Enquête chez les soutiens du professeur Raoult

Comment expliquer la popularité du professeur Raoult ? Qui sont ses soutiens et pourquoi le défendent-ils contre ses pairs ? C’est à cette question que tente de répondre Antoine Bristielle, professeur agrégé de sciences sociales et chercheur à Sciences Po Grenoble, grâce à une enquête inédite conduite auprès de plus de 1000 individus inscrits sur les groupes Facebook de soutiens à Didier Raoult.

Si, en France, il devait y avoir une figure et une seule à associer à la crise sanitaire du printemps 2020, ce serait à coup sûr le professeur de microbiologie et président de l’Institut hospitalo-universitaire (IHU) de Marseille, Didier Raoult. Tout d’abord au centre d’une controverse purement médicale lorsqu’il affirmait, à l’inverse d’une grande partie de ses confrères, que l’usage d’un médicament – l’hydroxychloroquine – était efficace pour lutter contre la Covid-19, la question s’est largement politisée et diffusée. La perspective d’un remède miracle et potentiellement rejeté pour des raisons mystérieuses avait tout pour déchaîner les passions dans une période où la menace épidémique était extrêmement forte. Les différents acteurs politiques n’ont d’ailleurs pas tardé à se positionner par rapport à Didier Raoult et à son traitement.

Ainsi, par cet enchaînement de circonstances, le professeur de médecine, inconnu du grand public début 2020, en est venu à faire les couvertures de journaux, à enchaîner les plateaux télévisés et à multiplier les vidéos sur ses différents réseaux sociaux.

Personnage fantasque et dangereux pour les uns, médecin héroïque pour les autres, le professeur Didier Raoult divise désormais profondément l’opinion publique. Alors que la controverse scientifique concernant l’usage de l’hydroxychloroquine – le traitement contre la Covid-19 recommandé par le directeur de l’IHU Méditerranée Infection – bat toujours son plein, le soutien d’une partie de la population envers le professeur Raoult ne diminue pas. Mieux encore, il semble susciter davantage de confiance qu’Olivier Véran, pourtant ministre de la Santé. 30% des Français lui font ainsi davantage confiance qu’au ministre de la Santé, alors que l’inverse n’est vrai que pour 20% des Français, selon une enquête de l’institut de sondage YouGov publiée fin mai 2020. Si Didier Raoult est souvent présenté comme une personnalité clivante, 34% des Français sont sans opinion à son égard, selon un sondage réalisé par un autre institut. Il est toutefois suffisamment populaire pour que de nombreux groupes sur les réseaux sociaux se soient constitués pour le soutenir, allant même jusqu’à rassembler 254 000 inscrits sur Facebook, pour le plus influent d’entre eux.

Qu’une controverse scientifique suscite autant d’émotion dans la population et soit à l’origine d’une telle vague de soutiens spontanés pose forcément question. Pourquoi, alors que l’efficacité de la chloroquine dans le cas présent demeure au mieux incertaine, le professeur Raoult bénéficie-t-il d’une telle popularité ? Qui sont ses soutiens et pourquoi le défendent-ils contre ses pairs ?  

C’est à cette question que nous nous sommes efforcés de répondre grâce à une enquête conduite par questionnaire du 28 mai au 6 juin 2020 auprès de plus de 1000 individus inscrits sur les groupes Facebook de soutiens à Didier Raoult. En choisissant un item de questions posées à la fois à l’ensemble de la population française dans des enquêtes récentes, mais également dans une étude menée à l’automne 2018 sur les groupes Facebook de « gilets jaunes », nous sommes ainsi en mesure d’estimer la spécificité des soutiens au professeur Raoult par rapport au reste de la population.

Une telle méthodologie d’enquête ne prétend bien sûr pas à la représentativité de l’ensemble de ses soutiens dans la population française. Néanmoins, de par son ampleur, elle donne un très bon aperçu du profil de ses soutiens inconditionnels et des raisons de leur soutien. Par ailleurs, ces individus les plus actifs ont largement agi comme des « leaders d’opinion » et des relais auprès de leurs pairs en contribuant, par leur activisme numérique, à diffuser le message de Didier Raoult à une large audience.

