Face à une crise existentielle, l’agriculture doit prendre une bifurcation écologique et sociale

À l’occasion de la tenue du salon de l’agriculture de Paris, Sébastien Vincini, président du Conseil départemental de la Haute-Garonne, analyse les racines du mouvement de contestation agricole né à l’automne dernier et qui s’étend à tout le territoire depuis janvier. Pour l’auteur, cette crise n’aura d’issue positive qu’avec un changement profond de paradigme et une réponse globale redonnant un cap au monde agricole.

Qui peut encore être surpris par l’émergence de ce mouvement de contestation paysan, parti d’un barrage sur l’autoroute A64 entre Toulouse et Tarbes à hauteur de Carbonne et qui s’est étendu au mois de janvier 2024 à tout le territoire métropolitain ? Un mouvement dont les premiers soubresauts se sont manifestés en novembre 2023 avec l’opération « On marche sur la tête », consistant à retourner les panneaux des noms de communes, pour souligner les injonctions contradictoires auxquelles les agriculteurs doivent faire face.

Dans un monde agricole qui est par nature extrêmement hétérogène, la région Occitanie est soumise à de nombreuses contraintes naturelles et pédoclimatiques (c’est à dire l’ensemble des conditions de température, d’humidité et d’aération régnant dans les couches d’un sol) qui conditionnent fortement ses performances agronomiques et génèrent des coûts plus importants pour des rendements inférieurs à d’autres régions. Ici, les impacts du dérèglement climatique, notamment sur les capacités d’alimentation en eau et l’adaptation des cultures, sont particulièrement prégnants.

En Haute-Garonne, la contestation s’est particulièrement cristallisée autour de la baisse des prix de vente dans un contexte d’inflation, l’effondrement du prix du bio, des retards de paiement des aides, la fin de reversement de la TICPE (Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques relatives à la consommation de carburants dans le cadre d’une activité professionnelle), et enfin un secteur de l’élevage particulièrement touché par la maladie hémorragique épizootique (MHE1La maladie hémorragique épizootique (MHE) est une maladie virale, à transmission vectorielle, affectant les ruminants domestiques (bovins principalement) et sauvages (notamment les cervidés). Le virus est transmis entre les animaux par des insectes piqueurs (moucherons) du genre culicoïde. Originaire d’Amérique du Nord, elle a connu une progression rapide du sud au nord de l’Espagne cet été. En Europe, elle a été également détectée en Italie (Sardaigne et Sicile), au Portugal, en Espagne et, désormais, en France. La MHE provoque des signes cliniques très proches de ceux de la fièvre catarrhale ovine (FCO), comme fièvre, amaigrissement, lésions ulcéreuses buccales et de la mamelle, signes d’hémorragie (sang dans les urines et les bouses…) ainsi que des difficultés respiratoires. Comme la FCO, cette maladie n’est pas transmissible à l’homme. La diffusion rapide de la MHE est liée au mode de contamination par des insectes infectés qui transmettent le virus aux ruminants concernés. Ces insectes résistent à l’hiver et sont transportés par le vent sur de grandes distances. Il n’y a pas de vaccin contre la MHE, et il n’y a pas de traitement à ce jour. Depuis son apparition en France en septembre 2023, la MHE s’est rapidement répandue dans les élevages bovins, en particulier dans le Sud-Ouest.), mais également de véritables inquiétudes sur l’approvisionnement en eau suite aux deux années consécutives de sècheresse et de restrictions d’usage.

Dans la longue histoire des combats des agriculteurs du Midi, l’étincelle haut-garonnaise a enflammé le monde agricole national. Une sorte de « ras-le-bol » général exprimé avec force contre le « système », parfois avec fatalisme, comme cet agriculteur retraité qui voit son fils en difficulté et me disait : « fallait faire de l’alimentation bon marché, voilà où on en est, il s’en sort pas ! ».

