Éric Zemmour se revendique régulièrement de Jacques Bainville. Quelles en sont les raisons ? La comparaison entre le polémiste et cet auteur du début du XXe siècle est-elle justifiée ? Frédéric Potier et Louis Garrand livrent leur analyse pour l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation.
Le 21 avril 2021, Éric Zemmour signe un papier dans Le Figaro pour présenter la seconde édition d’un livre1Christophe Dickès, Jacques Bainville, les lois de la politique étrangère, Paris, Bernard Giovanangeli, 2008. L’ouvrage est réédité en 2021. portant sur Jacques Bainville, « un Cassandre si actuel2« Éric Zemmour : “Jacques Bainville, un Cassandre si actuel” », Le Figaro, 21 avril 2021. ». À peine deux mois plus tard, dans une vidéo qui l’interroge sur ses velléités présidentielles, il file la comparaison avec Jacques Bainville. « J’ai depuis vingt ans annoncé, prophétisé, en vain pour l’instant, en disant : voilà ce qu’il va arriver. J’ai longtemps pensé que cela suffisait. […] Là, en voyant les états d’âme de Jacques Bainville3Vers la fin de sa vie, Jacques Bainville aurait dit à son fils Henri qu’il regrettait de pas avoir été plus investi dans la vie politique française. Voir le livre de Christophe Dickès, Jacques Bainville, les lois de la politique étrangère, op. cit.… Peut-être qu’il faut passer à l’action car la prévision, la prédiction, même la prophétie ne suffit pas. » Le matin du 28 juin 2021, les Français découvrent dix mille affiches « Zemmour président » placardées dans 86 départements4Selon Stanislas Rigault, fondateur du mouvement Génération Z.. Le lendemain, son éditeur Albin Michel annonce la fin de leur collaboration. L’éditeur justifie cette rupture en expliquant qu’Éric Zemmour « veut devenir un homme politique, engagé dans un combat idéologique personnel ». Le 8 septembre 2021, son acquittement pour des propos racistes et xénophobes tombe le même jour qu’une décision du CSA qui convient désormais que chacune des prises de parole de Zemmour devra être décomptée en prévision de la présidentielle de 2022.
Éric Zemmour semble avoir bel et bien des intentions présidentielles. Il est pertinent de s’interroger sur sa motivation, évoquée plus haut : Zemmour ne veut pas rester spectateur et commentateur de l’actualité, comme Jacques Bainville, mais il souhaite être partie prenante de la vie politique française. Ces déclarations posent plusieurs questions, à commencer par deux premières : qui était Jacques Bainville ? Et qu’a-t-il prophétisé ? Ensuite vient la question de savoir si la comparaison de Zemmour à Bainville au XXIe siècle est bien pertinente.
Jacques Bainville, parangon du récit nationaliste de l’histoire de France
Pour commencer, Jacques Bainville est d’un autre temps. Il commence ses activités d’écriture autour de 1900, avec la publication d’une biographie sur Louis II de Bavière. Mais très vite, dans l’entourage de Charles Maurras qu’il rencontre à la même époque, il va jouir d’un crédit hors norme. Il lit tous les jours sept ou huit journaux afin qu’aucune donnée ne lui échappe, puis il commente l’actualité en écrivant dans plusieurs journaux, royalistes ou pas. Aussi, sa production écrite est importante : romans, théâtre, livres d’histoire… avec de nombreuses rééditions. C’est un véritable intellectuel de son temps. À sa mort en 1936, un an après son élection à l’Académie française, rares sont les bibliothèques où il ne figure pas.