Un terreau de défiance politique et médiatique

La caractéristique fondamentale des soutiens au professeur Raoult est leur très fort niveau de défiance envers les institutions politiques et médiatiques.

Graphique 1. Confiance dans les institutions politiques

Sur le versant politique, la défiance est à la fois conjoncturelle et structurelle. Si la forte défiance des Français envers Emmanuel Macron a largement été pointée du doigt pendant la crise sanitaire (sa cote de confiance était de 34% au moment de notre enquête), elle atteint parmi les soutiens au professeur Raoult le niveau abyssal de 4%. La confiance envers Édouard Philippe n’est guère plus élevée, seulement 11% des personnes interrogées déclarent avoir confiance en lui. Cette forte défiance ne se manifeste par ailleurs pas uniquement envers les responsables politiques mais également envers les institutions politiques. Les partis politiques, tout comme l’institution présidentielle, inspirent, en effet, extrêmement peu de confiance chez nos enquêtés : 8% pour les premiers et 13% pour la seconde catégorie, contre 13% et 34% dans l’ensemble de la population française. Les syndicats, déjà largement décriés dans l’ensemble de la population – puisqu’ils ne bénéficient que d’un taux de confiance de 31% – le sont encore davantage dans ces sphères pro-Raoult (27% de confiance). Pour le dire plus simplement, toutes les institutions censées représenter les citoyens à des fins politiques ou sociales et déjà extrêmement décriées au sein de la population française le sont encore davantage au sein des sphères pro-Raoult.

Graphique 2. Confiance dans les médias

Sur le versant médiatique, la défiance envers les médias classiques est tout aussi manifeste. Si le différentiel de confiance dans les journaux papier n’est pas spectaculaire avec le reste de la population (respectivement 32% et 37%), la télévision bénéficie d’un statut particulier : seulement 7% des personnes interrogées ont confiance dans les informations présentes à la télévision contre 29% dans l’ensemble de la population française.

Dans ces conditions, il n’est finalement pas surprenant que la critique des médias, exercice favori de Didier Raoult – que cette critique soit directe et virulente lorsque le professeur est invité sur un plateau de télévision ou qu’elle soit plus indirecte lorsqu’il s’exprime depuis ses réseaux sociaux –, puisse être accueillie très positivement. D’ailleurs, 96% de ses soutiens considèrent que, sur beaucoup de sujets, les grands médias cachent des choses aux citoyens.

La crise sanitaire est ainsi survenue dans un contexte de défiance structurelle envers les principales institutions du pays et en particulier les institutions politiques et les institutions médiatiques. Dans ce contexte, le professeur Raoult est apparu avec un discours extrêmement fort et surtout à contre-courant des différentes élites politiques, médiatiques et médicales. Alors que les institutions officielles semblaient tâtonner dans la gestion de la crise, son discours était, au contraire, extrêmement rassurant, considérant notamment que grâce au traitement qu’il préconisait, la Covid-19 était « probablement l’infection respiratoire par coronavirus la plus facile à traiter ». Au sein de franges de la population ne croyant plus en la vertu et en la compétence des institutions censées les protéger, le discours du professeur Raoult a pu bénéficier d’une très forte audience. Sa posture d’homme à contre-courant a pu bénéficier d’un fort soutien justement parce que de très nombreux individus ne croient plus dans les discours officiels. Il ne s’agit pas de dire que le fait de surfer sur la vague de la défiance institutionnelle était quelque chose de forcément intentionnel de la part du professeur Raoult, il s’agit cependant d’affirmer que la confiance, parfois jusqu’au-boutiste, dont il a pu bénéficier et dont il bénéficie encore largement est clairement le miroir de la défiance envers des institutions largement honnies par une part conséquente de la population.

