Esclavage, colonisation : des statues en question

Depuis l’assassinat de Georges Floyd le 25 mai dernier, de nombreuses manifestations contre le racisme s’accompagnent de « déboulonnages » de statues d’esclavagistes, de racistes ou de colonialistes dans différents pays. Auparavant, le 22 mai 2020, jour anniversaire de l’abolition de l’esclavage en Martinique, deux statues de Victor Schœlcher sont démontées en Martinique. Jacqueline Lalouette, que la Fondation avait reçue en 2019 pour son ouvrage Un peuple de statues. La célébration sculptée des grands hommes. 1801-2018, revient dans cette note sur ces événements récents et leurs sens au regard de l’histoire et présente des propositions pédagogiques.

Le 25 mai dernier, à Minneapolis, George Floyd, Afro-Américain âgé de quarante-six ans, fut tué lors de son arrestation par quatre policiers. L’un d’eux, l’officier Derek Chauvin, le maintint allongé sur le sol, face contre terre, durant huit minutes et quarante-six secondes en appuyant l’un de ses genoux sur son cou, alors qu’il répétait « I can’t breath » (Je ne peux pas respirer). Filmée par un témoin, cette terrible scène suscita aux États-Unis, puis dans le monde entier, une immense émotion.

S’ajoutant à des meurtres antérieurs de même nature dont les responsables n’avaient pas été sanctionnés ou avaient reçu une sanction sans commune mesure avec la gravité des faits, ce meurtre revigora, s’il en était besoin, le mouvement Black Lives Matter né en 2013 après l’acquittement de l’assassin de l’adolescent noir Trayvon Martin. Avait suivi, dans la nuit du 17 au 18 juin 2015, le massacre, dans une église méthodiste, de neuf Afro-Américains abattus par un jeune suprémaciste néonazi. Puis, le 12 août 2017, dans le cadre d’une manifestation de suprémacistes voulant empêcher le retrait d’une statue du général Robert E. Lee à Charlottesville, un suprémaciste avait lancé une voiture-bélier sur des contre-manifestants, tuant une militante anti-raciste blanche âgée de trente-deux ans, Heather Heyer. En 2015, comme en 2017, s’ensuivirent des déboulonnages, officiels ou non, de monuments érigés à la mémoire de généraux confédérés (Robert E. Lee, Stonewall Jackson, etc.), de Jefferson Davis, président des États confédérés, ou encore de Nathan Bedford Forrest, l’un des fondateurs du Ku Klux Klan. La colère s’était aussi abattue sur les monuments glorifiant Christophe Colomb, considéré comme l’initiateur du génocide des Indiens et même de la traite négrière.

« Le fracas des statues qu’on déboulonne »

Les États-Unis et le Canada

Quasi immédiatement, comme en 2015, comme en 2017, la colère se tourna contre tous les monuments pouvant évoquer l’esclavage et les thèses suprémacistes, à commencer par les statues des généraux confédérés. Au total, d’après une liste dressée par Wikipedia (« List of monuments and memorials removed during the George Floyd protests »), entre le 30 mai et le 12 juin 2020, vingt-quatre statues de personnalités furent retirées ou détruites ou vandalisées, ou bien encore firent l’objet de débats. Il faut y ajouter dix-huit monuments dédiés aux combattants confédérés. Ces quarante-deux monuments, qu’il est impossible de présenter tous ici, se répartissent entre seize États, essentiellement des États du Sud, la Virginie étant le plus représenté avec sept monuments de personnalités et cinq monuments collectifs.

Certains furent retirés par les manifestants, par exemple, le 6 juin dernier, la statue en pied du général Williams Carter Wickham, sculptée par Edward V. Valentine et érigée dans le parc Monroe de Richmond (Virginie) en 1891 ; souillée de peinture rouge, elle fut abattue et un manifestant aurait ensuite uriné dessus ; le piédestal reçut les inscriptions Fuck et BLM. D’autres descendirent de leur piédestal à l’initiative des autorités. Ainsi, à Mobile (Alabama), la statue en pied de Raphael Semmes – ancien corsaire au bénéfice des États du Sud avant d’être promu amiral puis de devenir brièvement général de brigade – fut déboulonnée le 5 juin, sur décision du maire. Le 4 juin, le gouverneur de Virginie prit la décision de retirer la statue équestre du général Robert E. Lee, inaugurée à Richmond en 1890, œuvre d’Antonin Mercié, l’un des sculpteurs français les plus prolifiques en effigies de grands hommes, mais cette décision aurait été bloquée par un juge. Le 8 juin, le piédestal monumental de cette statue, couvert d’inscriptions (« Fuck », « Black Lives Matter », « ACAB » pour « All cops are bastards »), servit à la projection lumineuse du visage de George Floyd.

