La communauté mise en place depuis le début du confinement par la Fondation Jean-Jaurès, l’Ifop et Le Point touche à sa fin. Ce groupe de trente Français suivi durant les cinquante-cinq jours de confinement dresse aujourd’hui un bilan des premiers jours de liberté retrouvée, où l’anormal semble côtoyer la défiance vis-à-vis d’autrui, amenant les uns et les autres à une certaine prudence.
« Je remets mon évasion à demain »
Se souviendra-t-on du 11 mai 2020 comme une date historique dans la crise du Covid-19 ? Il est évidemment trop tôt pour le dire, tant la crainte d’une seconde vague épidémique est forte, notamment en « zone rouge ». Comment se préparer à vivre avec le virus alors que l’on apprend l’émergence de nouveaux foyers en France et la recrudescence du nombre de contaminations dans certains pays déconfinés ? « Quand on commence à lire ce qui se passe en Allemagne ou en Chine, où les cas réapparaissent, on voit que la marge de manœuvre est vraiment faible », s’inquiète Jean-Louis, Parisien de 58 ans. Alors, certains n’hésitent pas à prolonger leur confinement. « Aujourd’hui, je me suis réveillée en pensant que je suis en liberté mais surveillée de près et l’angoisse est toujours présente, je remets mon évasion à demain », commente Malika, qui réside aussi à Paris. « Les gens se sentent plus en sécurité chez eux et n’osent pas se confronter à l’extérieur. Dehors est hostile désormais… On nous l’a assez ‘rabâché’ », poursuit Camille, Nantaise de 35 ans.
Tous nos participants n’ont donc pas vécu ces premiers jours de déconfinement de la même façon. Certains, que rien ne force à sortir, préfèrent attendre encore un peu. D’autres, parce qu’ils poursuivent le télétravail ou continuent de garder leurs enfants à la maison, reportent au week-end l’occasion de profiter des nouvelles marges de liberté offertes par cette nouvelle étape. Plusieurs ont repris le travail sur site, s’arrangeant le plus souvent pour éviter les transports en commun, oscillant entre le plaisir d’avoir retrouvé un semblant de vie sociale avec leurs collègues et une certaine anxiété. « Reprise du travail aujourd’hui, j’ai mangé dans ma voiture, je ne me sens pas prêt à manger avec d’autres personnes autour de moi », rapporte Cédric, employé dans le commerce. « Au travail, une collègue a menacé de se mettre en arrêt maladie si ses collègues ne portaient pas le masque en continu. Cela peut générer une charge d’angoisse massive pour des personnes fragiles », raconte pour sa part Coralie, 35 ans, qui vit dans l’Hérault. Le retour dans les bureaux est d’autant moins réjouissant qu’il s’accompagne du respect d’un certain nombre de nouvelles réglementations sanitaires très contraignantes. Et puis, il y a ceux qui avaient tout planifié pour ces premiers jours de « semi-liberté », même s’ils ont été freinés dans leur élan par le mauvais temps, « ironie du sort ». « C’est pluvieux et maussade… On ne pouvait pas rêver pire. C’était loin d’être la fête », rapporte Sabrina, 36 ans, résidant à Troyes. Très peu, parmi nos participants, se sont précipités dans les magasins, par manque d’envie mais aussi par peur, souhaitant pour le moment limiter leurs sorties au « strict nécessaire ». Beaucoup ont, en revanche, privilégié les rendez-vous chez le coiffeur, les balades à pied, les « tours pour rien » en moto ou en voiture à plusieurs dizaines de kilomètres de chez eux… Et surtout les repas en famille ou entre amis. Ainsi, la joie qui se lit dans un certain nombre de témoignages relève le plus souvent de ces retrouvailles avec les proches, malgré la difficulté de respecter les gestes barrières et de limiter les embrassades… qu’on finit parfois par se permettre. Les dîners ou apéros partagés prennent une toute autre dimension après deux mois d’échanges virtuels. « Le très bon moment de cette journée aura été d’enfourcher mon vélo en début de soirée pour aller diner avec ma compagne chez des amis. Je ne pensais pas que ça allait faire autant de bien de partager une simple soirée avec des amis », rapporte Stéphane, trentenaire qui vit à Villeurbanne. « Les apéro-visio, je n’en peux plus et surtout, nous aimons bien vivre dans un appartement ‘habité, vivant’ avec du bordel quoi ! Alors l’appartement nickel avec rien qui traîne et où l’on retrouve tout, ça devient insupportable », confie pour sa part Jean-Louis.
