François Mitterrand, l’Union de la gauche et la diplomatie américaine, 1972-1981

La Fondation a réuni le 4 décembre 2018 de nombreux historiens et témoins à l’occasion d’une journée d’études consacrée au Parti socialiste et à l’international durant les années 1970, période charnière tant pour le socialisme français que pour la mondialisation économique et politique. Frédéric Heurtebize est revenu sur les liens particuliers entretenus par François Mitterrand avec les diplomates et responsables politiques américains, de la mise en place du Programme commun en 1972 à l’arrivée au pouvoir en 1981, synonyme d’entrée au gouvernement de quatre ministres issus du Parti communiste.

Le 27 juin 1972, socialistes, communistes et radicaux de gauche signaient le Programme commun de gouvernement, scellant ainsi l’Union de la gauche ; neuf années plus tard, la gauche arrivait au pouvoir pour la première fois depuis l’instauration de la Ve République. La stratégie promue et mise en œuvre par François Mitterrand après le congrès d’Épinay avait porté ses fruits : premièrement, le rapport de force à gauche s’était inversé en faveur des socialistes au détriment des communistes ; deuxièmement, parce qu’elle apparaissait plus modérée, la gauche emportait l’Élysée puis, à une large majorité, l’Assemblée nationale.

Outre-Atlantique, les dirigeants américains manifestèrent leurs inquiétudes. En France, estimait-on, un tabou était tombé : pour la première fois depuis 1947, et tandis que la fin de la détente engendrait de nouvelles tensions entre Washington et Moscou, des communistes intégraient le gouvernement d’un pays d’Europe occidentale. Ces appréhensions furent rapidement balayées toutefois. Missionné par Ronald Reagan, le vice-président George Bush sortit rassuré de son entretien avec le nouveau chef de l’État le 24 juin 1981.

Cette contribution ne propose donc pas d’analyser la réaction américaine à l’élection de François Mitterrand en mai 1981, mais plutôt d’étudier l’attitude qu’adopta ce dernier afin de faire accepter l’idée d’une participation des communistes dans un gouvernement français auprès des dirigeants et diplomates américains après la signature du Programme commun. Quelle importance accordait-il à l’assentiment ou, pour le moins, à la neutralité des États-Unis vis-à-vis de ses ambitions et, surtout, de son alliance avec le Parti communiste français ? Peut-on parler de stratégie à proprement parler ? Quels furent les éléments favorables ou, à l’inverse, hostiles à l’Union de la gauche au sein de l’appareil diplomatique américain ? Cette analyse s’appuiera sur l’examen des archives du Parti socialiste et des archives américaines (Maison-Blanche, département d’État, ambassade), ainsi que sur des entretiens avec d’anciens dirigeants socialistes et diplomates américains.

Mitterrand, adversaire du Général de Gaulle et des communistes (1965-1972)

Lorsqu’il se hisse à la tête du Parti socialiste au congrès d’Épinay en juin 1971, François Mitterrand n’est pas un inconnu et jouit même d’une bonne image aux États-Unis. Tout d’abord, il fut à de nombreuses reprises ministre sous la IVe République au sein d’une famille politique que les Américains appréciaient et soutenaient. Depuis le début de la guerre froide, en Europe de l’Ouest, ces derniers voient dans les socialistes ou dans les sociaux-démocrates l’un des meilleurs remparts contre le communisme. Les socialistes français sont globalement perçus comme favorables aux États-Unis, à l’OTAN, à l’intégration européenne et à Israël, des atouts importants au moment où la France du général de Gaulle et de ses successeurs s’oppose à Washington sur la plupart des terrains.

Anticommunisme et antigaullisme, François Mitterrand s’illustre dans ces deux domaines. Aux élections présidentielles de 1965, il se couvre de gloire en contraignant le président à un second tour. Outre-Atlantique, on se réjouit de voir de Gaulle vaciller. Dès lors, l’ambassade entretient des relations étroites avec lui et avec ses proches. Et pour cause. « Mon seul objectif est de renverser le gaullisme, après quoi je mènerai une politique pro-américaine », confie-t-il à l’ambassadeur américain Chip Bohlen en juin 1966. Quelques semaines plus tard, en visite aux États-Unis, Robert Mitterrand affirme que la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS), que dirige son frère, est partisane de l’intégration politique européenne « incluant la création d’organes supranationaux » ; mieux, elle est favorable à l’abandon de la force de frappe française. Les socialistes, explique-t-il, préfèrent « garder la France sous le parapluie nucléaire américain » dans l’attente d’un désarmement général ou d’une force européenne. Difficile de paraître plus recommandable aux yeux des Américains, surtout quelques mois après le retrait fracassant de la France du commandement intégré de l’Alliance atlantique. L’animosité réciproque entre les deux pays a alors atteint de nouveaux sommets avant de culminer en juillet 1967 avec le « Vive le Québec libre » du président français perçu – non sans raison – comme une provocation.