À l’instar de ce qui s’était passé quelques années plus tôt, les iconoclastes s’en prirent aux monuments dédiés à Christophe Colomb. Pour sauver celui de New York, une très haute colonne supportant une statue du navigateur, par Gaetano Russo, installée en 1892 sur le Columbus Circle, le maire, Bill de Blasio, se prévalut de l’avis d’une commission créée en 2018 et de l’appui du gouverneur, Andrew Cuomo. Pour celui-ci, le monument constitue « un hommage à la contribution de la communauté italo-américaine à New York » et doit donc être conservé en dépit de certaines actions de Christophe Colomb « que personne ne défendrait ». Mais la statue du Gênois érigée à Boston, dans le North End Park, fut décapitée, comme elle l’avait déjà été en 2006, puis retirée par la municipalité. À Richmond, le 9 juin, son effigie fut déboulonnée par la foule, traînée jusqu’à un lac proche où elle fut jetée. Celle de Miami fut vandalisée, reçut les inscriptions peintes « Black Lives Matter » et George Floyd ; la police arrêta plusieurs auteurs de ces actes. Le 10 juin, à Saint-Paul (Minnesota), à l’appel d’un activiste amérindien nommé Mike Forcia, des dizaines de personnes arrachèrent de son socle la statue de Christophe Colomb, œuvre du sculpteur Carlo Brioschi, érigée devant le Capitole en 1931. La statue gisant au sol, des Amérindiens dansèrent et chantèrent au son du tambour, sous le regard d’un cordon de policiers, matraque en main. Enfin, le 12 juin, une autre statue de Christophe Colomb, celle de Camden (New Jersey), est décapitée par ses opposants durant l’opération de retrait décidée par la ville. Le même jour, une discussion fut lancée à propos du sort de la statue de Christophe Colomb érigée à Wilmington (Delaware).

Par rapport à ces actes, qui se ressemblent tous plus ou moins, une initiative trancha par son originalité. À Richmond, un fan de Gwar (groupe de trash metal dont les membres revêtent des costumes inspirés par la science-fiction) lança une pétition pour que la statue du général Robert E. Lee fût remplacée par celle de Oderus Urungus, pseudonyme du chanteur David Murray Brockie, mort en 2014, qui se présentait sous les traits d’un humanoïde barbare âgé de quarante-trois milliards d’années, venu du monde intergalactique, plus précisément de la planète Scumdogia.

Des États-Unis, le mouvement gagna le Canada, à propos d’une seule statue, celle de John Alexander Macdonald, Premier ministre du Canada de 1867 à 1873, puis de 1878 à 1891. Acteur essentiel de l’histoire du Canada dans le second XIXe siècle, il fut statufié dans trois villes de l’Ontario (Ottawa, Hamilton et Kingston), ainsi qu’à Montréal. Mais d’aucuns lui reprochent d’avoir réalisé un véritable « génocide culturel » par l’assimilation forcée des Indigènes, incluant la scolarisation forcée dans des internats où il était interdit de s’exprimer dans les langues vernaculaires. D’après Le Figaro du 11 juin, les appels se sont multipliés pour demander le retrait de la statue montréalaise, œuvre de George E. Wade, érigée place du Canada en 1895, à quoi s’oppose la maire, Valérie Plante, qui appelle à un dialogue public sur cette question. En revanche, le 15 juin, une statue de l’ancien Premier ministre placée dans l’hôtel de ville de Victoria (Colombie britannique) a été retirée à la demande de Ron Sam, chef de la nation songhee, qui avait valoir que « le retrait de la statue représenterait une importante étape vers le chemin de la réconciliation ». L’effigie a été remisée dans un entrepôt en attendant qu’il soit définitivement statué sur son sort, l’objectif du conseil municipal n’étant pas « d’effacer l’histoire ». Pendant l’opération, des manifestants, couverts du drapeau canadien, ont chanté l’hymne national, O canada .

Le Royaume-Uni

Des événements comparables se déroulèrent dans plusieurs villes du Royaume-Uni, avec un décalage de quelques jours. Là aussi, les actions iconoclastes peuvent être rangées en plusieurs catégories. À Bristol, le 7 juin dernier, la statue d’Edward Colston, statufié comme philanthrope et bienfaiteur de la ville – il avait fait bénéficier la ville de son immense fortune constituée grâce au négoce des esclaves –, fut jetée à bas de son socle et, selon la BBC, un manifestant posa un genou sur le cou de bronze pour reproduire le geste que Derek Chauvin a fait sur George Floyd. Puis, une foule, majoritairement jeune (et blanche), la traîna jusqu’au port, ou jusqu’à la rivière Avon (selon les sources), et la précipita dans l’eau. Dans La Croix du 11 juin 2020, Dominique Taffin, directrice de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, précise que depuis plusieurs années « des historiens et des activistes dénonçaient le rôle joué, au XVIIe siècle, par cet homme dans le commerce triangulaire » ; peu avant les événements du 7 juin, la ville avait fait voter la pose de panneaux explicatifs. Repêchée le 11 juin, la statue d’Edward Colston doit maintenant prendre place dans les collections du musée de la ville.

Mais, à Londres, deux statues furent retirées à l’initiative de la ville ou d’une institution. Située West India Quay, dans le quartier des Docklands, la statue de Robert Milligan, marchand d’esclaves et propriétaire de plantations en Jamaïque, aurait probablement fini comme celle d’Edward Colston si, à la suite de manifestations, la municipalité n’avait décidé de la faire retirer ; l’opération de déboulonnage fut menée à bien le 9 juin. Il en fut de même pour la statue de Thomas Guy, marchand spécialisé dans le commerce de librairie, qui possédait des actions dans la South Sea Company et s’était aussi enrichi grâce à la traite. En 1721, il fonda le Guy’s Hospital, devant lequel fut élevée sa statue en pied, dont les militants anti-racistes exigèrent le retrait. Comprenant que la vue de statues de personnes associées au trafic d’esclaves puisse blesser et provoquer la colère, reconnaissant les méfaits engendrés par le racisme, l’administration de l’établissement a décidé d’enlever cette effigie tout en attendant les avis de la commission mise en place par le maire de Londres pour régler ces questions.