Les revendications sont posées. Elles ont évolué au fil des semaines par la reprise en main des syndicats majoritaires que sont la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) et les Jeunes Agriculteurs, absents à l’origine du mouvement et parfois écartés d’ailleurs des barrages occitans. Une crise qui trouve en réalité ses racines dans les évolutions successives du modèle et du monde agricole, qu’il faut comprendre pour appréhender le malaise profond qui touche toute une profession.

Une crise qui n’aura d’issue positive qu’avec un changement profond de paradigme et une réponse globale redonnant un cap au monde agricole.

La crise agricole : une crise existentielle

Les racines « du mal » : l’essor du productivisme

Le mal est profond et trouve ses racines dans les évolutions des politiques nationales, de la Politique agricole commune (PAC), de règlementations européennes ou mondiales qui se sont imposées à l’agriculture française ces soixante dernières années.

De la nécessaire modernisation agricole de l’après-guerre impulsée par le Plan Marschall, il aura été retenu l’idée d’une « mise en industrie » de l’agriculture, traduite dans la loi d’orientation agricole dite loi Pisani en 1962 et par, la même année, l’entrée en vigueur de la Politique agricole commune, pilier de la construction européenne.

C’est la mise en place d’un système productiviste : mécanisation, intensification, spécialisation, avec pour corollaire, un agrandissement des exploitations, des remembrements et l’arrachage de haies, des investissements et un endettement lourd, la généralisation de l’utilisation de pesticides et d’engrais… En somme, une agriculture moderne calée sur le modèle américain et qui a profondément modifié nos campagnes.

Les agriculteurs s’acquitteront de cette mission de modernisation avec efficacité. L’Europe au début des années 1980 non seulement atteindra l’autosuffisance, mais sera aussi contrainte de gérer des stocks importants de beurre et de poudre de lait, qui seront bradés sur le marché mondial à grand renfort de subventions à l’exportation. Des quotas laitiers seront mis en place en 1984 pour limiter cette surproduction.

L’agriculture devient l’un des enjeux majeurs des négociations commerciales internationales, d’abord avec le GATT (accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) jusqu’en 1994 et l’accord de Marrakech (accord concluant un cycle de négociations commerciales de 1986 à 1994 et instituant la future Organisation mondiale du commerce), puis avec l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995 qui intégrera pleinement l’agriculture dans les négociations commerciales internationales, imposant ainsi ses disciplines multilatérales.

C’en est fini de « l’exception agricole ». Les mesures qui permettaient de réguler les marchés agricoles, de stabiliser les prix, de constituer des stocks publics alimentaires, les subventions aux exportations, les droits de douane, sont réduits ou bannis, pour répondre aux attentes des États-Unis, notamment, et d’un libre-échange mondial. La PAC évolue donc et épouse les thèses du marché par sa réforme de 1992 et applique des paiements directs aux producteurs, baisse des prix garantis pour les rapprocher des cours mondiaux.

La logique du productivisme est désormais bien installée et s’exerce à chaque échelon : sélection variétale, nouvelles pratiques culturales issues de l’expérimentation, R&D (recherche et développement) sur les produits transformés et essor de l’industrie agroalimentaire, organisation logistique et rationalisation des productions concentrées sur les espèces végétales et races d’animaux à plus forte valeur ajoutée.

Ces années-là voient également la mise en marché de premiers OGM (organismes génétiquement modifiés) qui font débat, pendant que des milliers de têtes de bétail sont abattus pour contenir l’expansion de la maladie de la vache folle. Collectivement, c’est le début d’une prise de conscience sur le fait que « quelque chose ne tourne pas rond ».

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Le verdissement du modèle agricole actuel : entre mirage et renoncements

Les réformes de 2003 puis de 2013 porteront de nouvelles ambitions vers une agriculture durable en appliquant un découplage des aides (versées à l’hectare et non en fonction du volume de production), puis en renforçant la conditionnalité environnementale (préservation de zones d’intérêt écologique ; diversification des cultures ; maintien de prairies permanentes). Un tournant vers l’agroécologie certes, mais toujours dans un cadre mondialisé qui majoritairement vise à la course aux rendements et profits, et démontre chaque jour sa faible considération pour l’environnement.

