Fractures françaises 2023 : démocratie, la défiance contre-attaque

S’appuyant sur les résultats de la onzième vague de l’enquête Fractures françaises menée par Ipsos, Sopra-Steria, Le Monde, le Cevipof et la Fondation Jean-Jaurès, Dorian Dreuil, membre de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation, analyse l’évolution du rapport des Français aux élus et à la démocratie.

En 2022, à l’aube d’élections législatives, l’analyse de la dixième vague de Fractures françaises laissait planer une menace fantôme sur le rapport des Français aux élus et à la démocratie. Que retenir de la nouvelle édition de cette enquête, après une année de débat parlementaire et la réforme des retraites plus tard  ? La défiance vis-à-vis des institutions politiques et démocratiques est de retour. Elle doit se lire comme le signal d’alarme, au sein de notre démocratie, du malaise qui traverse la société française. 

Fractures démocratiques, pas l’ombre d’un doute

Ces trois dernières années, l’enquête Fractures françaises a montré que la confiance des citoyens dans le système démocratique était en légère, mais constante progression (graphique 1). La chute vertigineuse de juin 2017 à juin 2018 (de 67 % à 64 %) s’est stabilisée jusqu’en août 2019 pour entamer sa remontée : 67% en septembre 2020, 68% en août 2021, puis 70% en septembre 2022. Septembre 2023 marque, pour la première fois en trois années, une baisse de la confiance des Français dans le système démocratique. Seulement 65% des personnes interrogées estiment désormais que le régime démocratique est le meilleur système. Cette donnée se rapproche de celle observée en juin 2018, quelques mois avant le début du mouvement de contestations des « gilets jaunes ». Cette baisse a pour corollaire l’augmentation significative du sentiment que d’autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie : 35% en 2023, contre 30% en 2022. À noter que, parmi ceux-là, les sympathisants du Rassemblement national et de Reconquête  ! sont les plus nombreux à croire que la démocratie n’est pas le système politique optimal (graphique 2).

Ce signal est à prendre d’autant plus au sérieux qu’il n’est pas le premier. Les enquêtes académiques et d’opinion semblent se consolider et converger vers le retour de la défiance comme expression du malaise démocratique. Au début de l’année 2023, peu après le commencement de la contestation sociale et syndicale contre la réforme des retraites, une même inquiétude émanait du Cevipof. La quatorzième vague de février 2023 du Baromètre de la confiance politique1OpinionWay pour Sciences Po Cevipof, Baromètre de la confiance politique / vague 14, février 2023. d’OpinionWay pour le Cevipof montrait déjà une baisse généralisée de la confiance envers toutes institutions politiques et au-delà. Entre ces deux baromètres, une tendance se dessine et se précise, la démocratie n’est plus une évidence pour tout le monde. Ce sentiment n’est certes pas unique à la France alors que près de la moitié des régimes démocratiques sont en déclin dans le monde et que les régimes autoritaires sont de plus en plus répressifs2International IDEA, The Global State of Democracy Report 2022 : Forging Social Contracts in a Time of Discontent, 30 novembre 2022.. Pour la première fois depuis vingt ans, le monde compte plus de régimes autocratiques que de démocraties3Nazifa Alizada, Vanessa A.Boese, lisa Gastaldi et al.Autocratization Changing Nature? Democracy Report 2022, Varieties of Democracy Institute (V-Dem), University of Gothenburg, Göteborg, Suède, 2022..

La littérature en sciences politiques est prolixe quand il s’agit d’identifier les causes profondes et multiples de la défiance vis-à-vis d’un système politique. Il est toutefois difficile de penser que l’épisode de la réforme des retraites, fait politique et social majeur de l’année, soit inconnu à cette bascule dans la défiance. Cette réforme, qui a eu pour conséquence plusieurs mois de mobilisation et de contestation sociale, syndicale et politique, a concentré sur elle les reproches d’altération du niveau de la qualité démocratique. De la vitalité des débats – ou de l’obstruction des débats – à l’Assemblée nationale à l’issue du vote – ou l’absence de vote et l’utilisation de l’article 49, alinéa 3 de la Constitution –, les temps forts de ce processus législatif ont offert à une partie de l’opinion de quoi nourrir du ressentiment vis-à-vis du système démocratique lui-même. En l’espèce, 69% des Français estiment que le système démocratique fonctionne plutôt mal en France et que leurs idées ne sont pas bien représentées, alors même que la configuration législative devait être plus représentative que les précédentes ; c’est 3 points de plus qu’en 2022 (graphique 3). 