Quant aux communistes, il s’engage à les affaiblir. « Les attitudes et les positions du Parti communiste français [sont] liées à des conceptions du XIXe siècle et devraient devenir de plus en plus anachroniques », assure-t-il à l’ambassade américaine en 1967. Les socialistes rejettent « l’approche déterministe et mécaniste des marxistes », ajoute-t-il avant d’exposer son projet : « Donner une alternative aux quatre millions de Français qui continuent de voter pour les candidats communistes ».

Pour l’heure, cependant, la gauche non communiste traverse une période difficile. Si Mai 68 a temporairement ébranlé le pouvoir gaulliste, les élections législatives de juin réaffirment le pouvoir de la droite à l’Assemblée. Après ce désastre électoral, la Fédération de la gauche démocrate et socialiste qui rassemblait les divers groupes de la gauche non communiste a volé en éclats. Seul élu de la Convention des institutions républicaines (CIR), François Mitterrand siège désormais au palais Bourbon comme député sans étiquette. La victoire paraît lointaine pour celui-ci et pour les socialistes en général. Candidat de la SFIO et favori de l’ambassade, Gaston Defferre, n’a recueilli que 5% des suffrages au premier tour des élections présidentielles de 1969.

Ces revers n’empêchent pas François Mitterrand d’envisager l’avenir de la gauche, et le sien à sa tête, avec une confiance absolue, comme le relate H. Allen Holmes, membre du service politique de l’ambassade américaine entre 1970 et 1974. Invité à déjeuner un dimanche de novembre 1970 dans la maison de campagne de Pierre Rouanet, journaliste au Nouvel Observateur, H. Allen Holmes discute longuement avec le futur premier secrétaire du Parti socialiste, lui aussi convié :

Mitterrand m’a en gros présenté son Mein Kampf, son plan pour arriver au pouvoir en France. […] Il m’a dit : « Dans quelques semaines je rassemblerai mon parti en congrès extraordinaire. Je leur demanderai la permission de rejoindre la grande famille socialiste et de réintégrer le Parti socialiste. Puis au printemps prochain j’irai dans une petite ville qui s’appelle Épinay et où la grande famille socialiste sera rassemblée. Je n’aurai environ qu’une centaine de délégués sur mille mais j’émergerai comme premier secrétaire du Parti socialiste avec un programme de coopération avec le Parti communiste. Utilisant cela comme programme politique, nous augmenterons le nombre de députés à l’Assemblée. Après cela je me porterai candidat à la présidence de la République et je serai élu président [en 1976]. »

Présent au congrès d’Épinay, puis observateur privilégié de la vie politique française, le diplomate s’avoue stupéfait de voir François Mitterrand accomplir son programme point par point. Seul le timing différa du pronostic.

Une ambassade pro-socialiste ?

Étonnamment, la signature du Programme commun avec les communistes ne semble pas entacher la bonne image dont bénéficie François Mitterrand à l’ambassade. Certes, il apparaît rapidement que c’est le Parti socialiste qui profite de l’alliance électorale et non le Parti communiste. Il n’empêche, c’est bien grâce à cette Union de la gauche que le Parti communiste est pour la première fois depuis près de quarante ans en mesure d’arriver au gouvernement dans un pays membre de l’OTAN. Quant au programme politique des socialistes, il n’a a priori rien pour séduire les Américains. À Épinay, François Mitterrand s’est fait élire sur un programme de « rupture avec le capitalisme » avec l’appui du Centre d’études, de recherche et d’éducation socialiste (CERES), c’est-à-dire la branche la plus à gauche, la plus favorable aux nationalisations, au rapprochement avec les communistes et la moins atlantiste de la famille socialiste. Logiquement, un tel positionnement devrait susciter la crainte outre-Atlantique. Or, il n’en est que très peu question dans les câbles diplomatiques ou dans les rapports du Département d’État et de la CIA. Dans les télégrammes que la mission diplomatique rédige en 1973 et 1974, le CERES n’est évoqué qu’à quatre reprises ; à chaque fois, l’ambassade explique combien celui-ci, quoique important, voit sa position progressivement affaiblie au sein du Parti socialiste à mesure que François Mitterrand, poursuivant une ligne modérée, renforce son emprise sur le parti.

