La Fondation a lancé depuis le début du confinement avec Le Point et l’Ifop un dispositif inédit pour suivre un groupe de trente Français – hommes et femmes, âgés de 20 à 75 ans, répartis sur l’ensemble du territoire national – dans leur vie quotidienne, les faire réagir à l’actualité et à l’évolution de la pandémie, et voir comment ils s’organisent dans les multiples aspects de leur vie. Jérôme Fourquet et Marie Gariazzo livrent ici le septième épisode de ce journal de confinement, le dernier avant le début du déconfinement progressif.
« Nous sommes dans une incertitude perpétuelle »
À quelques jours du 11 mai 2020, l’incertitude l’emporte sur tout le reste. L’épreuve du confinement avait ceci de collectif que les mêmes règles s’appliquaient pour tous, partout en France. Avec le déconfinement progressif qui s’annonce, l’approche se veut plus différenciée localement, selon les écoles, les secteurs d’activité et les entreprises, de sorte qu’il est extrêmement compliqué de savoir « à quelle sauce nous allons être mangés ». Le plan du gouvernement dessine quelques grandes lignes, mais les conditions requises et les adaptations possibles sont telles qu’il est difficile de se projeter personnellement. Rouge, vert, ces nouveaux codes couleurs s’invitent dans les discussions, comme si tout était suspendu à cette mention chromatique. « Nous avons besoin de clarté… On entend des nouvelles rassurantes mais aussitôt après rien ne va plus. Un moment on se prend à espérer et dans la minute qui suit on se demande quand est-ce que cela va s’arrêter », commence Maryvonne, retraitée dans le Morbihan. « J’avais des questions avant l’allocution du Premier ministre. J’en ai davantage après », ajoute Nicolas, jeune Parisien qui travaille dans le secteur culturel et se sent totalement oublié, « mis de côté ». « C’est comme si mon travail, ce que je fais depuis dix ans, ne nécessitait pas autant d’attention que le sort réservé aux hôtels, restaurants ». Son constat fait écho à la tribune publiée dans Le Monde du 30 avril dernier par un collectif de nombreuses personnalités du monde de la culture, qui appelle à une prolongation des droits des intermittents du spectacle d’une année, au-delà des mois où toute activité aura été impossible. Ce flou persistant sur l’après 11 mai, même si on en comprend les raisons, maximise les inquiétudes et renforce chez certains la défiance vis-à-vis du gouvernement. L’absence de masques dans les pharmacies à quelques jours de la « reprise » enfonce le clou et alimente le doute sur son niveau de maîtrise. « Ce matin j’ai écouté Olivier Veran sur France Inter. Qu’est-ce qu’il a dit ? Mais rien, rien, rien de nouveau. Il tourne en boucle avec ses gestes barrières et ses masques qu’on n’a pas. Mais on fait comme si on les avait », s’agace Anne, habitante du Val-de-Marne. D’après un sondage Ifop, réalisé les 28 et 29 avril 2020, soit après la prise de parole d’Édouard Philippe devant l’Assemblée nationale, plus de six Français sur dix (62%) ne font pas confiance au gouvernement pour préparer le pays au déconfinement à partir du 11 mai prochain.
« Il faut continuer à vivre mais le déconfinement me terrorise »
Certes, l’adhésion est massive à l’idée qu’il faut déconfiner sans trop tarder et apprendre à « vivre avec le virus ». « Nous n’allons pas rester douze ou dix-huit mois enfermés dans nos maisons à attendre qu’on trouve un vaccin ». Pour de nombreuses raisons, à la fois économiques, sociales et psychologiques, il semble important d’amorcer cette nouvelle étape. En ce début de mai, le sentiment d’oppression et le manque de liberté s’expriment d’ailleurs avec force dans les foyers confinés. Les tensions sont visibles et les témoignages plus nombreux sur les disputes qui s’invitent au sein des couples ou des huis clos familiaux. « Les crises sont journalières, c’est très très dur », avoue Juliette, mère de deux enfants en bas âge. « C’est le printemps, bientôt l’été mais tout est gelé. Hier, il y a eu un clash entre mon beau-frère et sa mère, cela a mis tout le monde KO », raconte Arnaud, confiné avec sa femme, ses enfants et sa belle-famille. Pour toutes ces raisons, certains veulent aller vite, avouent que si le confinement était prolongé, ils n’hésiteraient pas à braver certains interdits. « Quand j’entends des gens qui disent que le déconfinement est trop tôt, comment peuvent-ils dire cela ? Vivent-ils dans un appartement sans balcon ? À quatre ou cinq dans 30 mètres carrés ? Sont-ils seuls ? (…) Si nous respectons les règles sanitaires, il n’y a pas de raison à ne pas sortir du confinement », s’agace de son côté Catherine, qui vit à Saint-Jean-de-Luz et reconnaît les avantages d’être en « zone verte ». Chez d’autres, la perspective du déconfinement inquiète voire « terrorise ». L’oppression qu’ils ressentent ne vient pas tant du fait de se sentir enfermé que de l’extérieur. Ils évoquent les gens déjà très nombreux dans les rues, ne portant pas de masques, ne respectant pas la distanciation ; autant de signes inquiétants pour la suite. Ils sont plusieurs aussi, notamment parmi ceux qui vivent avec des personnes à risque, à craindre d’être obligés de retourner travailler, avec l’angoisse d’être contaminés dans les transports, au contact d’une poignée de porte mal nettoyée, au moment de croiser un collègue dans un couloir exigu, etc. À l’approche du déconfinement, le sentiment d’inquiétude face au coronavirus pour soi et sa famille remonte. D’après nos sondages, il concerne 78% des Français, soit trois points de plus par rapport à la précédente mesure effectuée il y a quinze jours.