Aujourd’hui, au sein de l’Union européenne, un nouveau tournant vers une agriculture de transition écologique tente d’être enclenché. Il s’agit de mettre en œuvre, dès 2024, la déclinaison agricole du Green Deal européen de 2019 qui doit permettre d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, conformément aux engagements de l’Accord de Paris.

Ce Pacte vert vise notamment la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires chimiques, engrais chimiques, d’atteindre 25% de surfaces cultivées en agriculture biologique et de consacrer certaines surfaces productives à la jachère, avec notamment des aides mobilisables assujetties à un éco-régime. Qui peut s’opposer à ces mesures alors que le climat s’emballe ? L’opinion publique, les scientifiques, non, mais l’agrobusiness assurément oui. Si une partie mineure de la profession conteste ce verdissement de l’agriculture, amenant un recul récent de la Commission européenne notamment sur l’application de mise en jachère et la réduction de 50% des pesticides, ou du gouvernement sur le plan Écophyto à contre-courant de l’approche de « la grande santé », le malaise reste plus global, et la colère demeure.

Un malaise profond

Il faut comprendre que chaque réforme de la PAC devient source d’aléas, à la fois liés à la phase de révision (vers quoi va-t-on nous amener ?), puis à l’appréhension des nouveaux dispositifs (quelle stratégie sera la meilleure pour maintenir mon activité et mon revenu ?) et enfin, pour quel revenu et à quelle échéance.

Ces soixante dernières années, les agricultrices et agriculteurs français n’ont eu de cesse de s’adapter, de réorienter leur trajectoire, d’opérer des choix stratégiques, de prendre les tournants imposés. Ils ont contribué à l’autosuffisance alimentaire, à développer une capacité exportatrice, à alimenter l’essor de l’industrie agroalimentaire. Ils ont rendu les « services » demandés sans aucun « juste retour » leur permettant d’en vivre dignement. Cette forte capacité d’adaptation au modèle imposé est peut-être finalement ce qui conduit au malaise d’aujourd’hui : avoir fait ce qui était attendu, continuer de le faire et ne pas être reconnu.

L’agriculteur est devenu un chef d’entreprise qui vit d’aides directes et non pas du prix de vente de sa production, se calant sur les accords internationaux et les prix d’un marché mondialisé et financiarisé. Ces « primes » viennent en partie sécuriser son chiffre d’affaires mais en aucun cas son revenu. Même si les situations sont très hétérogènes d’une exploitation à l’autre, dans un contexte où les prix des produits et des intrants sont très fluctuants et se conjuguent à l’inflation, la question du « ce qui reste à la fin » est particulièrement prégnante.

Cette insécurité s’accroît également avec des accords commerciaux qui, s’ils sont nécessaires aux échanges mondiaux, aggravent le sentiment d’impuissance et d’un marchandage très éloigné de la fonction nourricière du paysan. Parmi les exemples récents, le Mercosur ou les droits d’importation de l’Ukraine (en particulier sur la volaille) ont suscité de vives réactions. La concurrence s’exerce également en interne à l’Union européenne par distorsion de normes sociales ou de pratiques culturales.

Enfin, les marchés agricoles sont gangrénés par de nouveaux intervenants financiers venus diversifier leur portefeuille, cette spéculation amplifiant les fluctuations des cours et l’instabilité des revenus.

Finalement, une agriculture de firme dicte les politiques agricoles. Elle accentue la spécialisation des terroirs et favorise les grandes cultures. Principalement tournée vers l’export, elle gagne du terrain partout dans le monde à la faveur des accords de libre-échange.

Le terreau de la colère est donc bien là. Une série d’évolutions qui conduisent à une forme d’« effacement » de l’identité professionnelle agricole. S’y ajoute le sentiment d’abandon des pouvoirs publics, d’incompréhension du métier par l’opinion publique qui, poussée à l’extrême de l’agribashing, réduit l’agriculteur à un pollueur, destructeur de la nature, maltraitant avec les animaux.