Un groupe de soutien largement populiste

Cette forte défiance envers les institutions politiques se traduit immanquablement par un comportement et des attitudes politiques particulières. Si, dans les médias, le terme « populiste » est souvent utilisé à tort et vise surtout à mettre en lumière la démagogie supposée du responsable politique qualifié de la sorte, ce terme correspond néanmoins bel et bien à une réalité. Des chercheurs ont en effet montré qu’à la traditionnelle opposition gauche/droite s’ajouterait, voire viendrait remplacer, une opposition entre le peuple considéré par essence comme vertueux et des élites (politiques, médiatiques, économiques…) corrompues. Le terme de « populisme » peut ainsi faire référence à trois choses différentes : aux idées politiques (la valorisation du pouvoir populaire, passant notamment par différents degrés de démocratie directe), au style de communication (le fait pour un leader politique de s’exprimer « comme le peuple » en privilégiant un langage simple et un style direct) et à l’organisation du mouvement politique (l’absence d’intermédiaire organisationnel entre le peuple et le leader). Nous prendrons ici en compte uniquement l’approche « idéationnelle », soit le fait pour les citoyens d’opposer des élites corrompues et un peuple vertueux auquel il faudrait redonner un pouvoir conséquent.

L’échelle d’Akkerman et al. utilisant différentes questions permet à ce titre de mesurer le positionnement « populiste » de citoyens via plusieurs items déterminant à la fois la croyance en cette distinction fondamentale entre le peuple et les élites et l’attrait pour des solutions visant à donner davantage de pouvoir politique au peuple.

Tableau 1. Échelle d’Akkerman et al. du populisme
  Soutiens à Didier Raoult Ensemble de la population
Les responsables politiques doivent suivre la volonté du peuple 88% 80%
C’est le peuple et pas les responsables politiques qui devraient prendre les décisions politiques les plus importantes 73% 58%
Les différences politiques entre l’élite et le peuple sont plus grandes que les différences au sein du peuple 83% 68%
Je préfère être représenté par un citoyen ordinaire que par un responsable politique professionnel 71% 58%
Les hommes politiques parlent trop et n’agissent pas assez 91% 89%
En politique, lorsqu’on parle de compromis, c’est qu’on renonce en réalité à ses principes 64% 45%

Même si les données sur l’ensemble de la population française soulignent l’attrait d’une large partie de la population pour ces thèses populistes, il n’en demeure pas moins que sur la totalité de ces items, les soutiens au professeur Raoult sont encore davantage d’accord avec les différents positionnements populistes. Plus de 71% des personnes interrogées préféreraient être représentées par un citoyen ordinaire que par un responsable politique professionnel (contre 58% des Français). 73% sont d’accord avec le principe de la démocratie directe, considérant ainsi que le peuple et non les responsables politiques devraient prendre les décisions politiques les plus importantes. C’est quinze points de plus qu’au sein de la population française.

Dès lors, les soutiens au professeur Raoult sont loin d’être opposés à une candidature « anti-système » en 2022, d’une personnalité ne venant pas du cénacle politique, comme Jean-Marie Bigard ou Michel Onfray, par exemple. 40% pensent même que ce serait une bonne chose pour la démocratie. Même si les profils de l’humoriste graveleux, du philosophe et du professeur de médecine sont évidemment incomparables, il est néanmoins intéressant de constater les connexions pouvant s’effectuer entre ces différents individus. Didier Raoult est intervenu à plusieurs reprises dans la web TV de Michel Onfray, qui n’hésite en retour pas à clamer son admiration pour le professeur marseillais. Quant à Jean-Marie Bigard, il ne cache aucunement son soutien sans faille au professeur Raoult. Dans une vidéo Facebook publiée le 1er juillet derneir et critiquant allégrement l’ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn, pour qui il réclame une peine de prison, il loue au contraire les mérites du professeur Raoult : « En France, on a quand même un champion du monde qui s’appelle Didier Raoult et que tous les autres pays du monde nous envient, respecté pour son travail et son expérience. »

Si une partie non négligeable des soutiens à Didier Raoult est loin d’être opposée à une candidature hors système, ils ne vont néanmoins pas jusqu’à envisager une candidature de Didier Raoult en 2022. Une large majorité de ses soutiens les plus virulents ne souhaite pas que le professeur se lance en politique, même s’ils sont néanmoins plus de 60% à envisager de voter pour lui s’il venait à se présenter.

Une sphère de défiance assez différente des « gilets jaunes »

La défiance institutionnelle et politique cumulée aux attitudes populistes n’est pas sans rappeler le mouvement des « gilets jaunes ». D’ailleurs, de nombreux articles n’ont pas tardé à effectuer cette comparaison. Pourtant, à de nombreux égards, ce parallèle est bien trop rapide et ne résiste pas à une étude plus précise. Si 80% des soutiens au professeur Raoult ont également soutenu le mouvement des « gilets jaunes » à l’automne 2019, seulement 9% de ces individus ont participé directement au mouvement.