La mort du président Georges Pompidou le 2 avril 1974 entraîne la tenue anticipée de l’élection présidentielle. Très tôt, socialistes et communistes s’accordent sur une candidature unique de François Mitterrand. Or l’ambassade semble envisager la possible victoire du candidat de la gauche avec détachement. Jugeant le socialiste « moins anti-atlantiste » que les deux autres candidats principaux, Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chaban-Delmas, elle estime que François Mitterrand « est peut-être plus disposé que n’importe quel autre dirigeant français depuis quinze ans à tolérer une orientation atlantiste pour l’Europe ». De même, estime-t-on, « il serait certainement moins sensible que les gaullistes aux notions de « gloire » française. Un atout, car, après une brève embellie au début de la présidence Pompidou, les relations franco-américaines se sont nettement détériorées. Quant aux communistes, avec lesquels le leader socialiste est associé, ils n’occupent qu’une place négligeable dans les câbles diplomatiques. Pendant la campagne électorale, explique un télégramme d’ambassade, François Mitterrand « a donné l’impression d’être entièrement aux commandes et de dominer les communistes ». Ces derniers, peut-on lire, « font profil bas, s’organisant pour soutenir la candidature de François Mitterrand mais sans s’engager dans de quelconques activités qui pourraient souligner leur association avec François Mitterrand au détriment de ce dernier ». On est loin de l’image d’un parti dominateur et dangereux.

Trois facteurs expliquent l’attitude de l’ambassade des États-Unis à Paris. Il importe premièrement de souligner l’antigaullisme américain qui perdure sous Pompidou. Ensuite, comme le révèlent les télégrammes diplomatiques et les entretiens avec d’anciens membres du service politique de l’ambassade, le personnel de la mission diplomatique s’avère globalement de gauche. D’où une certaine sympathie pour les socialistes français. « Il m’est difficile de me souvenir d’un seul collègue de l’ambassade qui n’était pas progressiste (liberal) », reconnaît John Condon. Responsable des relations avec les syndicats (labor attaché) au sein de la mission diplomatique de 1970 à 1977, celui-ci est particulièrement proche de Jacques Delors, de Pierre Bérégovoy et de Jacques Attali, qu’il invite à déjeuner chez lui chaque semaine. L’Américain reçoit par ailleurs régulièrement des dirigeants socialistes ou syndicaux dans sa maison de Saint-Florentin, dans l’Yonne. Pour John Condon, « tous s’intéressaient aux socialistes en partie parce qu’ils se montraient plus charismatiques, plus drôles et plus agréables à fréquenter. D’un point de vue intellectuel, conclut-il, la gauche était plus intéressante ». Responsables de la section politique à l’ambassade, Herman Cohen (1974-1977) et Warren Zimmermann (1977-1980) rencontrent régulièrement les figures prometteuses du Parti socialiste et voient en François Mitterrand un futur président français tout à fait convenable. Semblant oublier que les dirigeants socialistes avaient des responsabilités locales, Warren Zimmermann se souvient du temps libre dont ces derniers disposaient pour leurs entretiens :

Étant donné que les socialistes n’étaient pas au pouvoir, ils n’avaient que du temps devant eux. Nous passions beaucoup de temps en leur compagnie. Ils étaient disponibles pour aller manger ou pour tout ce que vous vouliez, même des visites d’échange aux États-Unis. Progressivement, je crois que nous y avons envoyé toute la hiérarchie du Parti socialiste. Quand ils arrivèrent au pouvoir, quasiment tous les membres du cabinet avaient au moins passé six semaines aux États-Unis au cours des cinq ou dix années précédentes.

Si une telle assertion est peut-être exagérée, elle n’est assurément guère loin de la vérité. Les relations avec la majorité – notamment l’exécutif – étant traitées par l’ambassadeur et son numéro deux, Herman Cohen et son successeur se font un devoir de se concentrer sur l’opposition – une mission facilitée par des affinités communes.