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Les espoirs déçus du Palais Bourbon 

La XVIlégislature de la Ve République devait consacrer le retour du Palais Bourbon comme épicentre du pouvoir politique français et, de fait, une certaine reparlementarisation de la vie politique. Les résultats des dernières élections législatives et la photographie de l’opinion quelques mois lors de la vague précédente dressaient un même constat : la volonté de changer de mode de gouvernance politique, de laisser place à un pouvoir partagé plus qu’absolu, au débat plus qu’au passage en force, à l’enrichissement des idées plus qu’à l’affrontement des partis. C’était un défi immense au lendemain des élections, car cela nécessitait un changement culturel profond à opérer pour le personnel politique français qui s’est longtemps complu dans une pratique absolutiste de la politique. L’homme ou la femme politique français s’ancre dans la certitude d’avoir raison tout seul, de devoir gouverner par soi-même ou d’être condamné à s’opposer, de mettre en œuvre son programme ou d’empêcher l’application d’un autre. 

Le compromis est un art en politique qui s’apprend dans l’échange plus qu’il ne se décrète à la tribune. Il n’y a que des preuves de compromis. En réalité, si cette nouvelle Assemblée nationale était une chance pour la France, elle permettrait d’acquérir la maturité démocratique qui fonctionne presque partout ailleurs autour de nous. Les électeurs ont montré le chemin d’un autre système politique : un an plus tard, leurs espoirs sont plus que déçus. L’absence de coalition gouvernementale, l’intransigeance des oppositions, le manque d’ouverture du gouvernement conduisent à une insatisfaction de tous pour tout le monde. 

À l’opposé des aspirations à plus de compromis, les Français estiment désormais que le gouvernement ne fait pas assez de concessions aux différentes oppositions et ne recherche pas le consensus politique. Il existe une forte progression pour ceux considérant que les concessions ne sont pas suffisantes (60% en 2023 contre 55% en 2022) et ceux considérant qu’un juste équilibre est trouvé (17% en 2023 contre 27% en 2022) (graphique 4). Face aux difficultés de la majorité relative, les minorités absolues ne sont pas en reste, aucune n’est épargnée. Les Français n’approuvent le comportement d’aucun des groupes d’opposition sur les bancs de l’Assemblée nationale (graphique 5).

Cette configuration n’est pourtant pas de nature à relativiser l’attachement nouveau à la majorité relative puisque 59% (contre 70% en 2022) continuent de penser qu’un bon système politique « est celui où il y a une majorité relative à l’Assemblée : le gouvernement est obligé de tenir compte de l’avis des oppositions, il y a de vrais débats à l’Assemblée, il faut trouver des compromis » (graphique 6).

Conclusion

De l’avis de tous, la défiance est un poison lent pour la vie démocratique. Elle condamne les élus à l’impuissance, car tend à remettre en question l’acceptabilité de la norme politique. 

Quand la défiance s’installe durablement, les discours politiques de tribunes ne suffisent plus à redonner la confiance nécessaire dans nos institutions. Quand il s’agit du rapport des Français aux élus ou à la démocratie, les résultats de ces onzièmes « Fractures françaises » n’ont jamais aussi bien porté leurs noms. Ces enseignements doivent sonner le tocsin et alerter la classe politique et le pouvoir en place sur la pente dangereuse vers laquelle nous nous dirigeons. Le retour de la défiance est un nuage, celui qui précède l’orage de la contestation sociale et politique à venir à moyen terme. À plus long terme, celui des scrutins nationaux, la défiance pourrait trouver un autre parti que celui de l’abstention, ceux qui ouvertement ou non proposent d’autres systèmes politiques que la démocratie.

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