Mais quel rapport avec des « prophéties » ? Elles ne viennent finalement que d’une seule œuvre, Les Conséquences politiques de la paix, parue en 1920. Avec sa connaissance de l’histoire croisée franco-allemande, Bainville émet des hypothèses sur ce que pourrait être l’Allemagne après le traité de Versailles de 1919, et sur les causes de la guerre à venir. Par exemple, la nouvelle république allemande trouverait sa voie entre un nationalisme romain et un socialisme moscovite : une sorte de national-socialisme en somme. Bainville avance aussi que, lésé par ses pertes territoriales, le nouvel État allemand aurait à cœur de fédérer toutes les terres de culture allemande en dehors de ses frontières (Autriche, Tchécoslovaquie, Sudètes, Alsace…). Finalement, la géopolitique européenne des années 1930 et 1940 lui donne raison. C’est un fait très troublant, si bien que l’ouvrage a été réédité en 1920, il l’est encore en 1935, 1939, 1940 (en Allemagne), 1941, 1942, 1995, 1996, 20025Dans une édition aux côtés de Les Conséquences économiques de la paix de Keynes. et 2013. Ce livre lui donne un crédit incroyable encore jusqu’à maintenant. Finalement, ce crédit rejaillit sur toute son œuvre, et la postérité – à travers la bouche de Zemmour – dit ceci : « Bainville avait raison. »
Le reste de l’œuvre de Jacques Bainville – pour ce qui relève de ses ouvrages sur l’histoire de France, qui sont les plus vendus encore aujourd’hui – est à prendre avec des pincettes. Déjà en 1929, concernant son Histoire de France, Jean-Rémy Palanque écrivait que « les idées historiques de M. Bainville sont des idées politiques6« Un professeur agrégé d’histoire. Les idées historiques de M. Jacques Bainville », Études sur les doctrines de l’Action française, n°3, 1929 p. 96.. » Mais la chose politique travestie en histoire est dangereuse, car seul l’œil de l’initié peut la démasquer.
Zemmour et l’école d’Action française
On peut se poser la question de la pertinence d’un Zemmour se comparant à un Bainville. Il ose la référence car il voit deux parallèles entre eux : son opposition à la Ve République et cet opposant à la IIIe République, d’une part ; d’autre part, Zemmour hurle que la guerre avec l’ennemi fantasmé de l’intérieur (musulmans, migrants, féministes, homosexuels, minorités et progressistes en tous genres) est inévitable, comme la Seconde Guerre mondiale avec l’Allemagne qui a été annoncée par Bainville. Pour le polémiste, le parallèle est envisageable car Bainville n’a pas la réputation d’un personnage particulièrement sulfureux. Il est même très peu connu en dehors de l’école intellectuelle de droite. C’est un travailleur, un penseur, et le calme de son caractère en fait un clerc respectable qui contrebalance tous les aspects négatifs qu’on attribue d’ordinaire à l’Action française. Zemmour n’ignore pas le royalisme de Bainville, mais c’est un moindre mal s’il considère que sa clairvoyance transcende le discours politique. L’école de la droite contemporaine met en avant la singularité de l’intellectuel au sein de l’Action française et le fait qu’il n’était pas antisémite.
On peut noter que cette réception contemporaine de Jacques Bainville est passée par quelques filtres. Tout d’abord, la défense de Jacques Bainville quant à son antisémitisme est précaire : rien ne permet de dire qu’il ne l’était pas. En revanche, certains de ses mots nous permettent de penser qu’il pouvait l’être. Dans « Le vieil utopiste », paru en 1927, Jacques Bainville écrit à propos de l’écrivain allemand Heinrich Heine que son style est teinté par « la grande impureté de son sang, c’est la névrose juive qui fait de Henri Heine un poète malsain, un poète à déconseiller et à éviter7Jacques Bainville, « Le vieil utopiste », numéro spécial des Cahiers d’Occident, n°3, première année, Paris, Librairie de France, 1927, p. 72. ». Dans l’absolu de l’antisémitisme (on l’est ou on ne l’est pas), ça n’a pas de sens de dire que Bainville était moins antisémite que Maurras, même si l’on peut dire qu’ils ne l’exprimaient pas avec la même virulence. Certes, ce n’est pas une dominante de son œuvre comme dans celle de Maurras, mais présenter Jacques Bainville comme un non-antisémite avéré est, sauf preuve du contraire, un mensonge.