Enfin, l’orientation progressiste de la mission diplomatique américaine ne doit pas dissimuler l’essentiel, à savoir le talent de François Mitterrand. Certes, le socialiste convainc aisément les plus à gauche du bien-fondé de sa stratégie d’alliance. Comme l’explique John Condon :

Nous savions que son alliance avec les communistes n’était qu’une stratégie. Et celle-ci a payé. Sans cette stratégie, la gauche ne serait jamais arrivée au pouvoir. Jamais. […] À mon niveau, nous prenions comme parole d’évangile le fait que Mitterrand savait ce qu’il faisait et qu’il maîtrisait la situation, qu’il était un politique suffisamment fort pour cela.

Mais François Mitterrand séduit aussi les ambassadeurs républicains nommés par les présidents Richard Nixon et Gerald Ford. John Irwin n’est certainement pas un défenseur de la rupture avec le capitalisme que prône l’Union de la gauche. Pour autant, il entretient de chaleureuses relations avec le leader socialiste. Ainsi se rend-il chez ce dernier pour une dernière visite rue de Bièvre la veille de son départ pour Washington en septembre 1974. « Vous imaginez ce millionnaire… Eh bien on voyait qu’il aimait vraiment beaucoup Mitterrand », rapporte Herman Cohen. François Mitterrand parviendra à convaincre le successeur d’Irwin, Kenneth Rush, qu’il « étoufferait » les communistes. Pour démontrer à ses interlocuteurs américains qu’il n’est pas le candidat d’une alliance prosoviétique, le socialiste s’attache aussi à souligner combien Moscou l’exècre. Aussi ne manque-t-il pas de souligner que l’ambassadeur soviétique a rendu visite au candidat Valéry Giscard d’Estaing entre les deux tours de l’élection présidentielle de 1974, affichant ainsi clairement la préférence du Kremlin. « J’ai été impressionné par sa profonde méfiance de l’Union soviétique, relate Kenneth Rush dans un télégramme. Tel qu’il me le dit, les Soviétiques voient le marxisme comme une religion, et préféreraient donc avoir à faire à des religions opposées plutôt qu’avec des hérétiques dans leur propre église ».

Herman Cohen n’aura pas à lutter pour que l’ambassadeur adopte une attitude conciliante vis-à-vis de François Mitterrand : « Ma section politique a mené une analyse complète de l’Union de la gauche. Dans notre long rapport nous étions d’accord avec Mitterrand que la seule manière de diminuer le pouvoir électoral des communistes était d’arriver au pouvoir avec eux. Nous avons réussi à faire signer ce document par Rush et à l’envoyer à Washington ».

Vaincre les réticences de Henry Kissinger

Bien que François Mitterrand ne quémande aucunement l’imprimatur de l’exécutif américain pour mettre en œuvre sa stratégie d’union, il n’en cherche pas moins à la faire comprendre, voire accepter. Hélas, si la mission diplomatique américaine en France se montre bienveillante à son endroit, à Washington on s’oppose farouchement à ses ambitions. Or c’est à la Maison-Blanche et au Département d’État que tout se décide. Tout-puissant chef de la diplomatie américaine, Henry Kissinger est peu impressionné par l’affaiblissement du Parti communiste français sur le terrain électoral ; avec l’Union de la gauche, ce qu’il redoute est la possibilité que des communistes arrivent au pouvoir en France et, de ce fait, ne créent un précédent fâcheux en Italie où le Parti communiste, qui recueille le tiers de l’électorat, propose un « compromis historique » avec la Démocratie chrétienne. Après le Portugal, où la révolution des Œillets a laissé la place à une situation inquiétante avec un parti communiste autoritaire aux commandes, la déstabilisation du camp occidental serait accrue, estime-t-il. Les conséquences seraient tout aussi dommageables en politique intérieure où l’administration, attaquée sur sa gauche et sur sa droite, se verrait accusée d’être « soft on communism » et d’avoir laissé un allié tomber dans les mains de Moscou.

Sachant l’ambassade plus sensible à la stratégie de François Mitterrand, les socialistes tentent de peser sur les diplomates en poste à Paris. Leur but : obtenir un entretien du premier secrétaire avec Henry Kissinger ou, mieux encore, avec le président Gerald Ford afin de rehausser sa stature internationale. L’ambassade se montre favorable à une rencontre avec Henry Kissinger car, explique un télégramme du 15 janvier 1975, elle aiderait le socialiste à « accentuer son avance actuelle en termes de popularité sur les communistes ». Malgré l’accord de l’Américain, l’entretien prévu en mai n’aura pas lieu pour des raisons de préséances ; François Mitterrand entendait recevoir Henry Kissinger chez lui et refusa de se rendre à l’ambassade américaine. Cependant, le socialiste ne désarme pas. En juin, auprès de l’ambassade, il émet à nouveau le souhait de rencontrer le chef de la diplomatie américaine et, si possible, le président Gerald Ford à Washington.