Le sentiment de culpabilité s’accentue avec la perte de sens du métier fondé sur la noble fonction nourricière et sur la transmission d’un patrimoine, d’un ancrage territorial et de la valeur du travail. Ne sous-estimons pas cette image qui peut paraître désuète mais qui est fortement ancrée et qui constitue sûrement une des raisons de l’adhésion au mouvement et aux multiples soutiens que les agriculteurs ont reçus sur les barrages (91% des Français soutiennent le mouvement des agriculteurs, selon le dernier sondage Odoxa-Backbone Consulting réalisé pour Le Figaro).

La mobilisation des agriculteurs est « inédite » pour François Purseigle, sociologue et spécialiste du monde agricole. Et ce « par le fait que ce sont des agriculteurs qui ont fait des efforts, notamment dans une région comme l’Occitanie qui a misé sur les signes officiels de qualité, sur l’agriculture biologique, sur les circuits courts », mais « qui ne voient pas les efforts récompensés en termes de prix », explique-t-il depuis un point de barrage en Occitanie pour le 12/13 info, le 26 janvier dernier.

Un plan social lent et silencieux

Dans une lettre ouverte datant du 24 janvier dernier, Sébastien Albouy, président de la Chambre d’agriculture de la Haute-Garonne (et adhérent des Jeunes Agriculteurs), pose le constat glaçant d’une agriculture qui progressivement se passe des agriculteurs : « Ce contexte global se traduit par seulement une installation pour trois départs en retraite et le triste record de France de près de 20% de nos terres travaillées à 100% par des entreprises de travaux agricoles et non plus par les agriculteurs eux-mêmes. Si nous continuons dans cette direction, c’est la fin de l’agriculture à taille humaine, c’est également la fin de la vie en milieu rural car, dans une très large partie du territoire, l’agriculture est de loin la principale activité économique»

Réforme après réforme, le nombre d’exploitants n’a jamais cessé de décroître, passant de 2,28 millions en 1950 à 389 000 en 2022. Selon les données du dernier recensement agricole, 100 000 exploitations ont disparu entre 2010 et 2020 et la tendance devrait se poursuivre à un rythme de 1,2 % par an d’ici 2030 si rien n’est fait. Le volume total d’emplois mobilisés par les exploitations, intégrant la main-d’œuvre saisonnière ou occasionnelle, soit 659 500 équivalents temps plein, est en baisse de 11% en dix ans. Selon les projections, l’agriculture pourrait perdre entre 35 000 et 72 000 équivalents temps plein d’ici 2030. Un tiers des exploitants de 60 ans ou plus ne connaît pas le devenir de son outil de production pour les trois années suivantes.

Ces chiffres doivent nous interroger sur l’avenir de la profession, sur le salariat agricole, mais aussi sur l’image qu’elle projette de nos campagnes demain. La nature ayant horreur du vide, il faut davantage craindre la concentration que la déprise, l’agrandissement d’unités existantes au détriment de nouvelles installations.

Mais le paysage et la biodiversité vont-ils y gagner ? La qualité alimentaire va-t-elle s’améliorer ? Le tissu rural, dans lequel les agriculteurs sont particulièrement bien insérés et dont ils sont des acteurs essentiels, va-t-il y gagner en lien social ? Sans bifurcation, sans vision globale, nous ne pourrons répondre que par la négative.

Vers une agriculture rémunératrice et résiliente, pilier de la bifurcation écologique et de notre souveraineté alimentaire

Agriculture productiviste contre agriculture paysanne ?

Soyons clairs, les gouvernements successifs des cinquante dernières années, de gauche comme de droite, n’ont jamais tenté d’infléchir l’industrialisation de l’agriculture, ni de réinterroger l’assujettissement à la doxa dictée par une mondialisation de moins en moins régulée et de plus en plus financiarisée. En réaction à ce modèle, une nouvelle agriculture paysanne plus respectueuse de l’environnement réinvente une manière de produire, souvent adossée à un marqueur local, et qui récrée un lien de proximité avec le consommateur.