À l’inverse, à Oxford, les manifestants n’ont pas encore gagné leur combat contre la mémoire de Cecil Rhodes, ancien magnat de la mine et colonisateur d’une partie de l’Afrique qui prit ultérieurement son nom, la Rhodésie – actuelles Républiques de Malawi, Zambie et Zimbabwe. Le 9 juin, jour des funérailles de George Floyd à Houston, des milliers de jeunes gens, très majoritairement blancs, se rassemblèrent pour demander le retrait de la statue en pied de Cecil Rhodes figurant sur la façade de l’Oriel College, où Cecil Rhodes avait été étudiant. Ils observèrent huit minutes et quarante-six secondes de silence ; ils brandissaient des pancartes portant l’inscription « Rhodes must fall », « Time to hit the Rhode (sic) », « Dismantle white supremacy », etc. En dépit du succès d’une pétition qui recueillit 240 000 signatures, de l’appui de conseillers municipaux d’Oxford, de membres du Labour, l’Oriel College ne cède pas. Pour sa direction, la statue est un témoignage de la complexité de l’histoire et de l’héritage du colonialisme, question qui doit se régler par le dialogue ; le vice-chancelier affirma que Nelson Mandela n’aurait pas réglé « un problème complexe » en adoptant « une solution simpliste ». La situation est également bloquée pour les anti-racistes d’Edimbourg où, depuis 1821, la statue de Henry Dundas, vicomte Melville, trône au sommet d’une haute colonne, à St Andrew Square. Or, alors qu’il était secrétaire d’État à la Guerre et aux Colonies, Henry Dundas s’était opposé à l’abolition de l’esclavage, qu’il aurait retardée d’une quinzaine d’années. Depuis le début du mois de juin, une pétition circule pour réclamer la suppression de ce monument. Les pétitionnaires demandent également que le nom de Henry Dundas disparaisse de l’onomastique urbaine et soit remplacé par celui de Joseph Knight, un esclave jamaïcain, qui, en 1778, avait réussi à se faire libérer en prouvant que la législation écossaise ne reconnaissait pas l’esclavage. Une photographie publiée sur le site du Daily Record montre la base de la colonne portant de nombreuses inscriptions, le nom de George Floyd et le sigle BLM.

Le cas de la statue londonienne de la monumentale statue de Winston Churchill, due au sculpteur Ivor Robert-Jones et inaugurée en 1973, est encore différent. Le 8 juin, sur son piédestal, sous le patronyme Churchill, l’inscription « was a racist » fut tracée en grosses lettres noires. Il est reproché au « vieux lion » d’avoir tenu des propos méprisants et injurieux envers les Indiens, les Chinois, les Irakiens et d’avoir été responsable de la famine qui tua trois millions d’Indiens en 1943, ou du moins de n’avoir rien fait pour y remédier. Ému par les mauvais traitements réservés à Winston Churchill, Boris Johnson déclara : « The statue of Winston Churchill in Parliament Square is permanent reminder of his achievement in saving this country – and the whole of Europe – from a fascist and racist tyranny ». Le 12 juin, la statue fut enclose dans un caisson d’acier qui la protège de la vindicte iconoclaste.

Enfin, la statue de Robert Baden-Powell – présenté comme homophobe, raciste et partisan des thèses nazies – inaugurée en 2008 dans le comté de Dorset offre encore un autre cas de figure. Sur les avis de la police du Dorset, le conseil de Bournemouth, Christchurch et Poole décida de la retirer, ce qui ne put se faire car Robert Baden-Powell a trouvé des amis en la personne d’anciens militaires et d’anciens scouts qui campent désormais aux côtés de sa statue pour la protéger.

Après la mise à bas de la statue d’Edward Colston, un groupe a créé un site web nommé « Topple the Racists » recensant les statues et les monuments (écoles et autres) censés « célébrer le racisme et l’esclavage » et dressé une carte interactive pouvant être progressivement enrichie. Y figurent les noms de l’amiral Nelson, de Robert Peel, de Lord Kitchener, de Francis Drake, de Stanley, des rois Charles II et James II, etc. La liste des « indignes » s’allonge au fil des jours. Une pétition lancée le 13 juin pour demander le déboulonnage de la statue de Gandhi érigée à Leicester en 2009 avait recueilli près de cinq mille signatures dès le lendemain. Il est reproché au Mahatma d’avoir méprisé les Noirs et d’avoir été un « prédateur sexuel ». Faisal Devji, professeur d’histoire à l’université d’Oxford, juge ce débat « absurde » et se demande comment Gandhi, qui avait certes des « failles », comme tous les hommes, peut être ramené au même plan qu’un marchand d’esclaves ; quant à la députée travailliste Claudia Webbe, elle fait savoir que la communauté noire locale n’exprime aucune envie de toucher à cette statue. La statue de Gandhi érigée à Londres, Parliament Square, en mars 2015, sera-t-elle visée à son tour ? Avant d’être contesté aujourd’hui en Angleterre, Gandhi le fut au Ghana, où sa statue fut déboulonnée en décembre 2018, et en France, où l’une de ses statues, érigée à Drancy le 2 octobre 2015, fut vandalisée très peu de temps après son inauguration.

