Quels enseignements tirer de la première loi travail pour réussir la seconde ? Après nous avoir livré une première « leçon », Chloé Morin et Adrien Abecassis poursuivent leur analyse des perceptions des Français pour l’Observatoire de l’opinion de la Fondation, en nous en donnant une deuxième autour de « l’importance du cadrage initial ».
Nous savons, notamment grâce aux travaux de Georges Lakoff et aux progrès réalisés ces dix dernières années en matière de sciences cognitives, à quel point le « cadrage » est déterminant dans le domaine politique. La manière dont on engage un débat, le terrain sur lequel on choisit de mener la bataille de l’opinion, les valeurs sur lesquelles on décide de s’appuyer sont essentielles pour déterminer la manière dont un message – ou, en l’occurrence, une réforme – est reçu. L’usage d’un mot plutôt qu’un autre, le titre d’une loi, la nature des arguments déployés dans un débat comptent plus que ce que nous, citoyens du pays de Descartes, attaché à la suprématie de la raison sur l’émotion, sommes souvent prêts à reconnaître.
Évidemment, ce que l’on appelle le « cadrage » comprend à la fois ce que l’émetteur, en l’occurrence le gouvernement, dit (ses « intentions ») ; ce que l’on comprend du fond de la réforme (les mesures, les équilibres en jeu) ; mais aussi tout ce que l’on peut appeler « le contexte » (en particulier la confiance que l’on a dans le gouvernement pour faire ou non des choses justes ou efficaces, ou encore la présence d’autres acteurs dans le débat, etc.). Or, force est de constater que rien de cela n’existait ou n’a pu être construit lorsque la loi travail a été présentée, en février 2016, par le gouvernement.
Au moment où le projet de réforme est lancé, par l’effet d’accumulation de promesses non tenues sur « l’inversion de la courbe du chômage » et la répétition du mantra « la reprise, elle est là » depuis les premiers mois du mandat de François Hollande, la confiance dans le gouvernement pour mener une telle réforme était extrêmement faible. Ainsi, début janvier 2016, alors que 64 % des Français jugeaient que le gouvernement « mettait tout en œuvre pour lutter contre le terrorisme », ils n’étaient que 22% à penser qu’il « mettait tout en œuvre pour lutter contre le chômage ».
Le gouvernement ne pouvait donc s’appuyer sur aucun capital de confiance et de bienveillance pré-existant, qui aurait pourtant été nécessaire pour rendre l’opinion réceptive à ses arguments. 14% seulement des Français pensaient que « la politique menée par François Hollande et le gouvernement est efficace », et 23% pensaient qu’elle était « juste » : la question n’était même plus celle de l’efficacité du gouvernement, mais l’intentionnalité, c’est-à-dire la volonté d’améliorer les choses sur le front de l’emploi, était elle-même mise en cause.
Le mur du scepticisme à franchir était donc à ce moment-là particulièrement élevé. Il aurait fallu, pour le surmonter, que le gouvernement se montre particulièrement convaincant par les arguments déployés, les intentions affichées, les mesures prises, pour espérer renverser les perceptions. Or les « intentions » du gouvernement n’ont pas été clairement articulées et comprises. Pourquoi faire cette loi, à ce moment-là du quinquennat, alors que plus personne ne semblait attendre de réforme majeure ?
Les premiers éléments de communication sur la loi sont intervenus dans un contexte politique qui ne pouvait qu’accroître le brouillage autour de la parole gouvernementale: difficultés d’arbitrage liées aux rivalités internes au gouvernement ; majorité fracturée par un interminable débat sur la déchéance de nationalité ; prises de position dans la perspective de la présidentielle… Le fait que les premiers éléments de contenu du projet de loi soient révélés aux français à travers une fuite dans Le Parisien n’a évidemment rien arrangé : le gouvernement s’est immédiatement trouvé en posture défensive, obligé de démentir, corriger, désamorcer la défiance, là où il aurait fallu pouvoir expliquer, rassurer, discuter.
Surtout, la parole gouvernementale sur le sujet n’était véritablement ni claire, ni même unie. La présentation par le gouvernement des intentions de la loi a en effet semblé hésiter entre au moins trois ou quatre récits différents, sans jamais se fixer sur un seul :
- pour certains, il s’agissait ainsi d’une loi « pour l’emploi » : la flexibilité supplémentaire viserait à libérer les entreprises de la « peur de l’embauche », et aurait pour contrepartie une sécurisation accrue du parcours des salariés;
- pour d’autres, c’était une loi pour promouvoir le dialogue dans l’entreprise et améliorer ainsi les conditions de travail;
- pour d’autres encore, l’intention de la loi était d’engager un changement radical de modèle. C’était de ce point de vue une loi très ambitieuse, une démarche radicalement nouvelle, visant à adapter notre modèle social aux nouvelles réalités du marché du travail : « le travail change, les mutations sont importantes, le cadre juridique se doit d’évoluer »;
- alors qu’au même moment, d’autres la décrivaient comme une nouvelle étape, un nouveau pas s’inscrivant dans l’histoire de la lutte pour le progrès social menée par la gauche depuis les lois Auroux.
Une telle confusion des lignes narratives sur les objectifs assignés au projet de loi n’ont abouti qu’à une incompréhension de la part de l’opinion. Celle-ci a donc eu – sur fond de tribunes assassines, de luttes internes au Parti socialiste, et de formules à l’emporte-pièce – tout loisir de prêter au gouvernement d’autres intentions : celle de donner tout pouvoir au patronat, par exemple, ou de chercher (pour Manuel Valls en particulier) à se forger une image de modernisateur pour la suite de sa carrière, ou encore d’exterminer une gauche « passéiste », ou pour ladite gauche d’ouvrir l’inventaire du quinquennat et le procès en trahison de François Hollande.