Pour autant, le choix exclusif d’un modèle sur l’autre relèverait de la cécité idéologique. Oui, le productivisme et la globalisation des marchés sont une hérésie environnementale, sociale et sanitaire. Le modèle actuel, basé sur le productivisme et l’agrobusiness, est à bout de souffle. D’abord pour les agriculteurs, qui ne pourront pas espérer tirer une juste rémunération de leur travail en continuant dans cette voie. Pour la santé des consommateurs et des agriculteurs eux-mêmes ensuite : le détricotage des normes environnementales n’apportera aucune solution concrète, si ce n’est faire peser un risque sur la santé et la sécurité alimentaire, et à terme sur le revenu des agriculteurs. Pour l’environnement et pour le climat enfin : pollution des eaux et des sols, appauvrissement des sols, effondrement de la biodiversité, destruction des structures paysagères et renforcement des aléas climatiques locaux, contribution au réchauffement climatique planétaire. Mais il faut se rendre à l’évidence : l’agriculture paysanne et l’agriculture biologique ne sont aujourd’hui pas en capacité d’assurer l’autosuffisance alimentaire, à un niveau de prix acceptable pour le consommateur le moins aisé.

Et si la réponse se trouvait alors dans l’éco-socialisme, qui permettrait d’allier un plus juste partage des richesses et la nécessaire bifurcation écologique face à l’urgence climatique ?

Car aujourd’hui, nous n’avons plus le temps d’opposer les modèles. L’urgence sociale et l’urgence climatique doivent nous conduire à combiner solutions immédiates et de moyen terme avec pragmatisme et sérieux. Pour répondre à la crise et permettre de concilier juste rémunération des agriculteurs et protection de l’environnement.

Pour une agriculture résiliente face au changement climatique, pilier de la bifurcation écologique

Trente-six ans après sa création, le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) rappelle, dans son sixième rapport publié en mars 2023,que l’évidence du changement climatique est scientifiquement mesurée et prouvée, ainsi que la gravité des dommages qu’il induit et va de plus en plus induire, le lien causal entre l’emission des gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère et le réchauffement global, et la nécessité d’agir collectivement durant les dix prochaines années. Dans les pays occidentaux et les pays émergents, ces vérités emportent aujourd’hui l’adhésion de près de huit personnes sur dix.

Même si elle contribue également à l’absorption de CO2, l’agriculture est le deuxième poste d’émissions de GES de la France (21% du total national en 2022 selon les données du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire). La politique agricole ne peut dès lors pas s’envisager sans une bifurcation écologique. Une agriculture raisonnée, de « bon sens paysan », fondée sur les cycles de la nature et le retour au collectif, une agriculture bas-carbone, soutenable et qui procure un revenu digne aux agriculteurs.

Les trois leviers de réduction des émissions de GES dans l’agriculture sont d’abord la réduction de l’utilisation des intrants émissifs d’oxyde d’azote des grandes cultures – en effet, les engrais actuels contiennent de l’azote sous sa forme active qui, en contact du sol, produit des réactions microbiennes qui libèrent du protoxyde d’azote. Ce gaz a un pouvoir de réchauffement de l’atmosphère 300 fois plus puissant que le CO2) –, ensuite de moindres émissions de méthane des élevages (liées à la fermentation entérique et aux déjections animales) et, enfin, l’évolution du parc des engins et chaudières agricoles fortement dépendant aux hydrocarbures – l’ensemble des véhicules et machines agricoles fonctionnent au gasoil, et la quasi-totalité des serres et bâtiments d’élevage sont chauffés au gaz. Ils reposent beaucoup sur des changements de pratiques de production, mais aussi sur nos modes de consommation. Il existe peu d’évaluations du coût de la transition environnementale agricole. Seul le rapport Pisani-Ferry et Mahfouz de mai 2023 sur les incidences économiques de l’action pour le climat avance un besoin en investissements de deux milliards d’euros par an à l’horizon 2030, mais ne tient pas compte de l’évolution nécessaire du revenu agricole.