La Belgique

La Belgique est aussi fortement touchée par la tentation iconoclaste, mais l’attention se concentre sur les statues du roi Léopold II, qui posséda le Congo en propre de 1884 à 1908 – à cette date, le Congo fut annexé au Royaume de Belgique. L’exploitation de cette « colonie privée », où le souverain ne se rendit d’ailleurs jamais, se fit sur la base d’un régime de terreur qui aurait provoqué la mort de dix millions de personnes. Mais, sur le sol belge, surnommé « le roi bâtisseur », Léopold II, qui transforma la physionomie de Bruxelles et d’autres villes, est honoré par un grand nombre de statues. Celles-ci ne pouvaient échapper à l’épuration anti-raciste actuelle, menée activement outre-Quiévrain par un collectif nommé « Réparons l’histoire ». Une pétition lancée le 2 juin pour demander le retrait de toutes les statues de Léopold II recueillit 38 500 signatures en deux jours. Le 5 juin, une étudiante de l’Université de Mons nommée Marie-Fidèle Dusingize, se présentant comme « afro-descendante », mit en circulation une autre pétition relative à un buste de Léopold II présent au sein de la faculté Warocqué d’économie et de gestion ; cette œuvre avait été retirée du hall de l’établissement vingt ans auparavant et placée dans un local où elle était peu visible ; malgré tout, l’université la fit transporter dans ses réserves le 9. À cette date, la grande statue équestre de Bruxelles, œuvre de Thomas Vinçotte et François Malfait installée près du Palais royal en 1926, fut vandalisée : les mains du roi furent peintes en rouge, afin de rappeler le sang des Congolais, et le mot « pardon » tracé en grandes lettres blanches sur sa poitrine. Le même jour, la municipalité d’Anvers fit retirer la statue en pied élevée dans un square du secteur d’Ekeren, que des manifestants avaient partiellement peinte en rouge et incendiée ; envoyée au musée Middelheim pour restauration, elle y demeurera. Le 11, à Auderghem (Bruxelles), un buste érigé Square du Souverain, dont la suppression était demandée par des militants depuis plusieurs années, fut déboulonné après avoir reçu de la peinture rouge ; une photographie de Patrice Lumumba le remplace.

La Suisse

En Suisse, la ville de Neuchâtel, est à son tour gagnée par la fièvre iconoclaste. À dire vrai, elle l’avait déjà été en 2019, date à laquelle l’université avait débaptisé l’espace Louis Agassiz – Louis Agassiz était un glaciologue internationalement reconnu, par ailleurs partisan de thèses racistes et ségrégationnistes – pour lui substituer le nom de Tilo Frey, Helvético-Camerounaise, membre du Parti libéral radical, élue à la chambre basse (le Conseil national) de l’Assemblée nationale suisse en 1971. En juin 2020, surgit le nom de David de Pury, négociant international enrichi grâce au commerce des diamants, du bois de l’Amazonie, mais aussi du commerce triangulaire qu’il pratiquait depuis Lisbonne et, par ailleurs, propriétaire au Surinam d’exploitations mises en valeur par des esclaves, toutes informations que récusent les défenseurs de sa mémoire. Quelle qu’ait été l’origine de son immense fortune, David de Pury – qui, de son vivant, avait financé l’hospice – la légua à la ville de Neuchâtel qui put ainsi édifier un hôtel de ville, se doter d’une bibliothèque et de deux collèges et détourner la rivière Seyon. La ville lui rendit hommage en lui élevant une statue en pied en 1855. Le 10 juin, un collectif baptisé « Collectif pour la mémoire » lança une pétition pour demander le retrait de son effigie et son remplacement par une « plaque commémorative en hommage à toutes les personnes ayant subi et subissant encore aujourd’hui le racisme et la suprématie blanche ». Jusqu’à présent, les pétitionnaires n’ont pas eu gain de cause, mais leur initiative n’a toutefois pas été sans effet, car la statue devait être nettoyée et un échafaudage avait déjà été dressé ; accomplir le travail de remise en état de la statue dans un tel contexte pouvant passer pour une provocation, l’échafaudage fut retiré.