« C’est le retour à l’anormal »
Les récits recueillis témoignent cependant de sentiments et d’attitudes très différents entre optimisme, impatience, angoisse et attentisme. Une seule chose est sûre, l’enthousiasme franc et massif n’est pas de rigueur, tant l’incertitude demeure forte. Ils sont nombreux à exprimer leurs appréhensions face à ce que certains qualifient ironiquement de « retour à l’anormal ». Le 11 mai 2020, loin d’apporter toutes les réponses, représentait un cap à passer, une date à attendre. Mais, depuis, la situation semble comme « flottante », sans réelle perspective. « La révolution tant attendue n’est pas arrivée. Toujours la même incertitude sur l’avenir, toujours les mêmes doutes, les mêmes angoisses, toujours les mêmes alertes aux infos », s’inquiète Nicolas, Parisien de 23 ans. Et il est loin d’être le seul à être angoissé. D’après un sondage Ifop, réalisé les 5 et 6 mai dernier, le sentiment d’inquiétude face au coronavirus pour soi et sa famille reste très élevé, à 76%. Les images qui circulent sur les rassemblements le long du canal Saint-Martin à Paris ont marqué les esprits. Elles nourrissent de fortes craintes pour la suite et, chez certains, un agacement non feint vis-à-vis de ceux « qui n’ont rien compris et mettent les autres en danger ».
Les discours varient cependant d’un participant à l’autre, d’un territoire à l’autre. La situation n’est évidemment pas la même, en zone rurale, dans les petites villes ou au sein des grandes agglomérations, notamment pour tout ce qui concerne le respect des gestes barrières. Pour les habitants des métropoles situées en « zone rouge », l’équation se révèle d’autant plus complexe : comment garantir le « bon équilibre », pour reprendre l’expression du Premier ministre dans son allocution du 7 mai dernier, entre la reprise de la vie normale et le respect des précautions alors même que les points de contact sont mécaniquement plus nombreux ? Plus globalement, le strict respect des gestes barrières, quand on y réfléchit, relève quasiment de l’impossible. Et les plus vigilants en font très vite l’expérience, comme Nicolas, chez son coiffeur : « C’est très étrange de se faire couper les cheveux avec un masque sur la tête. Un livreur est venu dans la boutique. Le coiffeur récupère le colis puis reprend les ciseaux sans se laver les mains. Si le virus était sur le carton, c’est trop tard ». Adrien, jeune étudiant dans l’Hérault, s’inquiète pour sa part de la mauvaise utilisation du masque : « tout le monde touche son masque pour le remettre en place en permanence, je doute de son efficacité complète ». À Paris, l’impossibilité de respecter les consignes de distanciation sociale dans certains lieux, notamment dans les transports en commun, vient cristalliser les angoisses : « Je suis inquiète pour mes parents qui sont partis travailler, très inquiète par rapport aux transports, je savais que ça allait être compliqué », raconte Anaïs, jeune étudiante résidant à Grigny. Beaucoup mettent alors en place de nouvelles stratégies. Certains font la queue chez Decathlon pour s’acheter un vélo, quand d’autres privilégient la voiture ou sont prêts à prendre trois bus différents pour éviter le tram ou le métro.
