Enquête complotisme 2019 : le conspirationnisme et l’extrême droite

Dans quelle mesure la proximité avec l’extrême droite est-elle corrélée à l’adhésion aux thèses complotistes ? C’est ce que révèle notamment la deuxième vague de l’enquête de la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch réalisée par l’Ifop sur l’état du complotisme en France. Valérie Igounet, historienne et spécialiste du négationnisme et de l’extrême droite, analyse pour ce quatrième volet de l’enquête la porosité entre les deux courants.

La deuxième vague de l’enquête sur le complotisme confirme plusieurs enseignements par rapport à la précédente, dont celui-ci : le positionnement politique, notamment à l’extrême droite, reste une des variables induisant une adhésion plus forte que la moyenne aux représentations conspirationnistes./sites/default/files/redac/commun/productions/2019/0220/rapport_complot.pdf

À travers cette seconde enquête, les électeurs de Marine Le Pen au premier tour de la dernière élection présidentielle, tout comme les sympathisants du Rassemblement national (RN), montrent leur propension à adhérer davantage que les autres électorats aux différents items conspirationnistes proposés. Certains sont en corrélation avec la matrice idéologique du parti lepéniste. D’autres n’ont aucun rapport avec cette dernière, si ce n’est la croyance à un complot. Par exemple, le climato-complotisme (« Le réchauffement climatique n’existe pas, c’est une thèse avant tout défendue par des politiques et des scientifiques pour faire avancer leurs intérêts ») est deux fois plus prégnant chez les sympathisants du Rassemblement national et chez les électeurs de Marine Le Pen.

Les sympathisants du Rassemblement national souscrivent davantage à une interprétation complotiste que les électeurs de Marine Le Pen à la dernière présidentielle. Les premiers, constituant le noyau dur, sont davantage fidèles au parti lepéniste qui répond politiquement, plus ou moins à long terme, à leurs demandes et à leurs préoccupations tandis que le fait de déposer un bulletin au nom de Marine Le Pen dans l’urne lors de l’élection présidentielle peut être un acte sans suite, reposant sur diverses motivations.

Le Rassemblement national capte davantage les suffrages des complotistes convaincus

L’adhésion lepéniste aux différentes théories conspirationnistes se situe largement au-dessus de celle de l’ensemble de la population soumise à l’enquête. L’électorat du Rassemblement national n’est pas que surreprésenté pour certains items. Il se place, pour la grande majorité, en première position.

Marine Le Pen est la personnalité politique qui capte le plus les suffrages des personnes les plus perméables au complotisme (celles qui sont « d’accord » avec au moins cinq sur dix théories du complot proposées), qui sont surreprésentées chez les sympathisants du Rassemblement national (35% contre 21% en moyenne) et La France insoumise (29%). La sympathie partisane pour le Rassemblement national est, de ce point de vue, le négatif de celle en faveur de La République en marche (9% contre 21% en moyenne).

Ceux qui se reconnaissent dans le Rassemblement national tout comme les électeurs de Marine Le Pen en avril 2017 montrent également une défiance assumée envers certaines institutions – école et justice – et dans les médias. Si un Français sur quatre dit ne pas avoir confiance du tout dans ces derniers, les sympathisants du Rassemblement national et les électeurs de Marine Le Pen sont de loin les premiers à partager cette opinion (respectivement 39% et 38% contre 26% en moyenne). À plusieurs reprises, le parti lepéniste a pointé parmi ses adversaires les « médias officiels » (sic) et les intellectuels. Selon Marine Le Pen, les « médias ont perdu la confiance des Français ». La présidente du Rassemblement national est consciente également qu’une partie des (jeunes) adhérents du Rassemblement national – et de ses cadres – est très critique vis-à-vis des médias et de l’information qu’ils délivrent – notamment la presse écrite nationale – et s’informe avant tout par Internet et les réseaux sociaux. Récemment encore, Jordan Bardella, tête de liste du Rassemblement national aux élections européennes, revendiquait sur France Inter qu’ils avaient le « droit d’avoir un avis divergent ».

Les chiffres enregistrés s’agissant du jugement à l’égard de l’attentat de Strasbourg ne démentent pas ce constat. Les partisans de la thèse d’une « manipulation gouvernementale » visant à détourner l’attention des Français et à créer de l’inquiétude dans la population en plein mouvement des « gilets jaunes » sont ainsi nettement surreprésentés chez les sympathisants du Rassemblement national et les électeurs de Marine Le Pen (respectivement 22% et 18% contre 10% en moyenne). Ils sont ainsi deux fois plus nombreux que le reste des Français à adhérer à la version conspirationniste de cet événement.

 

 

Ils ne sont, en outre que un sur deux (50%) à adhérer à la version présentée par les autorités et relayée par les médias, contre deux sur trois des personnes interrogées (65%) en moyenne. Tandis que les partisans de la formation lepéniste se positionnent à la première place au sein du panel politique pour cette théorie du complot, ils ne sont, en comparaison que 1% au sein des sympathisants de La République en marche à souscrire à l’idée d’un complot gouvernemental.