Le profil sociologique des soutiens au professeur Raoult est tout d’abord assez différent des individus soutenant les « gilets jaunes ». Les classes supérieures sont surreprésentées dans notre étude, comparée à la population française et aux « gilets jaunes ». Les cadres et professions intellectuelles supérieures représentent ainsi 42% des répondants, beaucoup plus que leur poids dans la population française (18%) et encore largement davantage que chez les « gilets jaunes » (12%). L’appartenance aux classes supérieures et moyennes supérieures se traduit assez logiquement par un niveau d’éducation assez élevé : 55% des répondants ont au moins un bac +2. Alors que le mouvement des « gilets jaunes » avait surtout mis en pleine lumière les catégories similaires, c’est une sphère de défiance totalement différente qui exprime son soutien au professeur Raoult. On remarque également que les femmes sont davantage représentées dans notre échantillon (près de 60%). Par ailleurs, les soutiens au professeur Raoult sont assez âgés (80% d’entre eux ont plus de cinquante ans). On tient certainement là une des raisons essentielles à la mobilisation : ces personnes, plus âgées, ont très certainement éprouvé davantage de peur que leurs cadets dans la mesure où la létalité de l’épidémie se renforçait avec l’âge. Dans cette optique, le discours du professeur Raoult, proposant un traitement concret à la maladie et portant à ce niveau-là un réel espoir, pouvait être assez séduisant.

On aurait pu croire assez aisément que la forte défiance envers les institutions politiques se traduisait par un faible intérêt pour la politique et par une abstention électorale massive. Force est de constater que c’est loin d’être le cas. Si le taux d’abstentionnistes et de votes blancs lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2017 est plus élevé que la moyenne (27% contre 23% dans l’ensemble de la population française), l’écart est loin d’être impressionnant. Par ailleurs, 64% des personnes interrogées se disent au moins « assez intéressées » par la politique, soit vingt-quatre points de plus que dans la population française et huit points de plus que chez les « gilets jaunes ».

Concernant le positionnement politique, même si de nombreux participants indiquent ne pas se reconnaître dans les catégories de gauche et de droite, on constate des positionnements politiques assez différenciés, avec un léger tropisme de droite quand le mouvement des « gilets jaunes » apparaissait comme largement plus polarisé à l’extrême droite et encore davantage à l’extrême gauche.

Graphique 3. Positionnement politique parmi les répondants acceptant de se placer sur l’échelle gauche/droite

Cette diversité de positionnements politiques des soutiens au professeur Raoult se retrouve également dans la structure du vote au premier tour de la présidentielle de 2017 : 20% de vote pour François Fillon, 18% pour Jean-Luc Mélenchon et pour Marine Le Pen et 17% pour Emmanuel Macron. Même si les différences avec la population française en général ne sont pas négligeables, elles sont bien inférieures à ce que l’on peut constater dans le mouvement des « gilets jaunes » (37% de vote Jean-Luc Mélenchon, 24% de vote Marine Le Pen et des faibles scores pour tous les autres candidats). Il est aussi frappant de constater que les attitudes populistes mises en lumière dans la partie précédente ne sont pas automatiquement liées à un vote pour La France insoumise ou le Rassemblement national, représentant justement deux alternatives populistes, de gauche et de droite. En réutilisant l’échelle d’Akkerman et al. précédemment citée, Gilles Ivaldi montrait au moment de l’élection présidentielle de 2017 qu’une augmentation d’un point sur l’échelle du populisme augmentait la probabilité de voter Mélenchon de 12% et de voter Le Pen de 16%. Dans le cas des soutiens au professeur Raoult, nous avons, au contraire, affaire à des individus ayant à la fois plutôt voté pour des partis traditionnels lors de l’élection présidentielle de 2017 et présentant néanmoins à l’heure actuelle un fort positionnement populiste.