Dès lors, les mesures proposées, n’ayant pas été encastrées dans un récit global dont l’opinion aurait compris les objectifs, furent elles aussi jugées inefficaces, déséquilibrées entre le « sacrifice immédiat » qu’elles impliquaient et les gains hypothétiques qu’elles semblaient apporter. Personne n’a réellement su démontrer ou soutenir avec suffisamment de force que la loi était là pour créer de l’emploi (ou pour mettre fin à la dualité du marché du travail, ou pour améliorer les conditions de travail, etc.) : par conséquent, peu de temps après sa présentation, seuls 30% des Français estimaient que la loi travail « permettrait de créer des emplois ». Le débat a alors très vite dérivé sur le terrain de l’équilibre protection/flexibilité, patrons/salariés. Or une telle dialectique mène immanquablement à une surenchère de chaque partie.
Personne n’a non plus compris ce qu’était le « CPA » (Contrat première embauche : le nom même est une défaite de communication), dont très peu d’ailleurs avaient entendu parler. Les « protections » qui devaient venir équilibrer le volet « flexibilité » étaient donc vues comme inexistantes : 70% des Français pensaient ainsi que la loi était une menace pour les droits des salariés, alors que 31% déclaraient faire confiance au gouvernement pour mener une réforme du code du travail qui protège les salariés. 30% de bénéfices, 70% d’inconvénients… La loi devint un objet politique flou, une surface de projection idéale pour accueillir toutes les inquiétudes flottantes dans un climat socio-économique difficile.
Enfin, dernier élément de cadrage défaillant : il n’y avait aucune « corde de rappel » ou garde-fous crédible aux yeux de l’opinion. L’insertion du débat au Parlement dans une actualité très décomposée n’a fait qu’accroître la défiance déjà grande des Français vis-à-vis de la représentation nationale. L’absence de nombreux parlementaires le jour du vote de la révision constitutionnelle avait également choqué : si les députés se montraient si inconséquents et n’étaient pas là pour voter la mesure sur la déchéance à laquelle ils s’étaient pourtant farouchement opposés plusieurs semaines, ni sur l’état d’urgence qui est important pour nous protéger, comment pouvait-on leur faire confiance pour défendre les droits des travailleurs ?
Cette défiance à l’égard des parlementaires est venue se télescoper avec le soupçon désormais systématique du « peuple » à l’égard des « élites », l’idée que les politiques exigent sans cesse de nouveaux efforts aux plus fragiles sans s’en imposer à eux-mêmes… Dès lors, l’augmentation du nombre de ministres lors du remaniement effectué peu de temps avant le lancement du projet de loi était venu réactiver avec d’autant plus d’acuité toutes les représentations déjà bien assises : « ils vont nous enlever des droits, mais quand c’est des périodes où il faut serrer la ceinture ils dépensent plus avec six nouveaux ministres », entendait-on alors dans les données qualitatives que nous avions recueillies.
Quant aux syndicats, ils n’étaient pas loin de faire l’objet d’une défiance comparable aux politiques. Un Français sur quatre seulement (27%) déclarait avoir confiance en eux. Ce qui les plaçait au niveau des banquiers (29%) ou des médias (27%)… À titre de comparaison, la confiance accordée aux grandes entreprises était largement supérieure (43%), sans parler des PME (80% de confiance… au même niveau que l’armée ou les hôpitaux).
Il n’y avait donc, dans le débat qui était sur le point de s’engager, aucune instance dans laquelle les Français auraient pu placer leur confiance pour défendre leurs intérêts. Aucune garantie, aucune corde de rappel : soit le gouvernement parvenait à expliquer et convaincre, seul, du bien fondé et de la justesse de sa réforme, soit il n’y parvenait pas et il n’y aurait alors rien ni personne pour rattraper les choses.
Un cadrage défaillant, un texte de loi très mal engagé… et, pourtant, la partie n’était pas perdue d’avance pour le gouvernement.
Fin février, 92% des Français étaient certains qu’en matière de chômage « on n’a pas tout essayé ». Dans l’absolu, les Français adhéraient à la plupart des pistes de réforme, et même les plus libérales n’étaient pas rejetées en bloc : 60% souhaitaient ainsi une réforme « en profondeur » du code du travail. Mais voilà : ils ne croyaient pas le gouvernement capable de « mener une telle réforme du code du travail qui protège les salariés » (31%). Autrement dit, l’opinion aurait pu être prête à passer d’un modèle à l’autre, mais pas n’importe comment, pas sans explications claires, pas sans garanties concrètes.
Ce qui a manqué, c’est un projet à la fois radical et clair. Or jamais le gouvernement n’a expliqué concrètement les limites qu’il ne dépasserait pas, n’a articulé clairement dans ses discours l’objectif de souplesse pour les entreprises avec de nouvelles protections pour les salariés (alors que 60% des Français pensaient spontanément que ces deux objectifs étaient difficilement compatibles – ils avaient donc besoin d’être convaincus), ni n’a montré – par des paroles, des déplacements ou des postures – un souci réel du social ou des conditions de travail, qui auraient pu crédibiliser sa promesse. Là sont les défis du gouvernement Philippe.