Il convient de souligner ici que la stratégie de légitimation de l’Union de la gauche outre-Atlantique s’illustre précisément par une apparente absence de stratégie prédéfinie de la part de François Mitterrand. Cette attitude semble démontrer qu’il ne cherche pas l’adoubement officiel de Washington ; tout d’abord parce qu’il n’entend pas s’abaisser pour l’obtenir, mais également parce qu’il ne pourrait que difficilement l’espérer, surtout depuis le réchauffement des relations franco-américaines amorcé depuis l’élection de Valéry Giscard d’Estaing. Au demeurant, le Français ne manifeste guère d’intérêt à l’égard des États-Unis. Alors que le modèle américain suscite des sentiments tranchés d’admiration ou d’aversion chez nombre de politiques français, c’est l’indifférence qui domine chez François Mitterrand. Profondément affecté par le sort du Front populaire de Salvador Allende au Chili, le premier secrétaire ne souhaite pas moins éviter toute réaction violente en cas de victoire de la gauche et, pour cette raison, entend dédramatiser les conséquences de son alliance avec le Parti communiste une fois au pouvoir. Pour ce faire, excepté ses propres rapports avec l’ambassade américaine, ce dernier profite surtout d’initiatives individuelles spontanées de socialistes appartenant à son cercle proche mais aussi de socialistes de mouvances plus éloignées, comme dans le cas de Michel Rocard ou de Jean-Pierre Cot. À défaut de stratégie à proprement parler, le mode opératoire de François Mitterrand dans sa relation avec les États-Unis consista donc à bien utiliser les différents canaux d’information dont il bénéficiait. D’où, de l’avis de Jean-Pierre Cot, « une stratégie des deux fers au feu » consistant à utiliser plusieurs sources tout en cloisonnant soigneusement l’information.

À l’été 1975, c’est le maire socialiste de Mézidon-Canon (Calvados), Henri Delisle, qui propose d’offrir ses services au premier secrétaire du Parti socialiste. Repéré comme proche du leader socialiste – c’est un « conventionnel », c’est-à-dire un ancien membre de la Convention des institutions républicaines – et donc considéré comme un contact intéressant, l’ambassade lui a accordé une Foreign Leader Grant lui permettant d’effectuer un séjour de six semaines aux États-Unis prévu en juillet. Henri Delisle entend profiter de son voyage pour évaluer la faisabilité d’une visite de François Mitterrand dans la capitale américaine et d’un entretien avec Henry Kissinger ou Gerald Ford. Outre-Atlantique, le Français tente de minimiser le danger que représentent les communistes auprès de ses interlocuteurs universitaires et politiques. Tandis que le thème de la new frontier de John Kennedy résonne encore avec nostalgie dans les esprits, Henri Delisle qualifie habilement l’Union de la gauche de « nouvelle frontière », étape transitoire vers une social-démocratie à la française. Las, si les arguments du socialiste séduisent sur les campus universitaires, il en va autrement dans les cercles exécutifs. Principal conseiller de Henry Kissinger, Helmut Sonnenfeldt lui fait part des réticences de l’administration américaine concernant l’Union de la gauche. De fait, malgré les recommandations de la mission diplomatique américaine à Paris, Washington s’oppose à une rencontre avec le chef de la Maison-Blanche. Étant donné la situation en Italie et au Portugal, où les partis communistes sont en situation de force, la stratégie du leader socialiste « ne compte pas parmi celles auxquelles nous souhaiterions conférer de la respectabilité », explique une note du Conseil de sécurité nationale.

François Mitterrand ne sera donc reçu que par Henry Kissinger, lequel entend surtout profiter de l’occasion pour attiser les dissensions entre socialistes et communistes. Lors de leur rencontre dans la capitale américaine le 25 novembre 1975, le leader socialiste prend la parole en premier. Il s’attache d’emblée à expliquer la stratégie du Parti socialiste et les raisons de son alliance avec les communistes. Contrairement à ce qui se passe en Allemagne, en Grande-Bretagne ou dans la plupart des États du Nord de l’Europe, souligne-t-il, le Parti communiste constitue une réalité incontournable en France. Les socialistes ne peuvent donc agir efficacement sans s’appuyer sur celui-ci. Mais son objectif reste clair : « l’établissement d’un nouvel équilibre des forces à l’intérieur de la gauche jusque-là dominé par le Parti communiste ». Devançant les objections de Henry Kissinger sur l’OTAN, le Français rappelle que les deux partis « se sont engagés à maintenir les liens de la France avec l’Alliance atlantique et la Communauté européenne ». Mais le secrétaire d’État réfute ces arguments. « Il [est] évident que la politique américaine changerait à l’égard d’un membre de l’Alliance atlantique si les communistes participaient de manière substantielle au gouvernement », rétorque-t-il.