La France

Le cas de la France diffère de celui de tous les pays précédents, car la destruction de deux statues martiniquaises de Victor Schœlcher, à Fort-de-France (œuvre d’Anatole Marquet de Vasselot, 1904) et à Schœlcher (œuvre de Marie-Thérèse Lung-Fu, 1965) remonte au 22 mai, date de la commémoration de l’abolition de l’esclavage en Martinique (en métropole, cette journée est fixée au 10 mai, par référence à la loi Taubira du 10 mai 2001). Antérieure à la mort de George Floyd, cette destruction ne présente donc aucun lien avec elle – bien que le rapprochement ait été fait ensuite – et se situe dans la continuité d’actes de vandalisme commis antérieurement, notamment en 2013. Cette date du 22 mai ne doit rien au hasard : elle correspond à une révolte des esclaves martiniquais inscrite dans un contexte très particulier. Un mois après la révolution de février 1848, le 24 mars, le Journal officiel de la Martinique publia une circulaire de François Arago, ministre de la Marine et des Colonies, annonçant la prochaine libération des esclaves. De son côté, avant même d’être arrivé sur place, le commissaire général (gouverneur) de la Martinique, François Auguste Perrinon, fit une déclaration pour demander aux Noirs d’accorder leur confiance aux Blancs, annoncer « une ère nouvelle » et recommander à tous « Patience, espérance, union, ordre et travail ». En mars, les incidents se multiplièrent entre les esclaves, de plus en plus impatients d’obtenir leur libération, et leurs maîtres (les békés) dont quelques-uns furent assassinés. Le 20 mai, un esclave du nom de Romain fut emprisonné pour avoir battu le tambour pour rythmer le travail, ce qui contrevenait aux ordres de son maître. Il fut libéré le lendemain, sur ordre du premier adjoint du maire de Saint-Pierre, Pierre-Marie Pory-Papy, mulâtre acquis aux thèses de l’abolition. Alors que la foule exprimait sa satisfaction dans la rue, le maire de la commune du Prêcheur ordonna à la gendarmerie de tirer : il y eut trois morts et dix blessés. La révolte éclata, trente-trois colons périrent dans l’incendie de leur demeure et vingt esclaves furent tués dans les combats. À la fin de la journée, Saint-Pierre était à feu et à sang, le maire démissionna laissant sa place à Pierre-Marie Pory-Papy qui persuada le général Rostoland, gouverneur provisoire, de proclamer l’abolition. Le 24 mai, le Journal officiel de la Martinique publia un arrêté ainsi rédigé : « Considérant que l’esclavage est aboli en droit qu’il importe à la sécurité du pays de mettre immédiatement à exécution les décisions du gouvernement de la métropole pour l’émancipation générale ans les colonies françaises ; arrête en son article 1er que l’esclavage est aboli, à partir de ce jour, à la Martinique. » Le commissaire général Perrinon arriva le 3 juin porteur d’un décret stipulant que l’esclavage prendra fin dans la colonie deux mois après son arrivée. Ainsi, grâce à la révolte, les esclaves furent libres le 24 mai et non le 3 août.

Les activistes proclament que Victor Schœlcher n’est pas leur sauveur. Une vidéo montre deux très jeunes filles affirmant : « Nous en avons assez, nous, jeunes Martiniquais, d’être entourés de symboles qui nous insultent. » La Ligue de défense noire africaine publia un communiqué intitulé « Déboulonnage des statues de Victor Schœlcher en Matinik » dans lequel figurent ces lignes : « […] Nous avions déjà averti les politiques français et africains de l’urgence de déboulonner, et de jeter littéralement dans les “poubelles de l’Histoire” les anciens bourreaux de nos peuples ; tels les bienfaiteurs des esclavagistes comme Victor Schœlcher qui a obtenu que la France dédommage les esclavagistes et qu’elle dépouille les affranchis de justes réparations ! […] Avant que la population ne mène elle-même le nettoyage nécessaire qui est juste, la LDNA conseille aux gouvernements de procéder lui-même, au renommage (sic) des rues, places, et lycées ainsi qu’au déboulonnage et à la crémation des statues, au nom de Charles de Gaulle (la statue des Champs-Élysées), Napoléon, Joséphine de Beauharnais, François Mitterand (notamment la bibliothèque en son nom), Jacques Chirac (notamment le musée en son nom), Louis XIV (place des Victoire à Paris et devant l’entrée du musée du Louvre), et bien sûr Victor Schœlcher ! La LDNA – dont le leader est Egountchi Behanzin (Behanzin était un roi du Dahomey, déporté en 1894 en Martinique, puis envoyé en 1906 en Algérie où il mourut la même année) – soutient pleinement la démarche courageuse des militants martiniquais et martiniquaises et condamne fermement toute tentative d’intimidation et de répression envers les militants martiniquais pleinement légitimes à revendiquer leur droit à la décolonisation réelle. »

Emmanuel Macron condamna ces actes et des personnalités martiniquaises s’opposèrent à ce type d’action. Trouvant « bien triste » la destruction des statues, l’écrivain Patrick Chamoiseau distingue soigneusement Schœlcher du schœlchérisme, défini comme une « idéologie assimilationniste » visant à « occulter la résistance incessante des esclaves », à taire leur héroïsme pour mieux glorifier « une France abolitionniste généreuse ». Patrick Chamoiseau rappelle qu’Aimé Césaire ne demanda jamais le retrait de la statue de Schœlcher à Fort-de-France et qu’il était opposé à l’effacement de la « réalité historique ». Enfin, il se dit attristé par « la nuit politique qui s’abat sur la Martinique, s’accompagne d’une absence de pensée politique des plus préoccupantes ». Le Grand Orient publia le communiqué suivant : « […] Nul ne peut nier son action au sein du courant abolitionniste français du XIXe siècle. Et parce qu’il fut un architecte du décret d’abolition du 27 avril 1848, Victor Schœlcher mérite la reconnaissance qui lui est due. Cet acte de destruction doit nous interpeller sur la nécessité d’une pédagogie de cette période de la libération des esclaves dans les colonies françaises. Pédagogie qui permettrait, sans remettre en question le rôle des abolitionnistes, de mettre en lumière et de faire émerger par des symboles forts, le rôle des acteurs que l’histoire a jusqu’ici minoré. Ces hommes et ces femmes à qui on avait dénié toute humanité et qui par leur résistance incessante ont arraché leur liberté. Affirmer cela n’exonère en rien les auteurs de ce vandalisme du caractère inadmissible de leur acte. »