À noter que 23% de ceux qui « se considèrent comme gilets jaunes » voient dans l’attentat de Strasbourg une manipulation. L’identité et la proximité politique avec le parti lepéniste de certains de ses représentants, à commencer par Maxime Nicolle (alias Fly Rider) qui s’est illustré à plusieurs reprises pour son interprétation complotiste de ces événements, ont été soulignées .

Une adhésion lepéniste élevée…

… aux différentes affirmations relatives à la dissimulation de la vérité

Par exemple, alors que 64% des Français disent être « d’accord » (26% « tout à fait d’accord » et 38% « plutôt d’accord ») avec l’affirmation selon laquelle « il existe des organisations secrètes qui influencent considérablement les décisions politiques », les sympathisants et les électeurs du Rassemblement national et sa représentante se détachent : 77% pour ceux qui se reconnaissent dans le Rassemblement national (76% pour les électeurs de Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle de 2017).

Mêmes remarques pour les deux autres propositions :

  • 61% de l’ensemble des personnes interrogées sont « d’accord » (22% « tout à fait d’accord » et 39% « plutôt d’accord ») avec l’énoncé « Les agences gouvernementales surveillent étroitement les citoyens » ; 75% de ceux du Rassemblement national (72% des électeurs de Marine Le Pen) répondent de même ;
  • pour une moyenne nationale de 54% « d’accord » (18% « tout à fait d’accord » et 36% « plutôt d’accord ») avec les propos « Des événements qui, en apparence, ne semblent pas avoir de lien sont souvent le résultat d’activités secrètes », le Rassemblement national affiche 69% de sympathisants dans cette catégorie.

… aux items relevant d’une lecture complotiste globale

La propension de l’électorat lepéniste à adhérer plus massivement à une grille de lecture complotiste est, une nouvelle fois, incontestable. Cet électorat se situe systématiquement au-dessus des données de l’adhésion de l’ensemble des Français consultés (l’écart pouvant être multiplié par deux).

Comme le montrent les graphiques ci-dessous, sur les dix propositions soumises à l’échantillon ne fait pas référence à un « renvoi » des populations immigrées dans leur pays d’origine, comme le prônent généralement ses partisans. L’enquête d’opinion précédente intégrait cet élément (« [L’immigration] est un projet politique de remplacement d’une civilisation par une autre organisé délibérément par nos élites politiques, intellectuelles et médiatiques et auquel il convient de mettre fin en renvoyant ces populations d’où elles viennent »). Elle recueillait alors l’adhésion de près de un Français sur deux (48% « d’accord ») dont 77% des électeurs de Marine Le Pen (avec 40% « tout à fait d’accord »).

L’adhésion élevée des lepénistes à cette théorie conspirationniste s’interprète somme toute logiquement. Initié par Renaud Camus à partir des années 2010, le « grand remplacement » s’inscrit dans l’idéologie centrale du logiciel frontiste, à savoir la thématique anti-immigration. Il expose le positionnement politique du Front national/Rassemblement national fondé sur le rejet de l’islam qui s’oppose à ce qu’il qualifie de « submersion migratoire », conséquence d’une immigration « devenue impossible à intégrer, encore moins à assimiler ».

Au fil de ses écrits, déclarations et meetings, la présidente du Rassemblement national est revenue plus ou moins explicitement sur cette idée pérenne : la France vit depuis des années une modification, pour ne pas dire une altération de son identité causée par le « phénomène migratoire ». L’islam ne fait pas que rendre « visible » les immigrés. Il (sur)expose l’immigration et met à mal l’identité française. Pour Marine Le Pen, l’alternative est entre la « France, sa souveraineté, son identité, ses valeurs, sa prospérité » et « un pays que nous ne reconnaîtrions plus, qui nous sera devenu étranger ». Comme le note Cécile Alduy, Marine Le Pen « fait allusion à demi-mot » à la thèse de Renaud Camus, vilipendant un « multiculturalisme » qui aurait tenté de « remplacer ce que nous sommes ».

Aujourd’hui comme hier, certains des représentants du Rassemblement national usent régulièrement et explicitement de la thèse du « grand remplacement » ; certains ayant même recours à la sémantique camusienne. Par exemple, Julien Sanchez y a fait, à plusieurs reprises, référence. En janvier 2018, le porte-parole du Rassemblement national, président du groupe Rassemblement national au Conseil régional d’Occitanie et maire de Beaucaire, expliquait avoir « l’impression d’avoir un grand remplacement du porc dans les cantines » (Boulevard Voltaire, 8 janvier 2018) ; des propos qui font suite à sa décision de supprimer dans les cantines des écoles publiques de la ville du Gard les menus de substitution. Plus récemment, il avançait – ainsi que le reprenait le compte Twitter du Rassemblement national le 29 janvier 2019 – qu’« avant de penser à instaurer des quotas d’immigration, il faudrait d’abord penser à instaurer des quotas de #Remigration ».

