Alors que le gouvernement dévoile ce jour le détail du contenu des ordonnances visant à réformer le droit du travail, Chloé Morin livre quelques enseignements de la précédente loi Travail, pour éviter que le débat déraille.
Tout débat politique portant sur des sujets aussi clivants et potentiellement anxiogènes que la réforme du code du travail peut donner lieu à des évolutions, dans un sens ou dans un autre, de l’opinion publique. Nous avons démontré – dans une précédente note – l’importance pour un gouvernement du « cadrage » du débat en amont du débat, afin de se prémunir le mieux possible contre les arguments et critiques – plus ou moins fondés… – que ses opposants ne manqueront pas de mobiliser contre lui. L’absence de cadrage présente en effet des risques majeurs en termes d’opinion : si, pour une raison ou une autre, le débat venait à « dérailler » à un moment donné, il est par la suite extrêmement difficile de revenir en arrière. Un gouvernement se laissant déborder par les arguments de ses opposants au moment où l’opinion se cristallise perd ainsi presque toute capacité à « renverser la vapeur » par la suite.
Deux indicateurs laissent penser que tout danger n’est pas totalement écarté pour le gouvernement : les Français gardent plutôt un a priori négatif sur les intentions gouvernementales et les implications que cette réforme aura pour eux (sondage Elabe pour BFMTV), ce qui les prédispose à retenir plus facilement les informations qui viendront confirmer leurs craintes (le fameux « biais de confirmation »), et leur connaissance précise de la réforme reste très lacunaire, ce qui implique qu’ils pourraient faire évoluer leurs jugements en fonction des informations qu’ils pourront recevoir dans les jours qui viennent. Les jours qui viennent seront à ce titre décisifs pour un gouvernement qui, jusqu’ici, a très bien su désamorcer les craintes.
Pour démontrer comment un débat peut échapper au contrôle de ceux qui l’ont lancé, et la vitesse à laquelle l’opinion publique peut se former et se figer de manière quasi-irréversible, retour sur la « loi travail » du printemps 2016.
Afin de comprendre l’impact que la « loi travail 1 » a eu sur l’opinion à long terme, il convient tout d’abord de la replacer dans le climat politique de l’époque : une France encore très marquée par les attentats de novembre 2015, une gauche assommée par les scores obtenus par le Front national aux régionales, un sentiment d’enlisement sur le front du chômage et un pessimisme grandissant quant à la capacité à le surmonter. À l’issue des régionales, qui avaient vu le Front national atteindre le score historique de 27,10%, on se souvient que certains responsables politiques – à l’image de Jean Pierre Raffarin ou Manuel Valls – avaient prôné une forme « d’union nationale » pour l’emploi. Mais ce fut le débat sur la déchéance de nationalité – mesure largement approuvée par l’opinion, à près des deux tiers – qui satura le débat politique pendant les semaines suivantes. Au point de susciter une profonde lassitude chez les Français et d’accroître l’exigence d’action sur les domaines jugés « prioritaires » – car bien qu’approuvée, la déchéance de nationalité n’a jamais été perçue comme « efficace » pour lutter contre le terrorisme, et relevait donc essentiellement du symbole – et notamment sur le front de l’emploi.
Comme avant chaque annonce majeure du président, les débats et propositions pour l’emploi se sont multipliés au cours de la première quinzaine du mois de janvier. L’urgence économique et la conviction de l’opinion qu’en matière de lutte contre le chômage « on n’a pas tout essayé » expliquent qu’à ce moment là, les Français semblaient assez ouverts à des mesures nouvelles et se montraient tout à fait conscients de la nécessité de réformer le droit du travail. Ainsi, près de six Français sur dix se disaient favorables à raccourcir le délai de contestation en cas de licenciement. Une même proportion se déclarait favorable à la dégressivité des allocations chômage. À ce stade, seule la gauche radicale était déjà fortement mobilisée contre ce type de mesure. Mais déjà, on constatait une grande méfiance de l’opinion s’agissant de certaines des mesures mises sur la place publique : ainsi, une nette majorité s’opposait à l’idée de mettre en place un nouveau contrat de travail plus flexible que le CDI qui pourrait permettre aux entreprises de licencier plus facilement si l’entreprise va mal ou si l’employé n’atteint pas les objectifs qui lui sont assignés (58%). De manière plus globale, des craintes réelles affleuraient déjà dans les études qualitatives, comme celle de voir certains acquis sociaux détricotés.
Dans ce contexte, le premier « plan d’urgence pour l’emploi » présenté à la mi-janvier par le président de la République devant le CESE, bien que la plupart des mesures aient été plutôt bien accueillies (aide pour toute nouvelle embauche pour les TPE, plan pour l’apprentissage et pour la formation aux métiers d’avenir…), n’a pas permis de répondre aux attentes. Celles-ci se sont alors tournées vers la réforme, annoncée de longue date, du code du travail.