Henry Kissinger ne précise pas ce qu’il entend par « participation substantielle au gouvernement ». Apparaît néanmoins la crainte que l’arrivée de communistes dans un gouvernement européen n’entraîne l’arrivée de parti communiste au pouvoir dans des pays voisins, selon la théorie des dominos formulée par Dwight D. Eisenhower au sujet de l’Indochine en 1954. Pour le secrétaire d’État, cette contagion se traduirait par le retrait des troupes américaines. Cette inquiétude n’est, du reste, pas totalement injustifiée au vu des tendances isolationnistes du Congrès, exacerbées de surcroît par les difficultés budgétaires que traversent les États-Unis. La défense de l’Europe coûte cher au contribuable américain. Ainsi le sénateur Mike Mansfield a-t-il plusieurs fois proposé entre 1966 et 1974 une réduction du nombre de militaires américains stationnés sur le Vieux Continent – sans succès jusqu’alors. Il est toutefois raisonnable de penser que la participation de ministres communistes dans des gouvernements ouest-européens renforcerait le camp des partisans d’un retrait, qu’il soit total ou partiel. Si cela devait se produire, estime Henry Kissinger, l’Europe deviendrait un terrain neutre – « finlandisé » – de plus en plus influencé par Moscou. Pour le secrétaire d’État, la raison d’être de la guerre froide menée par les Etats-Unis en Europe – dont l’OTAN et le plan Marshall furent les pierres angulaires – disparaîtrait. Même s’il juge la France plus stable et plus forte que le Portugal ou l’Italie, l’Américain reste sceptique face à la stratégie du socialiste. « Mitterrand est un homme intelligent, compliqué et impressionnant, concède-t-il plus tard, mais il surestime ses capacités » ; sa victoire « serait une catastrophe ». Pour lui, les communistes restent des adversaires redoutables. Le dialogue avec l’exécutif américain en restera là jusqu’à l’arrivée de Jimmy Carter.

Offensive de charme sous Jimmy Carter

Espérant certainement trouver un accueil moins hostile à leur stratégie d’alliance, les socialistes redoublent d’efforts avec l’arrivée de Carter. À leur demande, Michel Rocard et Jean-Pierre Cot sont reçus à Washington quelques jours seulement avant l’investiture présidentielle. François Mitterrand n’est probablement pas malheureux de les laisser mener à bien cette initiative. Pour une première prise de contact avec la nouvelle administration, difficile de trouver socialistes plus présentables. Tout d’abord, tous deux parlent bien l’anglais, notamment Jean-Pierre Cot dont la mère est américaine ; mais surtout, ils représentent une « deuxième gauche » – également qualifiée de « gauche américaine » – plus modérée, moins jacobine et davantage à même de rassurer outre-Atlantique. Michel Rocard et Jean-Pierre Cot rentrent satisfaits de leur voyage. « La nouvelle équipe démocrate est soucieuse de ne pas aggraver les relations franco-américaines lors de notre arrivée au pouvoir, mais au contraire de l’améliorer si possible », se félicite Jean-Pierre Cot. Si l’alliance avec les communistes continue d’inquiéter les plus conservateurs au sein du Département d’État, explique-t-il,

[l]a jeune équipe qui entoure Brzezinski et Lake au Conseil national de sécurité et au Policy Planning Staff a une approche très différente. Connaissant à merveille la situation française et parlant couramment français, ces hommes suivent avec passion notre évolution. Sans approuver notre ligne, ils la comprennent. C’est en ce sens qu’ils ont compris et apprécié notre démarche à Washington. […] Les lignes de communication sont établies.