Le « complot sioniste mondial »

Une personne sondée sur cinq (22% : 7% « tout à fait d’accord » et 15% « plutôt d’accord ») est d’accord avec l’idée selon laquelle « il existe un complot sioniste à l’échelle mondiale ». Ce mythe conspirationniste – un des pivots de l’antisémitisme – reste prégnant au sein du Rassemblement national. Les électeurs de Marine Le Pen sont une nouvelle fois surreprésentés pour cet énoncé. 31% l’approuvent (dont 12% « tout à fait d’accord »). En ce qui concerne les sympathisants du Rassemblement national, 36% sont d’accord (trois fois plus que ceux de La République en marche) dont 15% tout à fait d’accord.

Une étude de la Fondapol de 2014 pointait sensiblement les mêmes données. À la même affirmation souscrivaient 38% des électeurs de Marine Le Pen en 2012 (contre 16% de la population interrogée). Rajoutons que près de un électeur sur deux de Marine Le Pen (49%) déclarait alors vouloir éviter un président de la République juif (contre 21% en moyenne).

Comme pour le « grand remplacement », ces données peuvent s’interpréter en regard de l’histoire du Front national/Rassemblement national. La dédiabolisation du parti, entamée depuis de nombreuses années, est loin d’être achevée même si Marine Le Pen et son entourage ont rompu officiellement avec l’antisémitisme et le négationnisme. Depuis son accession à la présidence du Front national, Marine Le Pen montre clairement qu’elle veut en finir avec le lepénisme, notamment en balayant toute suspicion d’antisémitisme. La rupture avec le Front national historique se situe, entre autres, là.

Sa participation à la marche blanche contre l’antisémitisme (en hommage à Mireille Knoll, une octogénaire juive assassinée) fin mars 2018 ne montrait-elle pas, une nouvelle fois, cette double volonté de s’affranchir de cette étiquette et de s’afficher comme présidente d’un parti pouvant aller jusqu’à défendre et protéger les juifs ? En même temps, les cris de protestation qui visent la présence de Marine Le Pen à ce rassemblement attestent de la prégnance de cette empreinte historique pour nombre de Français.

Tout comme le Front national depuis le congrès de Tours, le Rassemblement national se montre réactif à toutes sortes de propos et/ou dérapages antisémites de la part de ses représentants. Les exclusions de certains cadres du parti (et de Jean-Marie Le Pen fin 2015) entendaient justement symboliser la fin d’une histoire incompatible avec le Front national des années 2010.

Le parti lepéniste de 2019 n’est pas parvenu à se débarrasser de l’héritage paternel notamment sur ce point. L’antisémitisme persiste au sein du Rassemblement national que ce soit chez ses sympathisants, au sein de son électorat ou parmi certains de ses représentants. Dernièrement encore, une élue du Rassemblement national à Agen avait repris sur son compte Facebook (29 septembre 2018) les propos qui ont valu à Jean-Marie Le Pen d’être condamné pour contestation de crime contre l’humanité (« Les chambres à gaz ont été un détail de l’Histoire car effectivement la guerre n’a pas été que ça »). Catherine Lesné a été immédiatement suspendue du Rassemblement national en attendant que la commission des conflits statue sur son exclusion. Le conseiller régional Rassemblement national de Nouvelle-Aquitaine Étienne Bousquet-Cassagne assure alors qu’« en accord avec les instances nationales », les propos de cette conseillère municipale lui valaient d’être « exclue de fait », soulignant que « ce type de discours n’a pas sa place » au sein du Rassemblement national. 

Fin 2013, Louis Aliot expliquait que le Front national n’a « jamais été convaincu par une campagne totalement ancrée sur l’islam. L’immigration, l’islamisation et la rupture sur la laïcité, oui, mais ne faire que de l’islamisation, […] ce n’est pas payant. Il faut voir plus large ». Le vice-président du Front national poursuivait ainsi sa démonstration : « Le fait de défendre cette ligne qui nous paraît gagnante change beaucoup de choses. La dédiabolisation ne porte que sur l’antisémitisme. En distribuant des tracts, dans la rue, le seul plafond de verre que je voyais ce n’était pas l’immigration ni l’islam… D’autres sont pires que nous sur ces sujets-là. C’est l’antisémitisme qui empêche les gens de voter pour nous. Il n’y a que cela. À partir du moment où vous faites sauter ce verrou idéologique, vous libérez le reste. […] Depuis que je la connais, Marine Le Pen est d’accord avec cela. Elle ne comprenait pas pourquoi et comment son père et les autres ne voyaient pas que c’était le verrou. Elle aussi avait une vie à l’extérieur, des amis qui étaient aux antipodes sur ces questions-là des Le Gallou et autres. C’est la chose à faire sauter ».

Le changement de nom du parti intervenu le 1er juin 2018 est à situer sur ce plan : celui de la rupture définitive avec le Front national. Pour l’instant, le constat est sans appel : une certaine vision du monde basée sur le conspirationnisme et incluant l’antisémitisme continue de rassembler des militants et électeurs du Rassemblement national.

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