« C’est un vrai casse-tête »
Qu’on l’attende ou le redoute, au-delà de l’adhésion de principe, le déconfinement se révèle dans la pratique un véritable « casse-tête ». Plus on se projette dans son organisation concrète, plus l’abîme de questionnements est immense. Les nouvelles contraintes anticipées et la discipline imposée au quotidien ont tout sauf le goût de la liberté retrouvée. « Aller au resto avec un masque, me laver 36 fois les mains au gel hydro-alcoolique et me méfier de tout et de tout le monde, dans ces conditions, ça n’aura aucune saveur », regrette Khaled, qui travaille dans le domaine de la grande distribution à Roubaix. Les protocoles auxquels certains ont déjà eu accès pour préparer leur retour au travail suscitent parfois une forme d’abattement devant l’ampleur de la tâche. « Je suis découragée à l’avance en pensant à la nouvelle vie qui nous attend, j’ai perdu mon esprit combatif », s’inquiète Laurence, confinée avec ses parents âgés, en pensant à sa rentrée prochaine dans l’école où elle travaille en tant qu’assistante de vie scolaire. Valentine, assistante maternelle dans le Grand Est, est plutôt rassurée de ne pas reprendre le travail tout de suite devant le nombre de consignes à respecter pour accueillir les enfants : « Je ne dois pas accueillir les parents dans la maison. Les enfants doivent se changer en arrivant dans une pièce, lavage des mains et du visage. Les parents doivent fournir le repas qui doit être industriel. Désinfection plusieurs fois par jour, des jouets, toilettes, robinets… Le soir quand ils sont partis, désinfection du sol, jouets, lits, chaises… ça va être une sacrée charge de boulot ! »
Le retour à l’école occupe une place importante dans les préoccupations. Les parents se montrent très partagés. Certaines familles craignent d’exposer leurs enfants au virus et n’envisagent pas de les remettre à l’école pour le moment, surtout quand il y a des personnes à risque ou des facteurs de comorbidité à l’intérieur du foyer. D’autres sont en revanche impatients d’un retour en classe pour limiter l’effet « cocotte-minute » du confinement et pouvoir continuer à travailler dans de meilleures conditions. Mais, sur le retour à l’école, comme sur beaucoup d’autres choses, tout est justement question de « conditions ». Si les parents concernés se sont prêtés au jeu du questionnaire municipal pour savoir s’ils avaient ou non l’intention de mettre leurs enfants à l’école après le 11 mai, tous se montrent extrêmement perplexes sur la pertinence de cette démarche. Car leur décision finale est bien entendu conditionnée par ce qui sera mis en place localement. La litanie des questions qui se posent paraît sans fin : « Les enfants seront-ils accueillis tous les jours ? Toute la journée ? Comment se passera la cantine ? Les temps périscolaires seront-ils assurés ? Comment seront organisées les entrées et sorties de classe ? ». À deux mois des vacances scolaires, les problèmes d’organisation l’emportent largement sur la question des apprentissages. Le retour au travail des parents n’est possible que si les conditions d’accueil des enfants le permettent. Or, en l’état, beaucoup de parents doutent de cette réalité. Les enseignants, de leur côté, s’inquiètent de la charge de travail supplémentaire que demandera la poursuite des cours à distance en même temps que les cours en présentiel. Ceux qui ont déjà réinvesti les locaux pour préparer cette « drôle de rentrée » mesurent également la complexité des aspects pratiques. Anne, enseignante dans un collège du 94, raconte : « Lundi, nous étions entre vingt et trente dans un lieu qui accueille chaque jour cinq cent élèves et environ cinquante adultes. Et on se rend très vite compte que porter un masque toute la journée c’est compliqué surtout quand on doit beaucoup parler. Et puis il en faudrait plusieurs car quand on veut boire ou manger, on enlève son masque, on le pose sur une table puis on le remet. Très vite on oublie les gestes barrières, quand un collègue vous montre par exemple quelque chose sur son ordinateur… ». Cette complexité organisationnelle, associée à l’idée qu’il sera impossible d’éviter les risques de contamination, rend