La situation est beaucoup plus calme en métropole. La statue assise de Colbert devant l’Assemblée nationale – depuis 1989, il s’agit d’un moulage et non de la statue originelle de Jacques-Edme Dumont, installée en 1810 – est l’une des rares effigies mises en cause. Le 6 juin, au cours d’une manifestation (interdite), des militants de la LDNA s’approchèrent de l’Assemblée nationale, à laquelle un cordon de gendarmes mobiles les empêcha d’accéder. Une vidéo, tournée par Jonathan Moadab, montre un de leurs orateurs leur leader, Egountchi Behanzin (Behanzin était un roi du Dahomey, déporté en 1894 en Martinique, puis envoyé en 1906 en Algérie où il mourut la même année) désignant Jean-Baptiste Colbert comme « ce gros fils de p…, qui a écrit le Code noir, qui a dit que les Noirs n’étaient pas des êtres humains ».

Il existe d’autres statues de Victor Schœlcher et de Jean-Baptiste Colbert, qui jusqu’à présent ne sont pas inquiétées, pas plus que d’autres effigies qui pourraient pourtant éveiller la colère des militants anti-racistes. Il ne me paraît pas pertinent de les nommer et de les situer, comme un site breton, pourtant très hostile à ces démolitions, l’a fait pour une ville du littoral atlantique, donnant paradoxalement la liste d’une dizaine de statues susceptibles d’être prises à partie.

Le 13 juin dernier, sur LCI, le cas de deux autres statues a été mis en avant, celles du général Faidherbe à Lille et de François Mahé de La Bourdonnais, à Saint-Denis de La Réunion. Le monument Faidherbe, œuvre du sculpteur Antonin Mercié et de l’architecte Paul Pujol, fut inauguré à Lille le 29 octobre 1896. L’inscription portée sur le piédestal de cette très belle statue équestre signale bien que Louis Léon César Faidherbe fut « gouverneur du Sénégal 1863-1865 », mais rien sur ce monument n’évoque cette fonction. Les deux figures féminines sont, respectivement, la ville de Lille, avec sa couronne crénelée, et la représentation allégorique de l’Histoire, assise, en train d’écrire. Quant aux bas-reliefs, ils représentent les batailles de Pont-Noyelles (ou de l’Hallue, 23-24 décembre 1870) et de Bapaume (2-3 janvier 1871) au cours desquelles s’illustra Faidherbe lors de la guerre de 1870-1871. C’est donc bien le général commandant en chef l’Armée du Nord qui est honoré dans la capitale des Flandres. En 2018, dans le sillage de l’affaire de la statue du général Robert A. Lee à Charlottesville, un collectif nommé « Faidherbe doit tomber » coordonné par le journaliste Thomas Deltombe milita pour la disparition de ce monument. Pour ses membres, qui étaient en rapport avec un « Collectif sénégalais contre la célébration de Faidherbe », Faidherbe incarne le mythe du « bon colonisateur », alors que sous son gouvernorat des villages furent « réduits en cendres ». D’après LCI, « on » reproche à François Mahé de La Bourdonnais, « son passé colonialiste » à l’île de La Réunion et à l’île Maurice ; sa statue, œuvre de Louis Rochet, inaugurée en 1856, fut vandalisée en 2011, est-il précisé. Ce qui est reproché à de La Bourdonnais, c’est d’avoir, quand il était gouverneur des Mascareignes, organisé la chasse aux Nègres marrons (fugitifs), acheté des esclaves et en avoir fait travailler pour des constructions publiques. Sur FranceTV Info, deux photographies montrent son effigie de bronze portant, sur l’une, une pancarte noire avec, en lettres blanches, l’inscription « Je suis raciste » et sur l’autre une pancarte de même aspect disant « Je suis esclavagiste » ; sur ce second cliché, la tête de Mahé de La Bourdonnais est cachée par un tissu blanc. Pour le moment, ses deux autres statues ne semblent pas être contestées.

Apparemment, et assez curieusement d’ailleurs, d’autres pays européens ne figurent pas sur la scène de ces débats et de ces troubles. Les statues de Christophe Colomb érigées en Italie (Gênes et Santa-Margherita), en Espagne (Barcelone, Séville) ne semblent pas menacées. Qu’en est-il de celles qui sont élevées en Amérique du Sud ? Des navigateurs autres que Christophe Colomb, Henri le Navigateur, Vasco de Gama, etc. ne semblent pas inquiétés. L’apparente absence des Pays-Bas, où la Compagnie des Indes orientales fut si puissante, est bien faite pour étonner elle aussi. Ce petit tour d’horizon mène aussi en Australie où la statue de James Cook, à Melbourne, a été vandalisée à diverses reprises durant ces dernières années.