Certes défiants envers les institutions et populistes, les soutiens au professeur Raoult diffèrent ainsi largement des « gilets jaunes ». Sociologiquement, d’une part, avec un profil plus âgé, plus éduqué et appartenant à des classes sociales supérieures. Politiquement, d’autre part, ces individus sont moins polarisés et votent davantage pour des partis politiques classiques. Cela ne les empêche néanmoins pas de soutenir sans relâche une figure aussi controversée que le professeur Raoult. Il s’agit ainsi d’une autre sphère de défiance qui avait soutenu le mouvement des « gilets jaunes » sans y participer directement et qui s’exprime cette fois-ci pleinement à l’occasion de la crise sanitaire.

L’impact du comportement médiatique dans la logique de soutien

Par ailleurs, la faible confiance dans les médias classiques engendre une forme de comportement médiatique tout à fait singulière. Alors que, dans la population française, seuls 28% des individus s’informent prioritairement sur Internet, c’est le cas de plus de 75% des soutiens au professeur, un score d’autant plus vertigineux si l’on se remémore l’âge élevé de ces individus. Et lorsque ces soutiens s’informent sur Internet, c’est en priorité via les réseaux sociaux.

Graphique 4. Premier média utilisé pour s’informer

Cette situation n’est pas particulièrement étonnante lorsque l’on se remémore la très faible confiance dont bénéficient les médias classiques. De la même manière que la confiance envers le professeur Raoult est le miroir de la défiance envers les institutions classiques, l’utilisation des réseaux sociaux s’explique également par leur côté « anti-système ». L’horizontalité et l’absence de contrôle régnant sur ces espaces passent ainsi pour le gage d’une information de qualité, puisque non contrôlée par les institutions politiques et médiatiques honnies. Ainsi, parmi tous les médias en ligne et hors ligne proposés, seulement deux bénéficient d’un taux de confiance supérieur au taux de défiance : les réseaux sociaux et les sites Internet/blogs personnels. À ce niveau, les soutiens à Didier Raoult diffèrent largement du reste de la population française, où seulement 14% des citoyens ont confiance dans les informations présentes sur les réseaux sociaux.

Or, ce comportement n’est pas sans conséquences. Pour beaucoup, ce nouvel âge communicationnel serait à l’origine de l’apparition de « bulles cognitives » où l’esprit critique disparaît. Par facilité intellectuelle, il est, en effet, extrêmement désagréable d’être soumis à des informations dissonantes par rapport à nos croyances passées. Pourquoi se confronter à un avis divergent, qui est fondamentalement difficile à accepter, lorsque l’on a la possibilité d’avoir accès uniquement à un discours confortant nos croyances déjà acquises ? Les réseaux sociaux, et en particulier les groupes Facebook, sont à ce titre des espaces clos dans lesquels les opinions adverses n’ont pas place ou sont tournées en ridicule dans les rares cas où elles surviennent.

Il est à noter que les réseaux sociaux ne font qu’amplifier une tendance déjà largement présente auparavant. Ce phénomène de « bulle de filtre » largement analysé outre-Atlantique ne doit cependant pas faire peser toute la responsabilité de ce phénomène sur Internet et les réseaux sociaux. Il serait bien trop facile d’opposer des médias traditionnels par essence pluralistes et vertueux à des réseaux sociaux ne supportant aucunement la contradiction. Bien sûr, dans le cas français, aucun média classique n’est aussi ouvertement partisan que ne peut l’être Fox News aux États-Unis. Cependant, certaines chaînes de télévision et certains journaux papier présentent une ligne éditoriale clairement tintée politiquement. Le phénomène de « bulle de filtre » apparaît, au contraire, avec la multiplication des flux de communication en ligne mais aussi hors ligne et donc avec la multiplication des choix informationnels. Cela permet aux citoyens de s’informer sans être confrontés à un discours n’allant pas dans le sens voulu et cela renforce en retour la polarisation idéologique de la société.

