ainsi la stratégie assumée du RN de captation de cet électorat, qui aura donc produit ses conséquences7Sophie Courageot, « « Le Tour de France des oubliés » de Marine Le Pen fait étape à Sochaux », France 3 Bourgogne Franche-Comté, 22 février 2013..
Au sein de la classe politique, s’il y en a bien un qui a pris à bras le corps la question sociale et la question territoriale dans un même mouvement, c’est François Ruffin, qui vient de se faire réélire dans son bastion de la Somme. Je souhaiterais néanmoins exprimer ici quelques nuances, voire une certaine réserve quant à sa formule visant à « réconcilier la France des tours et des bourgs », qui se présente a priori comme une efficace tentative rhétorique de contre-discours, mais qui pourrait rapidement s’avérer être une impasse politique.
En effet, l’aménagement du territoire comme l’évolution des modes de vie nous obligent aujourd’hui à penser en termes de continuum territorial et de complémentarités, avec des fonctions économiques et sociales spatialisées, à la fois à l’échelle nationale et au niveau local. Les catégories d’analyse ont d’ailleurs fortement évolué ces dernières années pour enrichir les approches au-delà du seul triptyque urbain/péri-urbain/rural. Une nouvelle étape de la décentralisation comme une refonte de la fiscalité nationale et locale devront nécessairement être envisagées pour apporter des réponses pertinentes.
Les territoires métropolitains produisent des richesses redistribuées au reste du territoire, même si cela est rendu peu visible, comme l’a analysé l’économiste Laurent Davezies qui explique que les inégalités de revenus entre territoires ont eu tendance à fortement se réduire dans le temps8Laurent Davezies, L’État a toujours soutenu ses territoires, Paris, La République des idées/Seuil, mars 2021.. Il ne faut pas non plus mésestimer le rôle joué par les métropoles régionales et les grandes villes, qui supportent des charges de centralité, comme Limoges, Clermont-Ferrand, Bordeaux ou Toulouse pour la Corrèze, en matière d’accès à la santé, à la formation, à l’enseignement supérieur ou encore à la culture. En cela, il serait utile de préciser le discours politique visant à mettre en articulation les territoires et au final les personnes. Ce discours pourrait également s’enrichir d’un nouveau modèle de développement interterritorial à inventer à l’ère de la transition énergétique qui prend appui sur les espaces ruraux.
À une échelle plus infra-territoriale, notre étude précédemment citée révèle que la proximité avec une commune de moins de 2500 habitants permet à 70% des répondantes d’avoir accès à la plupart des services publics dont elles ont besoin (80% si on inclut les communes entre 2500 et 5000 habitants).
Nous ne devons pas non plus occulter la très grande pluralité de réalités et de caractéristiques qui sont rassemblées sous des catégories d’analyse et de pensée homogènes. Les écosystèmes territoriaux sont extrêmement variés. Il y a des campagnes et des villes qui se portent plus ou moins bien. L’approche politique gagnerait à s’affranchir de temps en temps de catégories englobantes séduisantes pour offrir des grilles de lecture simplifiées, mais moyennement opérantes pour décliner l’action publique dans la dentelle. Elle pourrait également se nourrir d’une approche pluridisciplinaire pour éviter raccourcis et culs-de-sac.
En revanche, il n’est pas à exclure que le vote en faveur du RN doive aussi être interprété pour partie comme une volonté de préserver un style de vie, des valeurs, des représentations propres à l’environnement dans lequel certains évoluent. C’est en tous cas ce qu’il faut entendre lorsque des habitants se désolent de voir ce qu’ils ont toujours connu disparaître ou être menacé, au moins par certains discours politiques. L’arrivée de néo-ruraux n’est aussi pas toujours bien accueillie dans certains territoires, a fortiori quand elle conduit à renchérir le prix de l’immobilier. Là encore, notre enquête sur les femmes en milieu rural nous offre quelques clés de lecture.
En effet, dans le débat public, quand elles sont évoquées, les campagnes sont régulièrement dépeintes de manière misérabiliste, surplombante, extérieure. C’est pourquoi nous avons demandé aux participantes à notre démarche en 2023 de définir elles-mêmes leur lieu de vie.