Il faudrait également faire le tour des États africains. En 2015, le mot d’ordre « Rhodes must fall » s’imposa et la statue assise de Cecil Rhodes érigée devant l’université du Cap fut déboulonnée en 2015 ; peu après la statue en pied de Rhodes élevée à l’université de Stellenbosch (Afrique du Sud) disparut à son tour ; au Memorial Rhodes, Rhodes fut défiguré. D’autres monuments, représentant la reine Victoria, Paul Kruger, etc. furent retirés. Peut-être ne reste-t-il plus de monuments « déboulonnables » en Afrique du Sud, en Zambie, au Zimbawe. Dans les États ayant été autrefois des possessions françaises, certaines statues ont été retirées il y a plusieurs décennies, par exemple celles qui avaient été érigées en Algérie. À Madagascar, les effigies de Joseph Gallieni et de Jeanne d’Arc furent retirées dans les années 1970. À Saint-Louis du Sénégal, la statue en pied du général Louis Faidherbe – présenté par les uns comme un gouverneur bâtisseur, par les autres comme un impitoyable colonisateur – a nourri la contestation. La statue réalisée par Gustave Crauk, inaugurée en 1887, tomba accidentellement en 2018, après de fortes pluies ; les autorités la firent replacer sur son piédestal, s’attirant ainsi les critiques de militants. À Douala, en 2013, un activiste précipita au sol la statue du maréchal Leclerc et se fit photographier un pied sur sa tête. Mais, en ce printemps 2020, rien de tel ne transpire sur la toile.

Quelques pistes de réflexion

Les quelques actions ici recensées montrent que les statues contestées, menacées, détruites représentent des personnages appartenant à des catégories diverses : militaires, négociants négriers, législateurs, hommes politiques, découvreurs et explorateurs ayant vécu à des époques différentes, jusqu’à cinq siècles plus tôt. Aucun personnage directement lié à la traite ou à l’exploitation des esclaves n’a été statufié ès qualité, si l’on ose dire, et la première tâche consiste à consulter les sources se rapportant à leurs statues, afin de mettre en évidence les motifs ayant conduit à leur statufication. En revanche, les colonisateurs, militaires ou civils, furent bien honorés, au moins partiellement, à cause de leur contribution à la conquête et à l’administration de l’Empire français. Il apparaît aussi clairement que les actes iconoclastes correspondent à des initiatives variées émanant d’historiens engagés, d’activistes militants – descendant ou non des populations noires ou indiennes –, mais aussi de municipalités dont l’action s’explique par des motifs divers. Certaines agissent par conviction, d’autres se sentent tenues d’accorder satisfaction aux adversaires des statues pour éviter des troubles, d’autres encore les retirent après qu’elles ont été vandalisées, enfin les dernières le font pour les protéger. Parmi les démolisseurs les plus actifs, il convient probablement de distinguer ceux qui se contentent de s’en prendre aux statues de ceux qui nourrissent un dessein plus vaste : la réécriture complète de l’histoire des pays occidentaux. Ainsi, le 30 mai, le compte Twitter officiel de la LDNA afficha ce message : « Le monde a changé ! La France de Clodion le Chevelu, de Jeanne d’Arc, ou de Philippe Pétain ou de Charles de Gaulle n’est plus ! Aujourd’hui la France c’est la France de la LDNA. »

Il serait intéressant de suivre minutieusement le déroulement d’une destruction : qui décide de lancer l’attaque d’une statue, sur quel mot d’ordre ? On peut supposer que les réseaux sociaux jouent un rôle non négligeable. Intéressant aussi de connaître le sort réservé à la statue abattue. Le traitement infligé à certaines (Edward Colston à Bristol, Christophe Colomb à Richmond) évoque l’ancien supplice symbolique posthume réservé aux cadavres traînés sur une claie. Les statues sont pour ainsi dire traitées comme des personnes : on les décapite, on les souille, on trace sur elles des inscriptions souvent déshonorantes (« Fuck »). De la vision de ces tristes exhibitions de statues déboulonnées émane une impression de sauvagerie et de haine de soi et de son histoire – quand les acteurs en sont des populations « non descendantes de… » – assez effrayante, à laquelle s’ajoute l’inquiétude que peut faire naître toute tentative de mise en place d’une police de la pensée. Les mauvais traitements infligés aux statues devraient aussi amener à s’interroger sur la question patrimoniale, qui n’intéresse pas, cela va de soi, les activistes, mais qui ne semble guère retenir non plus l’attention des commentateurs qui parlent des statues sans jamais citer un nom de sculpteur, une date d’inauguration, comme si cela n’avait aucun intérêt.

Indépendamment de cette question patrimoniale, des débats (infinis) se rapportent au bien-fondé ou au danger des retraits et des destructions, à la nécessité de réécrire ou de « réparer » l’histoire par des méthodes d’effacement, d’« invisibilation » ou, au contraire, par des pratiques rationnelles et pédagogiques. Il est inutile de les ressasser ici. Je me hasarderai simplement à émettre quelques remarques. Les premières se rapportent aux statues d’hommes considérés comme des bienfaiteurs et des philanthropes (Edward Colston à Bristol, Thomas Guy et Robert Milligan à Londres, David de Pury à Neuchâtel). Plutôt que de s’en prendre simplement à leurs statues, ne serait-il pas plus rationnel et logique de conduire le processus à son terme, de détruire tout ce qui fut construit grâce à leur fortune (mal acquise). Pourquoi garder des bibliothèques, des hôpitaux, des collèges, des équipements urbains réalisés grâce à l’exploitation des peuples africains et, pendant longtemps, réservés au bien-être de populations exclusivement blanches ? Dans un tel contexte, s’en prendre aux seules statues paraît presque pusillanime… (Au passage, il serait peut-être bon de rappeler, plus souvent qu’on ne le fait, comment les personnes embarquées vers l’Amérique arrivaient sur les côtes…).