Les socialistes entendent évidemment poursuivre le dialogue. Ils le feront non seulement au moyen de visites, mais aussi lors de conférences organisées par l’Aspen Institute, la Ford Foundation ou le Council on Foreign Relations (CFR). En janvier 1977, Michel Rocard a d’ailleurs publié un article dans la prestigieuse revue Foreign Affairs que publie le CFR. Lors de ces conférences, les socialistes nouent des liens avec les fonctionnaires de l’administration. Artisan, avec Robert Pontillon, Jean-Pierre Cot et Jacques Attali notamment, du rapprochement entre le Parti socialiste et l’équipe Carter, Michel Rocard souligne l’importance de ces liens :

Le but était de ne pas confier quelque chose d’aussi délicat que la relation entre une éventuelle gauche victorieuse et les États-Unis à l’anonymat des relations qui existent entre ambassadeurs. Nous avions le souci de développer des relations interpersonnelles pour pouvoir dialoguer. Nous voulions également mieux pénétrer la réalité de leurs incertitudes pour pouvoir éventuellement y répondre. Et il me semble que nous y avons contribué. Avec quatre ou cinq autres, je pense avoir été de ceux qui les ont convaincus – j’ai beaucoup joué ce rôle, sans mandat de François Mitterrand – que le Parti communiste avait cessé d’être vraiment dangereux : il était toujours embêtant, sa puissance de nocivité était grande, mais sa capacité à semer le désordre au niveau international n’était plus là.

À en croire David Aaron, numéro deux du Conseil de sécurité nationale, ces efforts n’ont pas été vains. « Nous les connaissions tous si bien que, bizarrement, nous les considérions comme des collègues, assure-t-il. Pour eux, cela s’est avéré payant. »

Ces démarches sont d’autant plus fructueuses que les démocrates éprouvent de la sympathie à l’endroit des socialistes, lesquels disposent en outre d’un atout non négligeable à Washington en la personne de Renaud Vignal. Membre du Parti socialiste et secrétaire de presse à l’ambassade de France, ce dernier bénéficie d’un grand entregent et invite régulièrement à déjeuner les plus belles plumes de la capitale américaine. « Rien ne lui résistait », rappelle Jean-Pierre Cot. Membre de la section « Affaires européennes » au Département d’État, James Lowenstein le confirme : « Vignal recevait tout le temps et connaissait tout le monde. Mis à part le secrétaire d’État et ses proches conseillers, nous étions toujours rendus chez lui. Il est difficile de saisir combien il a contribué à dédramatiser les choses ». Mieux, le diplomate français est un ami de Peter Tarnoff, directeur de cabinet du secrétaire d’État Cyrus Vance, et de David Aaron – des liens privilégiés qui lui permettent de sonder régulièrement l’humeur des cercles de pouvoir vis-à-vis de l’Union de la gauche.

Au printemps 1977, l’enjeu est de savoir si le président Carter acceptera de recevoir François Mitterrand à la Maison-Blanche. À Washington, Renaud Vignal s’y attelle, informant régulièrement Robert Pontillon, responsable des relations internationales au Parti socialiste, des développements en cours. La visite de François Mitterrand s’annonce un temps sous de bons auspices. « Il y a certes eu des difficultés au sein de l’administration, notamment au département d’État, mais le ‘clan des durs’ a compris et a admis sa défaite », écrit Renaud Vignal le 18 avril. Robert Pontillon se rend lui-même outre-Atlantique les 22-27 mai pour préparer le voyage du premier secrétaire. Sur place, le Français peut de lui-même apprécier la sympathie qu’éprouvent certains de ses interlocuteurs. Ainsi David Aaron affirme-t-il que « la seule façon de faire progresser le monde, c’est le socialisme (la social-démocratie) ». Dans la presse française, sous couvert d’anonymat, le propos est encore plus clair. « Les gaullistes et leurs héritiers ont assez gouverné la France, déclare un membre de l’administration. Il y aurait un danger à voir un parti ou un courant politique garder trop longtemps le pouvoir. Après tout, le meilleur intérim possible sera probablement de voir les socialistes à Matignon avec Giscard à l’Élysée ».

Pourtant, le voyage du premier secrétaire du Parti socialiste n’aura pas lieu. Les remontrances de l’Élysée, qui goûte peu ces marques de sympathie, les arguments des « durs » au Département d’État et un réexamen des intérêts américains feront triompher la raison sur les sentiments. Fin juin, prétextant un agenda présidentiel chargé, les Américains font savoir à la rue de Solferino que Jimmy Carter ne pourra recevoir François Mitterrand ; le 4 juillet 1977, celui-ci en prend acte et annule son voyage. À Washington, non sans satisfaction, la mission diplomatique française confirme le revirement de l’administration démocrate. Celle-ci a pris conscience des risques encourus dans le cas d’une victoire de la gauche, explique une note de l’ambassade. Les différends manifestés entre le Parti socialiste et le Parti communiste – plus spécialement les exigences de ce dernier – lors de la réactualisation du Programme commun ont, semble-t-il, convaincu l’exécutif de la nature hasardeuse de l’alliance. « Il y avait de l’intérêt, voire de la sympathie. Il y a maintenant de la froideur depuis qu’on a pesé les conséquences », conclut le document.