Les réponses ont fait apparaître l’affirmation d’un modèle de société, régulièrement présenté à l’opposé des nuisances ou inconvénients de la ville et de la vie contemporaine : le calme, la nature, la qualité de vie, la gratuité des loisirs de plein air, la proximité, l’interconnaissance, les liens, la solidarité, la tradition, la famille…
Ces femmes ont spontanément et majoritairement défini en plein leur environnement. En creux, elles ont néanmoins mentionné le manque de commerces, de services publics, d’activités culturelles et sportives, de transport en commun. Cela correspond d’ailleurs aux récits de campagne que j’ai pu recueillir auprès de ces petits propriétaires qui se sont endettés pour payer leur maison, et qui ont perdu en accès aux services et en pouvoir d’achat ce qu’ils ont gagné en qualité de vie.
L’impact de la disparition de nombreux services publics prend d’autant plus d’importance dans ces espaces qu’un rapport particulier à l’État s’y est cristallisé, incarnation de la promesse républicaine d’égalité et du faire société à la française.
Les distances, combinées à des horaires réduits, à une offre plus restreinte et à la quasi-absence de transports en commun, forgent une expérience quotidienne spécifique qui, il est vrai, n’est pas toujours totalement éloignée de ce que d’autres connaissent en périphérie des grandes villes.
Pourtant, le modèle des tours et l’imaginaire qu’il mobilise dans les campagnes peuvent inutilement activer des craintes et des fantasmes, déjà largement alimentés de toutes parts, sur lesquels prend appui la rhétorique d’extrême droite, pour que « ça n’arrive pas chez nous ».
La question du racisme ne doit bien sûr plus être éludée, comme nous y invite Félicien Faury dans les territoires ruraux comme dans le reste du pays9Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Paris, Seuil, 2024.. Malgré leur homogénéité, et à des degrés divers, les campagnes françaises ont pourtant accueilli des personnes d’origine étrangère dans leur histoire, venues pour travailler dans l’industrie ou l’agriculture françaises. Le racisme n’y a jamais disparu pour autant. Il y est relativement banalisé, y compris chez des électeurs et électrices de partis républicains.
Il conviendra donc de reprendre plus activement le combat contre le racisme et les discriminations, avec de nouveaux moyens, dans un pays à la population par ailleurs vieillissante et qui a besoin d’être accueillant, en particulier pour relever le défi de la société des soins et des liens et pour renforcer nos services publics.
Penser ensemble le territoire et la communauté nationale est donc bien un impératif qu’il nous faut mettre au fronton de nos luttes. Mais il ne faudrait pas non plus nier les conditions de vie et les problématiques particulières qui se vivent concrètement dans les différents espaces territoriaux. L’égalité n’est pas l’équivalence ou la similitude.
Grandir en zone rurale est une expérience singulière : d’après la Drees, les enfants ruraux sont situés en moyenne à vingt-cinq minutes en voiture d’un pédiatre contre sept minutes en milieu urbain et il y a 8 places en crèche à moins de quinze minutes pour 100 enfants de moins de 3 ans à la campagne, contre 26 en milieu urbain10Pauline Virot, « Grandir dans un territoire rural : quelles différences de conditions de vie par rapport aux espaces urbains ? », Drees, 24 mars 2021.. Être malade à la campagne est aussi une expérience singulière, même s’il est désormais usuel de considérer que l’ensemble de la France est devenu un désert médical : selon l’Association des maires ruraux de France, dans les bassins de vie ruraux, un médecin généraliste couvre en moyenne 30 km², contre 5 km² dans les bassins de vie urbains.
Nous pourrions prendre encore bien des exemples pour expliquer la nécessité de ne pas diluer ou risquer d’invisibiliser des enjeux décisifs en privilégiant le sens de la formule de court terme au détriment de l’efficacité politique de moyen terme. Nous devons donc poursuivre les débats sur cette question en croisant les regards et les approches, et en prenant en compte la grande diversité des territoires.