Relever le défi climatique et de la transition alimentaire nécessite une rupture immédiate avec les tendances du passé. Il s’agit d’une véritable révolution des modes de production impliquant la généralisation de l’adoption de pratiques agroécologiques et l’amplification de mesures agro-environnementales. Parfois kafkaïens, assurément complexes, l’application des normes environnementales et les cahiers de charges des démarches vertueuses doivent être « humanisés » et simplifiés, sans pour autant renoncer à leurs objectifs et aux contrôles. La France doit par ailleurs orienter encore plus ses aides vers des structures pratiquant l’agroécologie, la diversification et l’agriculture biologique par des bonifications incitatives ou en rémunérant des missions d’entretien de l’espace et de maintien de la biodiversité, et supprimer progressivement les aides accordées aux systèmes de production induisant de fortes externalités négatives (engrais, phytosanitaires, irrigation inadaptée).

Il est également nécessaire de retrouver le chemin du développement agricole, du collectif, de la coopération, de la mutualisation, pour soutenir des projets ancrés dans les territoires et pour appréhender à quelles échelles peuvent être travaillées les questions d’autonomie et de défis climatique (alimentation, eau, énergie). L’adaptation et la résilience de l’agriculture face aux crises climatiques et sanitaires supposent en outre d’importants accompagnements et financements publics en matière de R&D indépendant. 

Enfin la bifurcation vers l’agroécologie ne peut s’envisager sans justice sociale.En d’autres termes, les aléas de l’adaptation et de la transition agricole, les services écosystémiques et sociaux rendus par les agriculteurs engagés dans des systèmes de production réellement durables (agriculture biologique, agroécologie, agroforesterie, permaculture) doivent être pris en charges collectivement. Rappelons que les aides actuelles de la PAC sont essentiellement liées aux surfaces et non à l’acte de production, avec pour conséquence le fait que 10% des plus gros agriculteurs perçoivent 60% des aides de la PAC.

Enclencher la bifurcation demandera des efforts ; ceux-ci doivent être reconnus à leur juste valeur, et les agriculteurs seront en première ligne. La Nation se doit d’imaginer des dispositifs à la hauteur de ces enjeux. Il pourrait être ainsi envisagé une contribution de responsabilité agroécologique versée à l’activité vertueuse pour la santé (humaine et animale), le climat et la biodiversité, sur fonds nationaux (par exemple en refondant les aides des agences de l’eau sur la prévention des pollutions diffuses) et fonds européens afin de sécuriser une part du revenu des agriculteurs. Cette piste mérite d’être explorée avec sérieux et pourrait constituer un nouveau pilier d’une PAC soutenable et soucieuse du monde agricole.

Pour une agriculture qui part « de l’assiette au champ »

La politique agricole ne peut s’envisager sans le consommateur, sans réfléchir préalablement à ce que nous voulons dans nos assiettes. Chacun mesure le décalage entre les aspirations à accéder à une alimentaire saine, de qualité, sans engrais et sans pesticides, et les pratiques d’achat et de consommation réelles. La période de la pandémie de Covid-19 a fait naître un espoir de rapprochement entre consommateurs et producteurs locaux, mais la force de l’habitude reprenant ses droits et l’inflation des prix des denrées ont eu raison de cette tendance positive. La filière bio notamment est la plus pénalisée par cette conjoncture. En Occitanie, l’effort avait été conséquent et, dès 2011, 20% des surfaces étaient converties en agriculture biologique. Aujourd’hui, les ventes de bio sont en chute libre, les marchés sont saturés faute de débouchés, les prix stagnent et les revenus des agriculteurs bio s’effondrent.

Or, si l’alimentation représentait 38% du total du budget de consommation des ménages en 1960, il représente aujourd’hui près de 18%.

