Hommage à Roger Godino

Éric Lombard, directeur général de la Caisse des dépôts, a rendu hommage à Roger Godino, disparu le 18 septembre 2019. Cet hommage lors des obsèques s’est accompagné de celui de Bernard Spitz.

Chère Isabelle,
Chers Aude, Flo, Oscarine, Sophie, Édouard,
Très cher Roger, je vais m’essayer au portrait impressionniste pour dire, au-delà de l’admiration, la profonde affection qui te liait à tant d’entre nous. 

« Construire l’imaginaire », le troisième et dernier opus portant ce titre, publié en 2017, est sous-titré « l’itinéraire d’un entrepreneur savoyard ». Je lis la dédicace que tu y as inscrite : « un titre pour le livre de ma vie ». Toute ta vie tu as construit l’imaginaire en effet.
Tu évoques dans ce livre, le plus personnel, ton enfance savoyarde de petit-fils d’un sans-papiers italien. Ce grand père aimait le travail, travail qui s’identifie à une œuvre, écris-tu. Toi aussi tu as été artisan, en quelque sorte, un artisan de l’imaginaire. 
Ton père, cordonnier à Chambéry, a été attentif à ce que tu fasses les études dont il avait été privé. Tu as fait efficace comme toujours, à 25 ans tu étais diplômé de l’X, Harvard et Polytechnique. 
Quand il a fallu se porter volontaire pour l’Indochine, tu n’as pas hésité, mais ce fut une vraie sale guerre sur le croiseur Gloire. Tu es devenu mendésiste parce que Mendès avait fait la paix. 
Et tu t’es marié avec Marcelle Biollay, ta première femme. Ensemble, vous avez eu Aude, il y a de très jolies photos de vous trois dans ce livre.

Notre rencontre, avec beaucoup de ceux qui sont ici ce matin, date de décembre 1985. Les experts économiques qui devaient préparer l’élection de Michel Rocard à la présidence de la République en 1988 étaient rassemblés au 266 boulevard Saint-Germain, le siège de la campagne. Le 266 !
J’y étais, avec Bernard, jeune néophyte en politique et très enthousiaste de rentrer dans ce cercle. Au milieu d’un débat animé, une voix puissante avec une trace d’accent savoyard s’est élevée, pour dire des choses que j’ai trouvées simples et fortes. De ce moment, tu es devenu pour moi et beaucoup d’entre nous un inspirateur et notre leader. Le groupe des Arcs est né peu après, et tu l’as nourri avec cette façon unique d’obtenir beaucoup des personnes qui t’entourent sans jamais rien leur demander ou presque.

Je ne t’ai pas connu quand tu créais les Arcs, que tu construisais une station de ski ad nihilo avec d’immenses talents comme Charlotte Perriand, tu m’en as reparlé il y a dix jours, Bernard Tailleferre et Robert Blanc, que tu évoquais. Mais j’ai connu le résultat, cette station magnifique où nous avons si souvent skié et avec tant de joie.
Et surtout, j’ai vu ton bonheur d’y être chez toi et d’avoir réussi cet exploit d’avoir construit un lieu à toi, superbe, où tu accueillais, avec Carole, tous les êtres que tu aimais. Autour du chalet, toutes ces fêtes si chaleureuses, les randonnées avec Picoud qui se terminaient chez Belliou ou à Villaroger. Le bonheur de rentrer bien au chaud au chalet, le petit sentier qui y mène en pleine neige, la cheminée et les énormes tapis, et la vue sur la vallée en attendant le dîner. 
Nous pensons à Carole, avec qui tu nous as offert ces moments, évidemment. 

Je me souviens aussi de Michel Rocard, Dominique Strauss-Kahn ou Alain Richard, qui, pris dans l’ambiance, dévalaient les pentes au-delà du raisonnable, il y a eu des rencontres inopinées avec des sapins. Flo nous battait tous, avec son sourire si gentiment moqueur. 
Les Arcs, c’est un lieu où tu ne cessais de construire : car outre le groupe des Arcs, il y avait les arts. 
Je veux parler de la création avec Yves Petit de Voize en 1974 de cette merveilleuse Académie-Festival des Arcs, qui a marqué la vie de centaines de jeunes musiciens, dont certains sont devenus les figures marquantes de la vie musicale européenne.
Ta fidélité aux musiciens t’a d’ailleurs conduit après ton départ des Arcs, à des actions de mécénat plus que généreuses m’a rappelé Yves : l’achat d’un Stradivarius, la création du festival de Pâques de Deauville, le prêt de tes locaux de Montparnasse à diverses associations musicales…
Et puis, peu à peu, de politique en concerts, en passant par Action contre la faim, À gauche en Europe, les Gracques et michelrocard.org, tu es devenu patriarche.
Avec Isabelle, tu as veillé à réunir enfants et amis tout en continuant à envoyer des notes à nos amis ministres ou présidents de la République. Tu as contribué à l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, cela t’a réjoui, tu y as vu un aboutissement. Tu as su faire quelque chose de rare, maintenir les liens, tous les liens. Avec toujours cette merveilleuse générosité et cette curiosité de chaque instant que tu avais pour chacun.
Je venais prendre de tes nouvelles et de celles d’Isabelle, et c’est toi qui prenais des miennes et de celles de mes enfants. Lors de notre dernier dîner, nous avons fait encore des projets, tu as évoqué ce 90e anniversaire à venir. 
Notre amitié s’était encore approfondie ces dernières années, et j’y associe Isabelle. Aujourd’hui, tu vas rejoindre Michel Rocard, qui disait votre vigoureuse et profonde amitié. La bataille pour l’organisation de la planète se poursuivra là-haut.
De notre côté, nous allons suivre ta fameuse recommandation : laisser la neige se tasser…

Lors des obsèques de ton ami Robert Lion, jeudi dernier, le prêtre nous a dit que ce qui restait des personnes disparues, c’était le souvenir que nous gardions de leurs qualités, et que c’était cela la résurrection : de ce point de vue, cher Roger, tu n’es pas près de mourir.

 

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