Faire sa propre révolution
S’il doit y avoir un enseignement des dernières élections, c’est que l’actuelle stratégie de la gauche a atteint ses limites. Les résultats électoraux en demi-teinte, les réactions sur le terrain, comme la difficulté à proposer une solution rapidement dans la période politique inédite que nous traversons, devraient la conduire à revoir ses cadres de pensée et d’action si elle entend élargir son champ d’influence sur la vie politique française et endiguer efficacement la poussée du RN.
Elle fait aujourd’hui face à un quadruple défi d’offre politique, de langage, d’incarnation et de structuration. Il lui faudra faire le pari d’un travail long, collectif et minutieux de reconquête.
Analyser : faire l’inventaire pour mieux se projeter
Prise dans la frénésie électorale, puis par les congés estivaux avant de préparer sa rentrée, la gauche ferait une grave erreur si elle ne prenait pas le temps d’un bilan lucide, objectif et à large spectre de la situation politique générale, mais aussi de ses propres atouts, limites et erreurs, à l’échelle nationale comme à l’échelle locale.
Très vite, il conviendrait donc qu’aux différentes échelles s’instaurent des comités pilotés par les partis visant à partager des diagnostics, rassembler des données quantitatives, établir des analyses qualitatives, étudier les mouvements de population, les évolutions des modes de vie et des mentalités, dresser l’inventaire des réussites et des échecs… Cela supposera de sortir du déni et de faire œuvre d’humilité par rapport à sa propre action.
Ces démarches de co-construction devraient bien évidemment associer les élus, les militants et sympathisants, mais aussi les acteurs associatifs prêts à participer comme les citoyens désireux de partager leur analyse et leur expérience. Sans nécessairement prendre la forme de grandes réunions regroupant l’ensemble des acteurs en un unique format, des échanges bilatéraux, des retours d’expérience, des explorations de terrain, des appels à contribution, des enquêtes en ligne… sont imaginables.
Il y aurait là matière à refonder par la base des dynamiques collectives aussi bien au sein des appareils militants que plus largement, d’identifier des ressources et de bâtir des stratégies de court et moyen termes. Les partis ne pourront pas seuls reconquérir l’opinion publique. Ils ont besoin de recréer des capteurs au sein de la société et de démultiplier leurs relais.
Ces analyses devront pouvoir s’appuyer sur des apports extérieurs, venant de chercheurs, de centres de recherches, d’instituts, de données publiques, etc. Elles devraient permettre de repolitiser un certain nombre d’enjeux, à commencer par celui des services publics qui, en dépit des apparences, n’a rien de politiquement consensuel tant les solutions divergent dans leur orientation et leur portée.
Ce nécessaire temps de bilan, de respiration, de consolidation et de réflexion pourrait dès lors ouvrir une nouvelle phase de structuration de la vie politique.
S’organiser pour décupler les forces
À partir du travail d’analyse, il conviendra sans tarder de restructurer une organisation performante à toutes les échelles, à commencer par le niveau local. La campagne des élections législatives a démontré qu’en dépit de désaccords et de bisbilles entre personnalités politiques de premier plan, les militants et militantes ont su choisir leur combat et œuvrer dans le même sens sur le terrain face à la principale menace.
Nous avons là une formidable occasion pour reconstituer une puissance d’action et travailler à des coalitions au niveau local entre les acteurs politiques, associatifs, entrepreneuriaux, syndicaux et citoyens. Le contexte politique actuel ouvre également tout un espace pour fédérer les différentes forces de gauche et les ouvrir plus largement.
Les comités de bilan évoqués précédemment pourraient ainsi évoluer vers des comités d’organisation et d’action qui auraient vocation à mutualiser les ressources, organiser des initiatives communes, identifier les complémentarités, démultiplier l’influence dans les différents réseaux, renouer avec l’éducation populaire, partager des valeurs et des visions communes.
Ils pourraient notamment permettre de préparer efficacement les prochaines échéances des municipales de 2026, mais leur rôle pourrait tout aussi bien être déconnecté des enjeux électoraux, en fonction des choix qui pourraient être faits localement.