La une du Journal du dimanche datant du 31 janvier 2016 illustre bien l’état d’esprit dans lequel se trouvaient alors la plupart des Français : « La France bloquée », encore enlisée dans les débats parlementaires sur la déchéance de nationalité, minée par les conflits sociaux – mouvement des VTC et des agriculteurs – et désespérant d’un président dont elle n’osait plus attendre de décision dont la radicalité et l’audace soient à la hauteur des enjeux en termes d’emploi. Cet abattement fut encore amplifié par une intervention télévisée sans enjeux pour le président – le cœur de la mémorisation en étant le référendum sur Notre-Dame-des-Landes – et un remaniement qui réussit à décevoir par son caractère excessivement politicien alors même qu’on n’en attendait rien…
Il faut d’ailleurs noter que lors de la remise du rapport dit « Badinter » sur la réforme du code du travail, c’est la crainte qu’il soit enterré et que rien de significatif ne soit entrepris par le gouvernement qui dominait dans l’opinion (près de 40% des Français anticipaient alors qu’il n’y aurait pas de réforme). Et si une immense majorité espérait alors une « réforme en profondeur du code du travail », les données de l’équation complexe que le gouvernement allait devoir tenter de résoudre étaient déjà posées : 60% des Français jugeaient impossible d’allier davantage de souplesse pour les entreprises à davantage de protection pour les salariés.
C’est dans ce contexte de tensions, d’attentes et de frustrations qu’intervient, d’abord sous forme de fuite dans Le Parisien (le 15 février), puis sous forme d’interview de la ministre du Travail trois jours plus tard dans Les Échos, l’annonce de la réforme du marché du travail. Initialement plutôt saluée par la presse pour son audace, cette réforme fut immédiatement mal accueillie par l’opinion : dès les premières mesures, les Français manifestèrent le sentiment que cette réforme allait plutôt dans le mauvais sens. L’optimisme dont les sympathisants du Parti socialiste avaient fait preuve encore quelques semaines plus tôt s’est rapidement effondré, et les partis extrêmes se sont immédiatement mobilisés contre le projet – ou du moins ce qu’ils pensaient en connaître.
Car si, très vite, les indicateurs d’adhésion au projet dans son ensemble se sont dégradés, la connaissance du contenu de la loi n’a, pour autant, pas progressé durant les quinze premiers jours de débat. Malgré une notoriété très importante du projet et les débats quotidiens dans les médias, les études faisaient état de très nombreuses zones d’ombre et de contrevérités répandues dans l’esprit de nombreux Français. Par exemple, les Français ne savaient pas dire si les 35 heures allaient être supprimées ou maintenues par la loi, près d’un Français sur deux ne savait pas ce qu’elle prévoyait en matière de rémunération des heures supplémentaires, près d’un sur deux pensait aussi que le CDI allait être supprimé ou ne savait pas se prononcer sur le sujet, ou encore seulement un Français sur quatre avait compris que le minimum de 11h de repos quotidien ne serait pas supprimé. On voit bien là que la première bataille d’Emmanuel Macron et de son gouvernement, s’agissant de son projet de loin, sera certainement celle de la connaissance, ou à tout le moins de la lutte contre les contrevérités…
Parmi les objets de crispation qui semblaient revenir le plus souvent, figuraient les astreintes et permanence (qui ne seraient plus payées), ou le temps de travail (pourra-t-on nous imposer de travailler 48h, voire 60h ?)… mais c’est surtout la « facilitation des licenciements » qui semblât être à la fois le plus visible et inquiéter le plus. Car d’instinct, elle résonne avec les peurs « d’insécurisation » économique et les difficultés déjà très présentes à se projeter dans un avenir. On craint alors, faute d’avoir entendu les conditions d’encadrement de la mesure et les garanties apportées, que le gouvernement n’ouvre la voie à un « licenciement pour tous » – ce qui naturellement avait de quoi effrayer. Dès lors, dans les mesures quantitatives, l’approbation à cette mesure s’effondre : mi-février, après deux petites semaines de débat à peine, 27% seulement l’approuvaient. Soit une chute drastique de 18 points d’approbation en une semaine !
Deux semaines après les premières fuites dans la presse, et au moment où le gouvernement annonçait le report de la présentation de la loi – un geste interprété comme procédant d’une volonté d’apaiser le débat et de revoir sa copie – près des deux tiers des Français considéraient que la loi allait dans le mauvais sens. Seuls les sympathisants de droite considéraient encore, à une courte majorité, que la loi allait dans le bon sens. À partir de ce moment là, aucune discussion, aucune explication, aucun amendement parlementaire, aucun mea culpa n’a fait bouger d’un iota l’opinion sur la loi travail. Formée et figée avec une extraordinaire rapidité, elle échappa totalement au contrôle du gouvernement comme de ses opposants – ceux-ci ayant d’ailleurs moins influencé l’opinion dans la phase de formation de son jugement qu’ils ne l’ont confortée et lui ont fourni d’arguments rationnels a posteriori pour justifier ce qui relevait parfois de l’instinctif.
On mesure bien là l’enjeu de communication pour le gouvernement au moment où nous entrons dans la phase finale du débat. Saura-t-il rester maître de la discussion, continuer à contenir les craintes, et éviter qu’un grain de sable – dont on sait désormais qu’il peut très bien relever de la « fake news » – ne vienne enrayer la machine ?