Si l’on retient le point de vue pédagogique visant non à effacer l’histoire, mais à la corriger en portant à la connaissance de tous des informations tues auparavant, quels moyens faut-il adopter ? Les panneaux explicatifs seront-ils vraiment plus lus que les inscriptions portées sur les piédestaux des statues, ou que les petits panneaux historiques placés dans les rues de Paris – c’est un exemple – devant lesquels il est rarissime de voir des passants s’arrêter ? D’ailleurs, les passants s’arrêtent aussi rarement devant les statues auxquelles ils ne font pas plus attention qu’aux arbres ou aux réverbères. N’existe-t-il pas d’autres moyens ? La projection lumineuse du visage de George Floyd sur le piédestal de la statue du général Robert E. Lee, à Richmond, n’offre-t-elle pas une piste intéressante ? En 2017, l’association Handicap International utilisa aussi la statue lyonnaise de Louis XIV pour faire passer un message relatif aux bombardements de la population syrienne grâce à une « exposition rétro-éclairée ». Et l’on songe aussi à une utilisation sonore des statues, comparable au « Murmure des statues », que l’association lyonnaise Space Opera a créée grâce à une application dédiée, Troubadour Story. Après le déboulonnage de la statue d’Edward Colston, Bansky a émis une idée intéressante, qui n’était peut-être qu’une suggestion malicieuse : remettre la statue sur son socle, et installer au pied de celui-ci les statues de trois ou quatre hommes tenant des cordes passées autour de l’effigie honnie qu’ils sont en train de faire basculer. Cela permettrait de faire d’une pierre deux coups : Edward Colston serait toujours présent dans l’espace public, mais on verrait bien quel sort méritait sa statue.

On peut encore songer à des « contre-monuments », c’est-à-dire des monuments rendant hommage aux esclaves et à leurs libérateurs. Il en existe plusieurs (en nombre insuffisant, certes) en France métropolitaine ou ultra-marine : les statues de Toussaint-Louverture à Bordeaux (Ludovic Booz, 2005) et à La Rochelle (Ousmane Sow, 2015), le colonel Louis Delgrès (Matouba, Saint-Claude, Pointe-Noire, et diverses autres communes en Guadeloupe, tous dus au sculpteur Didier Audrat), les statues de l’esclave dite la Mulâtresse Solitude, pendue le 29 novembre 1802, rendue célèbre en 1972 par un roman d’André Schwarz-Bart (commune des Abymes, Guadeloupe, réalisée par Jacky Poulier, 1999 ; à Bagneux, réalisée par Nicolas Alquin, 2007), de l’esclave Gertrude, pendue en 1822 (Petit-Bourg, Guadeloupe, créée par Michel Rovelas), de l’esclave Géréon (Saint-Denis-de-La Réunion, réalisée par Henri Maillot-Rosély, 2013), Joseph Ignace, mort le 25 mai 1802 lors du suicide collectif, à Matouba, de trois cents hommes assiégés par les troupes du général Richepanse (commune des Abymes, Guadeloupe, Jacky Poulier, 1998). Plutôt que de détruire les statues de Victor Schœlcher, n’aurait-il pas été plus intelligent et plus constructif d’ériger à ses côtés une statue de Cyrille Bissette, grand militant abolitionniste dès les années 1820 ? Il existe aussi des monuments allégoriques ou symboliques se rapportant à l’abolition de l’esclavage comme le monument de Fabrice Hyber, appelé Le Cri, l’Écrit, inauguré au Luxembourg en 2007, ou le monument de Driss Sans-Arcidet (connu sous le nom de Musée Khômbol), érigé place du général Catroux en 2009 pour remplacer la statue du général Dumas (érigée en 1913 et refondue sous Vichy).

On pourra encore souligner le fait qu’il n’existe probablement que très peu de statues entièrement consensuelles et, certainement, qu’aucun homme ou aucune femme n’est entièrement « innocent » au regard de l’histoire. Quiconque consultera l’article de Jean-François Lopez intitulé « Les investissements de Voltaire dans le commerce colonial et la traite négrière : clarifications et malentendus » et la fiche qui en a été tirée pour le site de la Société Voltaire pourra se demander si Voltaire mérite vraiment des statues dans l’espace public. On méditera notamment sur les passages relatifs à « la participation indirecte » de Voltaire à l’esclavage, « tout d’abord en tant que consommateur de produits coloniaux : sucre, café, cacao. L’offre d’une production organisée de ces denrées n’existait que parce qu’il y avait, en Europe, une demande, un marché, des consommateurs pour la stimuler et lui donner tout son sens d’activité économique rentable. Voltaire était un grand consommateur de ces aliments de luxe, et très attentif aux événements qui pouvaient, sur les îles françaises, perturber leur production et par contrecoup sa propre consommation ».

Voilà qui permet d’approfondir la question des rapports à l’esclavage des classes supérieures et aisées des XVIIe et XVIIIe siècles et offre d’exaltantes perspectives aux démolisseurs de statues…

Nota Bene : Ce texte a été finalisé le 15 juin 2020. Un article intitulé « Esclavage, colonisation, iconoclastie (2015-2020) » peut-être lu sur le blog de la Société d’Histoire de la Révolution de 1848 et des autres Révolutions du XIXe siècle

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