Pour mener à bien ce type de démarches, il faudrait pouvoir mobiliser sur le terrain différents profils et ressources : des logisticiens pour gérer les aspects matériels de l’organisation, des médiateurs de terrain pour renouer ou entretenir les liens de confiance avec les populations, des pédagogues pour former à la discussion publique et diffuser des contenus convaincants, des animateurs pour organiser la vie interne des comités comme la vie locale par des événements fédérateurs et festifs, des penseurs pour toujours relier l’action à des diagnostics, des valeurs et des objectifs précis, des agrégateurs pour faire tenir l’ensemble.
Des initiatives réussies comme celle de Picardie Debout (François Ruffin) mériteraient d’être modélisées dans le détail pour être partagées et inspirer d’autres territoires. Une plateforme nationale pourrait être constituée sous l’égide des partis ou d’une organisation ad hoc pour recenser, agréger et diffuser les bonnes pratiques.
Parler pour reconquérir l’opinion
La gauche a besoin de convaincre à nouveau, non pas tant sur son programme de gouvernement, même s’il mériterait d’être plus opérationnel, plus concret, plus ciblé, que sur son discours « de tous les jours ».
À l’échelle nationale, les dirigeants politiques, issus majoritairement de territoires urbains et recrutés parmi les CSP+, ont eu tendance à cibler leurs prises de parole sur certaines populations et à mobiliser des registres de langage régulièrement désincarnés, chiffrés, globalisants, traduits dans des mots-concept, faisant peu de place aux « petits » problèmes du quotidien qui préoccupent prioritairement les Françaises et les Français.
Il nous faut retrouver une plus forte capacité d’empathie, réussir à parler du point de vue du vécu et du ressenti, prendre appui sur des expériences de vie concrètes, rendre accessible le langage, écouter pour comprendre et respecter ce que vivent les gens. Rémi Branco, vice-président du Conseil départemental du Lot, expert à la Fondation Jean-Jaurès, a par exemple bien expliqué les impacts de discours urbains surplombants dans son ouvrage Loin des villes, loin du cœur. La gauche veut-elle regagner les campagnes ?.
Le défi est de faire avec le réel, ne pas entamer l’estime de soi par des paroles involontairement blessantes ou méprisantes, réussir à s’adresser au meilleur en chacun de nous, sans renoncer à ses convictions et à sa volonté de transformation.
Il ne faut plus se contenter d’être en campagne le temps des élections. Il faut être en campagne tout le temps, et en même temps réinventer les méthodes et les rituels militants, qui servent plus à donner la satisfaction du devoir accompli qu’à viser l’efficacité de l’action politique.
Cela doit passer par aller au-devant des gens, là où ils sont en toutes occasions, et d’en profiter pour recréer du débat dans tous les espaces possibles, auprès de l’ensemble des citoyens, sans exclusive, à commencer par celles et ceux qui ne votent plus ou privilégient d’autres offres politiques. Cela suppose de ne rejeter aucune catégorie de la population par principe, y compris celles et ceux considérés comme racistes ou sexistes. Il s’agit, en somme, de n’abandonner personne. Ces moments d’échanges pourront être autant d’occasions de faire redescendre la fièvre par rapport aux peurs véhiculées par d’autres vecteurs, d’expliquer factuellement et précisément la nocivité du projet du RN, en ne se contentant pas d’un discours moralisateur.
S’il faut attaquer frontalement certains sujets, comme celui du racisme, de l’antisémitisme, du sexisme, l’amorce de discussion doit nécessairement prendre appui en première intention sur une stratégie de contournement visant à nouer la relation et à enrichir progressivement le contenu de l’échange.
Plutôt que les grands changements éloignés dans le temps et parfois anxiogènes, la tactique des petits pas peut permettre de convaincre davantage et d’être plus accessible, en prenant à bras le corps des problématiques familières et palpables.
Enfin, il semble important de ne plus alimenter la rhétorique d’extrême droite, en abandonnant certains référentiels réactionnaires qui nourrissent sa dynamique, à l’instar du récit des « oubliés » ou de « la France périphérique », tout en prenant réellement en considération les problématiques singulières qui s’expriment et tout en faisant la pédagogie de l’action collective, nécessairement complexe.