Au-delà de la peur de contracter le coronavirus au contact des autres, le respect des nouvelles normes sanitaires rend aussi les sorties plus contraignantes. Pour Jean-Louis, ce Parisien de 58 ans, c’est « une routine dans laquelle on ne souhaite pas s’installer, où on ne doit rien laisser au hasard, ni rien oublier ». « On se sent mal, muselé, maladroit, on a presque envie de vomir dans nos masques mal cousus », ajoute Arnaud, trentenaire qui vit en Seine-Saint-Denis. À l’extérieur, si les piétons ont progressivement refait leur apparition dans les rues, « l’ambiance est sinistre », témoigne Nicolas. « Je trouve que c’est pesant, lourd, oppressant. Tous ces gens en masque, qui s’évitent… Si le monde de demain c’est ça, rendez-nous le monde d’avant », poursuit-il. Ils sont plusieurs à sentir cette nouvelle tension dans les regards, qui concentrent toutes les émotions de nos visages masqués. « Les gens sont devenus froids et craintifs les uns envers les autres. Tout le monde a peur de ce que potentiellement l’autre lui refilera », rapporte Stéphane. « Tout le monde se scrute. On sent une certaine tension, cela me met mal à l’aise », ajoute Sabrina. Ce monde où la méfiance rivalise avec le « sans contact » est loin de faire rêver et de s’accorder aux espoirs suscités par le déconfinement. Les images d’enfants jouant seuls dans des carrés dessinés à la craie pendant la récréation en constituent une triste illustration. Khaled, Roubaisien d’une quarantaine d’années, père de quatre enfants dont trois scolarisés, ne regrette pas son choix. Il n’était pas volontaire pour le retour de ses enfants en classe. « Je trouve cette école de distanciation profondément triste », avoue-t-il. « J’ai hâte que les enfants retrouvent la vraie école, celle d’avant, celle des jeux, des embrassades, des loups, des échanges, du partage. »
« Comment va-t-on pouvoir changer les choses ? »
Derrière ce nouveau « champ de guerre », les angoisses sur les conséquences économiques du Covid-19 sont également très fortes. Pour ceux qui restent contraints au chômage technique ou qui sont à la recherche d’un emploi, le contexte devient extrêmement pesant. « Ce que j’appréhende le plus, c’est le fait de ne pas pouvoir travailler. J’ai peur qu’un fossé se creuse socialement entre mes proches qui travaillent, et moi qui reste chez moi. Il y a une vraie inégalité », s’alarme Nicolas, qui travaille dans le secteur culturel. De son côté, comme plusieurs étudiants de notre communauté, Adrien, obligé de trouver une alternance pour valider son master, est très soucieux car « beaucoup d’entreprises ont mis en stand-by les recrutements ». Il y a aussi ces entreprises contraintes de mettre la clé sous la porte et notamment ces nombreuses enseignes, dont les affiches « À vendre » ou « À louer » laissent facilement envisager les drames économiques et humains qui se jouent derrière. Après une semaine de déconfinement, plusieurs notent que le gouvernement est « moins visible », se fait moins entendre d’où de fortes interrogations sur « la prime de 1 000 euros promise aux salariés ayant été présents dans leur entreprise au plus fort de la crise » ou sur la reconnaissance sonnante et trébuchante des services de santé. « Tout cela semble bien incertain », s’inquiète Nadine, retraitée à Paris.
Sur la gestion du déconfinement par le gouvernement, les avis sont évidemment partagés. Mais, plusieurs continuent de noter de fortes incohérences. La réouverture des écoles est toujours loin de convaincre. Les masques tardent à être disponibles facilement et en nombre sur tout le territoire. Quant à la stratégie en matière de tests, le flou persiste. Certaines mesures surprennent « les brigades d’anges gardiens, des bénévoles qui vont être formés pour tester les personnes ! C’est fou, non ? », s’interroge Anne, femme de médecin en région parisienne. Ils sont, cependant, plusieurs à penser que la réussite du déconfinement dépend avant tout des citoyens, « du civisme dont chacun fera preuve ». Alors que beaucoup ont arrêté de suivre le flot continu d’informations sur le coronavirus et les prises de parole gouvernementales, cette réappropriation citoyenne de la lutte contre le virus peut s’interpréter de différentes façons. Elle semble cependant marquer chez certains, au-delà de la colère, une prise de distance froide et toujours plus grande avec nos politiques, comme si leur capacité à nous protéger et à nous projeter dans un autre monde était profondément (définitivement ?) remise en cause, comme s’ils devenaient de plus en plus inaudibles. Seul le pouvoir local, notamment à travers les maires et les présidents de région, semble encore sortir son épingle du jeu. Mais pour combien de temps ? Pour l’avenir, Anne, selon les jours, oscille entre optimisme et pessimisme. « Comment va-t-on pouvoir changer les choses ? Peut-on avoir une force populaire suffisamment forte pour faire bouger le pouvoir ? »
La communauté mise en place par la Fondation Jean-Jaurès, l’Ifop et Le Point touche à sa fin. Les nombreux messages de remerciements que nous avons reçus montrent que, pour nos participants, cet exercice quotidien s’est invité comme un repère important dans leur vie confinée. « Le fait de mettre par écrit nos émotions, nos états, notre vie pendant ce confinement m’a été d’une grande aide », « devoir me raconter, prendre du recul par rapport à l’actualité, analyser mes émotions m’ont je pense vraiment permis d’évacuer le stress, la colère, les angoisses ». Un grand merci à nos 33 participants pour ces cinquante-cinq jours passés en notre compagnie.