Des Français moins pessimistes, mais toujours fortement crispés sur certains sujets de société ? C’est le portrait d’une France toute en paradoxes que dresse l’enquête « Fractures françaises », analysée ici par Gérard Courtois, Gilles Finchelstein, Pascal Perrineau et Brice Teinturier lors d’un échange inédit.
Le débat entre les auteurs fait surgir plusieurs thématiques importantes révélées par la troisième édition de l’enquête annuelle « Fractures françaises », réalisée par Ipsos en partenariat avec Le Monde, Sciences Po (programme « Vie politique ») et la Fondation Jean-Jaurès : la question de la « crise de l’idée démocratique », la pertinence du clivage droite/gauche ou le « rapport à l’altérité » qu’entretiennent les Français./sites/default/files/redac/commun/fractures_francaise_2015_def_v2.pdf
En effet, si l’on ne peut pas parler de véritable déficit de la pertinence de l’idée démocratique (malgré le fait que plus d’un quart des sondés pense qu’un autre système peut être valable), celle-ci est toujours considérée comme un bon modèle. Cependant, une demande de « verticalité », d’autorité se fait sentir dans les résultats de l’enquête. Cette demande est partagée par tous les Français, même par les électeurs socialistes, qui sont 75 % à penser qu’il faut un véritable chef politique. Le désir d’autorité peut aussi être interprété comme la volonté d’un véritable leadership démocratique, récurrent en temps de crise, et non pas comme un relent autoritariste.
Si la démocratie est manifestement plébiscitée par une majorité de Français, les instruments de cette démocratie sont vivement critiqués. La défiance est forte envers les partis politiques, les médias et les syndicats. Le fait que les institutions ne soient plus capables de représenter les nouveaux clivages de la société peut être un élément d’explication. En revanche, les institutions proches des citoyens telles que les PME ou les maires recueillent toujours la confiance des sondés. L’articulation entre l’attachement à la proximité et la demande de leadership au plus haut niveau est un véritable défi.
Ensuite, les clivages à l’œuvre dans la société semblent en mutation. Si le clivage princeps, à savoir la dichotomie entre la droite et la gauche, semble toujours d’actualité sur les questions économiques et le rôle de l’État, la place qu’occupe le Front national est plus mouvante : à l’intersection du PS et de l’UMP sur les questions sociales, mais à la droite de l’UMP sur les sujets de société. Sur l’Europe et la mondialisation, une nouvelle séparation semble opératoire entre les « ouverts » et les « fermés ». De même, on observe une dichotomie plus forte entre les « radicaux » et les « modérés ». Les clivages se recomposent ou s’additionnent par rapport à l’historique droite/gauche. D’une manière générale, 57 % des sondés jugent qu’il n’y a pas de grandes différence entre la droite et la gauche.
Une idée émerge du débat : celle de la droitisation de la société, qui irradie tous les partis même à gauche. Cette « droitisation » peut s’expliquer par l’étiolement de la « gauche autoritaire » autrefois incarnée par le PC. Les sondés demandent aussi plus de libertés individuelles, ce qui ne paraît pas contradictoire avec l’exigence d’autorité, celle-ci ayant pour but de poser les cadres structurants à l’exercice des libertés individuelles. La droitisation ne concerne pas non plus les sujets sociétaux, les sondés étant désormais plus favorables à l’adoption pour les couples homosexuels qu’en 2013.
Enfin, la question du rapport à l’altérité est très présente dans le débat. Les sondés sont en général méfiants à l’égard de la mondialisation, de l’Europe, de l’islam, et ils ont majoritairement le sentiment que la France est un déclin. La figure de « l’autre » est un motif d’inquiétude. Ils considèrent la mondialisation comme une menace à 56 % et ressentent une forme d’« insécurité culturelle ». Cette défiance par rapport à la mondialisation est cependant sur une pente décroissante au regard des précédentes années. La nostalgie est très présente dans l’étude, ainsi que le sentiment de déclin, néanmoins plus léger sur son caractère irréversible que lors des précédentes enquêtes. La vision de l’Europe peut sembler contradictoire : si l’idée que les institutions nationales doivent retrouver plus de pouvoir réunit presque trois quarts des sondés, 52 % pensent que l’appartenance à l’Union européenne est une bonne chose, et 75 % jugent que la France doit rester dans l’euro. L’Europe reste très aimée quand elle est perçue comme un patrimoine, quand elle évoque les progrès du passé.
Les sondés laissent transparaître un individualisme plus fort, solidement critique à l’égard de l’assistanat, mais plus mesuré quand il s’agit d’appréhender le cas concret des chômeurs, surtout chez les ouvriers et les employés. La demande d’assimilation, la critique de l’islam extrême et le sentiment qu’il y a trop d’étrangers sont des idées très présentes chez les personnes interrogées. Cependant, ces derniers sont plus nombreux qu’en 2013 à penser que l’islam est compatible avec la société française (46 % contre 26 %). La laïcité est une valeur partagée par tous, qu’elle soit considérée comme un objet d’identification ou comme un combat politique. Le sentiment le plus partagé est le pessimisme, surtout chez les jeunes générations.
En résumé, le débat a mis en exergue une transformation de l’idéal démocratique, une reconfiguration plus ou moins importante et partagée des clivages politiques, ainsi qu’une mutation du rapport à l’altérité, sur des questions aussi diverses que l’Europe, la mondialisation, l’islam et la laïcité. Le visage de la France qui a été révélé est celui d’un pays pessimiste, avec des jeunes générations peu confiantes, mais un pays qui a pris la mesure des nouveaux défis qui l’attendent.
Pour aller plus loin : retrouvez les résultats complets de l’enquête