Vers 1900, vu de France, l’Extrême-Orient suscite toutes les convoitises, les ambitions, mais aussi les angoisses. C’est dans ce contexte, alors que l’horizon international des socialistes français s’élargit, que Jean Jaurès affirme l’universalité des valeurs de la civilisation, reconnaît les droits des peuples asiatiques et défend les colonisés.
SYNTHÈSE
Au début du XXe siècle, l’horizon international des socialistes français s’est élargi. À l’heure de la mondialisation de l’économie et des impérialismes, après le partage colonial et alors qu’éclatent de nouvelles crises et qu’émergent de nouvelles puissances, le regard porté sur le monde doit nécessairement prendre en compte sa totalité.
La question d’Orient se posait auparavant. Elle se déplace et se complexifie. Elle ne concerne plus seulement pour les Européens les relations avec l’empire turc et les peuples qui appartiennent de plus ou moins bon gré à cet ensemble. L’Orient devient aussi celui lointain, mais désormais plus familier, de l’Indochine française, du Japon et de la Chine qui se confrontent à des offensives européennes sous diverses formes et à de sérieuses remises en question internes. Certes l’Inde continue à appartenir au domaine d’influence britannique et il n’en est que marginalement question chez les socialistes français. Mais au niveau international se constitue, à partir de 1905, avec le Bureau socialiste international, un espace de discussion commun dont Madeleine Rebérioux et Georges Haupt avaient entrepris l’étude (L’Internationale et l’Orient, Cujas, 1967).
Comment Jaurès lui-même réagit-il à ces évolutions ? Les perçoit-il et quelles analyses propose-t-il aux socialistes et à la République ? Quel rôle doit être celui de l’Internationale ? À ces questions complexes, Jaurès n’apporte pas des réponses simples et immuables. Dans la lignée de Gambetta et de Ferry, il a soutenu la politique d’expansion coloniale de la République française. Le jeune Jaurès est résolument colonial et patriote, et son horizon culturel profondément européen. Et s’il est converti à l’Internationale, il ne l’est pas pour autant pleinement à l’internationalisme.
Mais dès avant son adhésion au socialisme, le futur fondateur de L’Humanité manifeste un attachement profond à l’idée d’universalité humaine, grand acquis des Lumières, dont Guillaume II représente l’exacte antithèse.
Alors que la politique coloniale française est confortée par le ralliement radical à la colonisation qu’illustre la nomination de Paul Doumer comme Gouverneur général de l’Indochine, Jaurès en perçoit de plus en plus les dangers et surtout prend conscience de l’antagonisme entre les aspirations des peuples colonisés et les réalités effectives de la domination française.
La guerre entre la Russie et le Japon en 1904-1905 ouvre pour lui une nouvelle ère des relations internationales : d’abord le risque de guerre internationale revient au premier plan, comme il l’expose dès février 1904 dans son discours de Saint-Etienne, ensuite la victoire japonaise, préférée à l’issue inverse, marque le début d’un rééquilibrage du monde. Ces bouleversements comportent des dangers, mais pour Jaurès, ils accompagnent une universalisation du monde, nécessaire à la constitution d’une humanité vraiment totale.
Mais ce que Jaurès n’admet vraiment pas, d’abord et fondamentalement, c’est la brutalité, la barbarie agrémentée de bonne conscience des puissances européennes. Il n’hésite pas à exprimer son indignation. Il se détache ainsi progressivement de la logique impérialiste et appelle à une rupture fondamentale avec l’européocentrisme. Manifestant un souci croissant de l’intégrité territoriale de la Chine, dont il promeut la liberté commerciale, il exprime même un refus de principe des conquêtes territoriales. S’il est difficile de qualifier la position de Jaurès d’anticolonialiste, ne serait-ce que parce que le terme est anachronique, il reste que la question coloniale, humainement, le révolte. C’est d’abord une revendication de justice qu’il entend porter. Et s’il est peut-être davantage impliqué dans les questions qui concernent l’Afrique du Nord, le Proche-Orient arabo-musulman et turc voire le Moyen Orient perse, il n’en réclame pas moins, pour l’Extrême-Orient, un substantiel changement d’orientation de la politique coloniale, le respect des droits et l’égalité internationale des nations.
La révolution chinoise, qui proclame la République (1911), reprend et diffuse les principes de la Révolution française, passionne Jaurès. Elle lui semble attester cette évolution vers une universalité humaine. Il comprend donc que Japon, Chine et Inde font partie intégrante de la civilisation et peuvent même avoir raison contre la puissance européenne. Plus encore, dit-il, ces pays sont en passe de constituer « le trépied formidable […] de l’Asie réveillée ». La question posée est de savoir selon quelles formes et modalités ce réveil aura lieu, si la barbarie portée par la guerre généralisée peut être évitée et si un langage commun avec l’Europe permettra en fin de compte d’assurer le caractère universel de l’Internationale.