Ensuite, on doit noter que sa réception en tant qu’historien repose principalement sur un usage des mots confus, sur des raccourcis qui, accumulés, ne veulent plus dire grand-chose. Tout d’abord, qu’est-ce qu’un historien ? Est-ce que tout le monde peut être un historien s’il s’intéresse à l’histoire ? Des ouvrages comme ceux de Jean-Rémy Palanque et de Jacques Reboul s’attachent à montrer que le qualificatif d’historien est tout relatif8Dans le contexte précis de la IIIe République. car il s’attribue aussi bien à l’érudit qu’à l’universitaire qui effectue un travail de profondeur reconnu par ses pairs. Dans Les Idées historiques de M. Jacques Bainville et M. Bainville contre l’histoire de France, les deux auteurs montrent que la méthode historique de Bainville manque de rigueur et que son récit national est sujet à caution. L’entourage du royaliste a bien conscience de cette faiblesse, et les hommages de Paul Ballaguy et Amédée Britsch dans la Revue universelle du 1er mars 1936 prouvent que, même après sa mort, le débat autour de sa réception en tant qu’historien n’est pas clos. Selon Philippe Ariès, « on peut dire que l’Action française a créé une manière particulière d’écrire l’histoire, devenue très vite un genre littéraire ». C’est peut-être ce genre littéraire qui hante les lignes et les interventions quotidiennes d’Éric Zemmour.
Enfin, il est intéressant de relever un lien entre les thèses politiques défendues par Jacques Bainville et celles défendues par Éric Zemmour. Le royaliste souhaite un retour à la royauté car l’Action française juge que la bonne tenue de la France est liée à un pouvoir fort, continu (à vie et/ou héréditaire), central, incarné par la personne du roi. Les contre-pouvoirs liés aux institutions démocratiques et républicaines sont des freins à l’hégémonie française durant toute l’histoire contemporaine, selon Bainville. Zemmour partage cette vision des choses, comme il l’exprime à Béziers le 16 octobre 2021, lorsqu’il parle « d’enlever le pouvoir aux contre-pouvoirs ». Aussi, lorsqu’il défend la mémoire de Pétain, d’une façon ou d’une autre, il défend la figure qui, pour les royalistes de la collaboration, est celle d’un Pétain presque royal. L’Action française sait pertinemment qu’au XXe siècle, un retour à la monarchie d’Ancien Régime serait difficile à instaurer. En revanche, un régime présidentiel autoritaire, non élu et sans contre-pouvoirs serait une forme de monarchie contemporaine. D’un point de vue philosophique et politique, Zemmour partage cette vision puisqu’il refuse la recherche du consensus démocratique et qu’il veut gouverner uniquement pour sa majorité.
Finalement, force est de constater que Zemmour fait référence à Bainville comme à un modèle à suivre. Néanmoins, il semble pertinent de se poser la question : quel modèle ? Celui d’un journaliste mort il y a quatre-vingts ans, historien douteux, antisémite discret. La réception contemporaine de Bainville tend à aseptiser sa mémoire sulfureuse pour n’en garder que cet adage : en 1919, Bainville avait raison. Il a tout prévu, rien n’a été fait (pas même par l’Action française), la guerre a eu lieu et on oublie la collaboration enthousiasmée de Charles Maurras. Zemmour, en s’identifiant à Bainville, fait deux choses : il s’arroge le crédit de celui qui a prédit dans une seule de ses œuvres la Seconde Guerre mondiale, mettant tout le reste de son œuvre sur le même plan ; ensuite, il se présente comme un prophète du déclin de la France, comparant ce déclin supposé au drame humain, réel, dramatique, qu’a été la Seconde Guerre mondiale.
- 1Christophe Dickès, Jacques Bainville, les lois de la politique étrangère, Paris, Bernard Giovanangeli, 2008. L’ouvrage est réédité en 2021.
- 2« Éric Zemmour : “Jacques Bainville, un Cassandre si actuel” », Le Figaro, 21 avril 2021. »
- 3Vers la fin de sa vie, Jacques Bainville aurait dit à son fils Henri qu’il regrettait de pas avoir été plus investi dans la vie politique française. Voir le livre de Christophe Dickès, Jacques Bainville, les lois de la politique étrangère, op. cit.
- 4Selon Stanislas Rigault, fondateur du mouvement Génération Z.
- 5Dans une édition aux côtés de Les Conséquences économiques de la paix de Keynes.
- 6« Un professeur agrégé d’histoire. Les idées historiques de M. Jacques Bainville », Études sur les doctrines de l’Action française, n°3, 1929 p. 96.
- 7Jacques Bainville, « Le vieil utopiste », numéro spécial des Cahiers d’Occident, n°3, première année, Paris, Librairie de France, 1927, p. 72.
- 8Dans le contexte précis de la IIIe République.