De toute évidence, le consommateur est tiraillé entre injonctions nutritionnelles, questionnements sur la santé, origine du produit, transparence sur les processus de production… et pouvoir d’achat. Aujourd’hui, le modèle agricole part « des champs », de la pression sur la ferme, du nombre d’hectares et de ce qui doit être fait dans les champs. Il faut changer de paradigme, partir des besoins sur les territoires, de ce que nous voulons dans l’assiette. C’est aux pouvoirs publics, en particulier aux collectivités, dans un nouvel acte de décentralisation, de mettre en œuvre des projets alimentaires territoriaux. À leur échelle, les territoires doivent jouer un rôle décisif dans le choix d’aliments locaux pour leurs marchés de restauration collective, dans le « verdissement » des assiettes et dans l’organisation d’une offre locale de produits agricoles de qualité.

En se fixant par exemple des objectifs ambitieux de « 100% fait maison, 100% de produits locaux/bio » dans les établissements scolaires, les collectivités joueraient un rôle structurant pour la transition et l’éducation alimentaire, pour rapprocher les citoyens-consommateurs des filières locales de production (agriculture périurbaine, vente directe, circuits courts et de proximité).

Enfin, doit être lancé le chantier de la « sécurité sociale de l’alimentation », nouvelle branche de la Sécurité sociale qui créerait un droit à l’alimentation saine et qui serait à même de répondre à la fois aux enjeux de la crise écologique, des attentes de la profession agricole et de la lutte contre la précarité alimentaire.

Pour une agriculture du partage de la valeur ajoutée et de la juste rémunération des agriculteurs

La question récurrente est bien celle du partage de la valeur ajoutée qui est captée par l’agro-industrie et la grande distribution. Les agriculteurs ne peuvent plus vivre dignement de leur labeur. Une situation qui fragilise le pacte social passé autrefois avec le monde agricole qui était de nourrir le pays.

L’absence de transparence réelle sur les marges des agro-industriels de l’alimentation et des distributeurs et le contournement de la loi Égalim (dont l’objectif est d’améliorer l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole) grâce à des centrales d’achat basées en dehors de la France révèlent un véritable déséquilibre des relations commerciales, les négociations de prix échappant totalement à l’agriculteur. Par ailleurs, l’inflation sur les produits alimentaires a atteint 20% entre août 2021 et août 2023, selon le suivi de l’Indice des prix à la consommation publié par l’Insee. Dans une lettre ouverte au président de la République, en novembre 2023, quatre associations de consommateurs – Foodwatch, Familles rurales, UFC-Que choisir et CLCV (Consommation, logement et cadre de vie) – dénonçaient « l’explosion des marges des agro-industriels », démontrant que la marge brute de l’industrie agroalimentaire serait passée de 28 à 48% entre fin 2021 et le deuxième trimestre de 2023 tandis que, dans le même temps, l’ensemble des représentants de la profession agricole déplorait une baisse moyenne des prix de vente des produits agricoles de 10%.

Une nouvelle fois donc, on marche sur la tête.

Aujourd’hui, nous devons proposer un nouveau contrat social entre les agriculteurs, producteurs, consommateurs, industriels et distributeurs, basé sur l’encadrement des marges, sur la réglementation et la fixation d’un prix plancher garanti et rémunérateur pour les agriculteurs afin qu’il ne puisse être inférieur au prix de revient, et sur l’interdiction de la « vente à perte ». Un nouveau contrat qui garantisse la visibilité et une juste rémunération pour les agriculteurs.

Pour une agriculture souveraine

La politique agricole ne peut s’envisager sans garantir une certaine souveraineté, d’abord décisionnelle. Le terme de souveraineté a longtemps été taxé d’archaïsme et de réaction mais doit aujourd’hui être réhabilité. Le facteur pénalisant majeur de l’agriculture française est lié à une distorsion de règles environnementales et sociales, aussi bien avec nos voisins européens qu’avec les pays hors Union. Combien de fois entendons-nous «on laisse aujourd’hui importer en France des produits que l’on interdit chez nous» ? C’est une concurrence faussée et déloyale, qui impacte nécessairement l’activité de nos agriculteurs. 