également perplexes ceux qui n’ont pas d’enfants et qui voient dans ce « branle-bas de combat », une perte d’énergie et une prise de risque injustifiée voire inutile. D’après un sondage Ifop, réalisé juste après l’intervention du Premier ministre le 28 avril, plus de deux Français sur trois sont opposés à la réouverture des écoles primaires à partir du 11 mai prochain (68%). Ils sont également une majorité à être opposés à la réouverture des collèges à partir du 18 mai prochain dans les départements où la circulation du virus est faible (55%) ainsi qu’à la réouverture conditionnelle des lycées repoussée au moins de juin avec une prise de décision fin mai (51%). Le fait que l’AP-HP confirme récemment le lien entre le Covid-19 et l’inflammation cardiaque touchant des enfants accueillis en réanimation dans certains hôpitaux, notamment à Paris, ne fait que renforcer les inquiétudes.
« Quoi que l’on fasse, il y aura toujours une faute »
Quant à la reprise du travail sur site, elle se révèle également complexe dans de nombreux cas, les locaux n’étant pas toujours adaptés pour respecter la distanciation sociale, les matériels pas toujours disponibles pour protéger les salariés. « On imagine bien que quoi que l’on fasse il y aura toujours une faute », confie Claudie, qui vit dans l’Hérault. Dans la continuité des mesures présentées par Édouard Philippe le 28 avril dernier, de nombreuses entreprises ont déjà annoncé vouloir prolonger les mesures de télétravail au-delà du 11 mai 2020. Cela réjouit ceux qui se sont très bien adaptés à ce nouveau mode de travail, notamment parmi les cadres, et aimeraient qu’il soit davantage développé à l’avenir. D’après un sondage Ifop, 70% des cadres (en télétravail depuis de début de la période) aspirent à ce que cette organisation du travail dictée par la crise sanitaire se prolonge et ne soit pas passagère. « Cette période de deux mois démontre que les salariés peuvent le faire, que les entreprises peuvent sauter le pas et que les dernières barrières pourront alors céder. Il faudra évidemment structurer ces nouvelles façons de travailler, mais j’ai espoir que le monde professionnel y parvienne », espère Laurent, chef de service dans une collectivité locale. « On a décidé de manière collégiale que le télétravail va devenir une vraie composante de notre future façon de travailler et pas seulement pour les trois prochaines semaines mais plutôt pour les trois prochaines années », se réjouit de son côté Jean-Louis. Ce Parisien de 58 ans apprécie, cependant, de pouvoir cumuler le télétravail et le travail sur site. Il reconnaît que la réintégration des bureaux nécessite une logistique et une discipline importantes, mais que « la joie de retrouver une partie des collègues » lui fait le plus grand bien. La situation n’est évidemment pas identique pour ceux qui vivent de plus en plus mal le confinement et aimeraient reprendre leur activité professionnelle à l’extérieur. C’est évidemment plus souvent le cas des parents de jeunes enfants qui éprouvent de réelles difficultés à cumuler télétravail, école à la maison et gestion des enfants. Pour tous ceux qui, de leur côté, s’apprêtent à repartir travailler sur site après une période de chômage partiel, la question des transports en commun, quand elle se pose, est particulièrement délicate. Beaucoup ont du mal à s’imaginer de voir les mesures barrières respectées dans cet environnement, sans par ailleurs créer des temps d’attente supplémentaires. Au stress d’être contaminé s’ajoutera donc celui d’arriver en retard, preuve que la situation risque d’être rapidement tendue. Dans ce contexte, certains espèrent que les mobilités douces (parce qu’individuelles) auront de beaux jours devant elles, mais le recours à la voiture risque aussi de repartir de plus belle… ce qui viendrait mettre à mal les bénéfices en matière de pollution que la crise du Covid-19 a générés malgré elle. « À l’heure de l’écologie, il faudra sans doute prendre son véhicule plus souvent, et les masques jetables dans les transports vont engorger nos poubelles. » Le déconfinement s’annonce donc comme un véritable nœud gordien, pour l’État comme pour les Français.