Jimmy Carter accepte néanmoins de rencontrer le leader socialiste en janvier 1978 lors de sa venue en France à l’invitation du président français. À quelques mois seulement des élections législatives de mars 1978, qui s’annoncent mal pour l’exécutif, l’Élysée entend en effet rehausser son prestige avec cette visite. Durant son entretien avec Jimmy Carter, Cyrus Vance et Zbigniew Brzezinski, François Mitterrand entend démontrer les vertus de son alliance avec le Parti communiste par les chiffres. En 1971, explique-t-il, « le Parti socialiste représentait 10% et le Parti communiste 24%, aujourd’hui le rapport est inversé, le Parti socialiste représente 27% et le Parti communiste 20%, c’est-à-dire que nous avons déjà coupé la route italienne ». Concernant la nature et l’ampleur des changements à l’œuvre au sein du Parti communiste français, François Mitterrand avoue son ignorance, ce qui ne l’empêche pas de dévoiler sa stratégie avec franchise :

Le Parti communiste a-t-il changé ? Je réponds que je n’en sais rien. Le seul problème est de savoir que tout se passe comme s’il avait changé. Voilà pourquoi il est très important que le Parti socialiste aux prochaines élections soit le plus fort en nombre de voix. Mais le nombre d’électeurs, ce n’est pas suffisant, il faut aussi savoir susciter des espérances. Nous échouerions si avant d’avoir remporté nos premiers succès, nous faisions un virage.

Le leader socialiste admet que son alliance repose sur des partenaires qu’il connaît mal et que son programme de gouvernement pêche par irréalisme. Mais qu’importe, si cela est nécessaire pour arriver au pouvoir, explique-t-il ; le Parti socialiste s’adaptera aux réalités une fois la victoire obtenue. Les trois Américains se montrent compréhensifs ; seules les problématiques de politique étrangère soulèvent des questions. Le premier secrétaire s’empresse de les rasséréner. « Il est sûr qu’un communiste ne pourrait conduire ni la politique étrangère, ni la politique militaire de la France », assure-t-il, saisissant l’occasion d’aiguillonner l’antigaullisme américain : « De Gaulle était dans cette situation en 1944 et il a quitté le gouvernement. Il y a laissé les communistes, et c’était à l’époque de Staline. Vous voyez qu’il était moins prudent que moi. » Jimmy Carter semble accepter les arguments du socialiste et prévoit déjà de collaborer avec la gauche une fois la nouvelle majorité investie. « Je crois qu’il n’y aura aucun problème entre nous », conclut-il. Pour la Maison-Blanche, la page semble déjà tournée.

À rebours de ce qu’annonçaient les sondages depuis de longs mois, la gauche échoue aux élections législatives de mars 1978. Le Parti communiste français, il est vrai, avait depuis le printemps 1977 mis un terme au Programme commun, s’efforçant par ailleurs d’exacerber les désaccords avec les socialistes. Désormais, le travail de dédramatisation consistera à expliquer le programme économique du Parti socialiste, notamment au sujet des nationalisations. Auteur du Socialisme industriel (1977) et conseiller économique de François Mitterrand, Alain Boublil jouera ce rôle auprès de l’ambassade, puis au sein de la cellule économique de l’Élysée.

C’est sous l’ère Reagan, foncièrement hostile à l’alliance Parti socialiste-Parti communiste, que la gauche arrivera au pouvoir. Certes, l’entretien du 24 juin 1981 avec le vice-président George Bush fera beaucoup pour rassurer Washington ; de même, la révélation de l’affaire Farewell par François Mitterrand à son homologue lors du sommet du G7 à Ottawa contribuera à réchauffer les relations franco-américaines. Ronald Reagan se montrera aussi ravi que surpris de voir en François Mitterrand un adversaire des communistes, non sans provoquer l’étonnement de ses collaborateurs – Ronald Reagan, estiment-ils, est le dernier à le savoir. Il n’empêche, le travail de dédramatisation de François Mitterrand et de certaines figures du Parti socialiste, associé à des diplomates américains tolérants et pragmatiques, aura porté ses fruits.

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