Le rapport sénatorial publié le 28 septembre 2022 s’inquiète de la baisse du potentiel agricole français malgré une balance commerciale excédentaire de huit milliards d’euros en 2021. En vingt ans, la France est passée du deuxième au cinquième rang des exportateurs mondiaux de produits agricoles. La France importe près de 63 milliards d’euros de denrées alimentaires, soit 2,2 fois plus qu’en 2000, et, surtout, elle importe plus de produits de nos voisins européens qu’elle n’en exporte chez eux.

La prospérité de l’agriculture française passe évidement par l’Europe, il ne s’agit pas de sortir du cadre communautaire mais bien de se doter d’outils qui garantissent notre souveraineté alimentaire et la protection de notre agriculture dans le contexte de crise climatique et environnementale : en affirmant la reconnaissance d’une exception agri-culturelle, avec la mise en place de droits de douane sur les produits moins-disants en termes de normes sanitaires et environnementales, ou encore des clauses miroirs dans les accords commerciaux. 

Enfin, la France doit engager une politique foncière et mettre en œuvre un véritable contrôle public sur l’utilisation des terres agricoles, afin d’éviter les concentrations abusives au profit d’une agriculture de firme et la course au « gigantisme », et de favoriser l’installation de nouveaux agriculteurs et le renouvellement générationnel.

« Aujourd’hui, on met l’agriculture dans une quadrature du cercle, on ne peut pas dire « faites mieux et moins cher ». On va devoir démondialiser l’agriculture, aller vers un encadrement des prix, on va revenir à une forme de protectionnisme. Il va falloir accepter de payer la contrepartie des modifications de cahier des charges que la collectivité demande aux agriculteurs » : ainsi s’est exprimé Jean-Marc Jancovici, ingénieur consultant en énergie et climat, fondateur du Shift Project, invité comme grand témoin aux Controverses de l’agriculture et de l’alimentation, organisées le 14 février dernier par le groupe Réussir/Agra sur la question de la transition agro-écologique.

Il faut réinscrire l’agriculture dans notre récit national. La bifurcation écologique et sociale de l’agriculture est à même de répondre aux défis du XXIe siècle. Il s’agit de mobiliser et de transformer de nombreuses politiques publiques (alimentation, solidarité, commerces, santé, environnement, protection des consommateurs, aménagement du territoire, décentralisation), et en particulier de la PAC.

Bien sûr, de telles mesures nécessitent d’assumer de remettre en cause avec volontarisme une longue histoire de la politique agricole. « Quand une politique a réussi, c’est qu’elle a changé le monde et puisque le monde a changé, alors il faut changer de politique », disait un certain Edgard Pisani…

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    La maladie hémorragique épizootique (MHE) est une maladie virale, à transmission vectorielle, affectant les ruminants domestiques (bovins principalement) et sauvages (notamment les cervidés). Le virus est transmis entre les animaux par des insectes piqueurs (moucherons) du genre culicoïde. Originaire d’Amérique du Nord, elle a connu une progression rapide du sud au nord de l’Espagne cet été. En Europe, elle a été également détectée en Italie (Sardaigne et Sicile), au Portugal, en Espagne et, désormais, en France. La MHE provoque des signes cliniques très proches de ceux de la fièvre catarrhale ovine (FCO), comme fièvre, amaigrissement, lésions ulcéreuses buccales et de la mamelle, signes d’hémorragie (sang dans les urines et les bouses…) ainsi que des difficultés respiratoires. Comme la FCO, cette maladie n’est pas transmissible à l’homme. La diffusion rapide de la MHE est liée au mode de contamination par des insectes infectés qui transmettent le virus aux ruminants concernés. Ces insectes résistent à l’hiver et sont transportés par le vent sur de grandes distances. Il n’y a pas de vaccin contre la MHE, et il n’y a pas de traitement à ce jour. Depuis son apparition en France en septembre 2023, la MHE s’est rapidement répandue dans les élevages bovins, en particulier dans le Sud-Ouest.

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