Incarner pour être désirable
La gauche doit être en capacité de se réemparer des enjeux présents mais surtout à venir, en proposant un projet enthousiasmant et convaincant, qui n’active pas inutilement les fantasmes et les peurs de perdre sa place, voire de ne plus avoir de place. Elle doit incarner le futur désirable plutôt que le passé ressassé.
Il conviendrait de réussir à modéliser et à rendre visuel ce projet d’avenir porteur d’espoir par d’autres formes de représentation que les traditionnels programmes. Chacun devrait pouvoir percevoir ce qui est attendu de lui et la vie qu’il pourrait mener en fonction des choix de société qui seront démocratiquement élaborés. Les exercices prospectifs ont déjà expérimenté de nombreux formats qui pourraient servir de guides.
La gauche pèche souvent d’être trop bonne élève, en ne s’adressant qu’à la seule raison, minimisant les angoisses existentielles, les représentations collectives irrationnelles, les ressentis, les perceptions subjectives et les traumatismes qui façonnent pourtant largement notre rapport à nous-mêmes, aux autres et au monde.
Il s’agira de ne pas déconnecter le local et le national, de nourrir les appareils partisans de ce qui se dit, se passe, s’invente sur les territoires, et de diversifier les profils mis en avant au sein des partis, dans les médias et sur les réseaux sociaux.
Au-delà de la parité et de la diversité indispensables, il conviendrait de redevenir attentifs à la variété territoriale des porte-voix. Faire campagne ou être issu de territoires ruraux, ultra-marins ou péri-urbains, a fortiori lorsqu’ils ne sont pas acquis à la cause, façonne un rapport particulier au politique, aux territoires ainsi qu’aux gens.
Au-delà des discours, la gauche devra être capable de proposer des figures physiques d’incarnation au moins aussi puissantes que celles proposées par l’extrême droite. Très attachée, à juste titre, aux pratiques démocratiques qui font place à l’horizontalité, une partie de la gauche devra aussi assumer le besoin de fabriquer des incarnations plus verticales, qui font figure d’autorité respectée, à la fois au niveau local et national, mais qui renouvellent néanmoins les pratiques politiques.
Tout cela pour dire qu’il n’y a pas que les institutions qu’il nous faut désormais réinventer si l’on entend véritablement transformer la vie politique et changer la vie tout court.
- 1François Ruffin, Je vous écris du front de la Somme, Paris, Les liens qui libèrent, 2022.
- 2Rémi Branco, Loin des villes, loin du cœur. La gauche veut-elle regagner les campagnes ?, Paris, La Tour d’Aigues, Fondation Jean-Jaurès, Éditions de l’Aube, 2024.
- 3Olivier Bouba-Olga, « Votes aux législatives : explorations géographiques », blog de l’université de Poitiers, 2 juillet 2024.
- 4Adrien Naselli, « Interview. Benoît Coquard : « Dans les campagnes en déclin, les discours de gauche sont invisibles ou d’emblée discrédités » », Libération, 27 juin 2024.
- 5Camille Bordenet, « Législatives 2024 : vote des champs et vote des villes, une question de diplômes plus que de géographie », Le Monde, 2 juillet 2024.
- 6Olivier Bouba-Olga et Vincent Grimault, « Ce qui explique vraiment les différences de vote RN entre les villes et les campagnes », Alternatives économiques, 5 juillet 2024.
- 7Sophie Courageot, « « Le Tour de France des oubliés » de Marine Le Pen fait étape à Sochaux », France 3 Bourgogne Franche-Comté, 22 février 2013.
- 8Laurent Davezies, L’État a toujours soutenu ses territoires, Paris, La République des idées/Seuil, mars 2021.
- 9Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Paris, Seuil, 2024.
- 10Pauline Virot, « Grandir dans un territoire rural : quelles différences de conditions de vie par rapport aux espaces urbains ? », Drees, 24 mars 2021.