Le point essentiel est que, dans notre cas d’étude, les personnes interrogées ne semblent pas multiplier les sources informationnelles et se contentent des informations présentes sur leurs réseaux sociaux. Or, sur les groupes Facebook, comme nous le disions plus haut, l’information est tout sauf pluraliste. Dans ces conditions particulières, le mécanisme de « bulle de filtre » est clairement identifiable. Lorsqu’on leur demande d’expliquer les raisons de leur soutien, les soutiens au professeur reprennent à leur compte, et sans aucun recul critique, les principaux éléments de langage du professeur (le fait qu’il soit un grand chercheur mondialement reconnu, qu’il respecte, lui, le serment d’Hippocrate et le fait qu’il ait correctement analysé tout ce qui s’est produit durant la crise). Même si cet argument est partiellement tautologique (s’ils le soutiennent, ils sont forcément d’accord avec lui), il n’en demeure pas moins que certaines similitudes entre la rhétorique du professeur et celle de ses soutiens sont frappantes.

Le risque des réseaux sociaux est ici clairement identifiable, lorsque leur usage ne se fait pas en complément de l’utilisation d’autres sources médiatiques, ils enferment les individus dans des « bulles cognitives » où les arguments adverses n’ont plus place. Dans ces conditions, l’exercice d’un regard critique sur les informations présentées, base de la démocratie, n’est plus envisageable. Par ailleurs, contrairement à l’idée généralement admise selon laquelle les générations plus âgées seraient immunisées de ce phénomène, force est de constater que c’est loin d’être le cas.

De la défiance au complotisme

Si les citoyens français se singularisent en Europe par leur forte défiance, les soutiens de Didier Raoult franchissent un cap supplémentaire en considérant que la parole des autorités publiques, d’où qu’elle émane, est si décrédibilisée qu’on ne peut lui accorder aucun crédit, même dans une situation aussi tragique que celle d’une crise sanitaire. Lorsque la parole médiatique et politique est si décriée, l’adhésion aux thèses les plus complotistes se trouve facilitée. 

C’est ce que l’on constate largement parmi les soutiens au professeur Raoult. En utilisant un item de cinq questions présentes également dans l’enquête de la Fondation Jean-Jaurès et de Conspiracy Watch, les résultats sont spectaculaires. Ainsi, 89% des individus interrogés sont d’accord pour dire que le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher la réalité sur la réalité des vaccins, contre 43% des Français. Mais, l’adhésion aux théories complotistes ne se limite pas aux questions médicales que la période de crise sanitaire a indéniablement rendues plus prégnantes. 43% des soutiens adhérent par exemple à la théorie du grand remplacement, soit près de vingt points de plus que ce que l’on observe au sein de l’ensemble de la population. 53% croient aux Illuminati contre « seulement » 27% des Français.

Tableau 2. Comportement complotiste
  Soutiens à Didier Raoult Ensemble de la population
Le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins 89% 43%
L’accident de voiture au cours duquel Lady Diana a perdu la vie est en fait un assassinat maquillé 39% 34%
Les Illuminati sont une organisation secrète qui cherche à manipuler la population 52% 27%
L’immigration est organisée délibérément par nos élites politiques, intellectuelles et médiatiques pour aboutir à terme au remplacement de la population européenne par une population immigrée 43% 35%
Il existe un complot sioniste à l’échelle mondiale 38% 22%

De manière plus synthétique, alors que dans la population française, 21% des Français croyaient à plus de la moitié des thèses complotistes qui leur était présentée, ce chiffre monte à 49% dans le cas des soutiens au professeur Raoult sur les réseaux sociaux.

Par ailleurs, l’étude menée précédemment sur l’ensemble de la population française montrait assez clairement que plus l’âge avançait et plus le niveau de diplôme augmentait moins les individus étaient sensibles aux thèses complotistes. Or, rappelons que les soutiens au professeur Raoult s’exprimant sur les réseaux sociaux sont avant tout des individus âgés et éduqués. Il est ainsi d’autant plus frappant de constater leur fort niveau de complotisme. À l’image du professeur, les climatosceptiques sont également beaucoup plus fortement représentés dans notre échantillon (40%) que parmi l’ensemble des Français (23%).

Conclusion

Forte défiance envers les institutions politiques et médiatiques et envers la démocratie représentative, adhésion aux thèses complotistes, influence des réseaux sociaux : cette étude nous montre finalement en creux les problématiques touchant une large part de la société française. Bien sûr, la méthodologie de cette enquête tend à surreprésenter les profils les plus virulents, mais ce sont également des « leaders d’opinion » qui vont contribuer via leur activisme numérique à diffuser les thèses de Didier Raoult. Par ailleurs, il est frappant de constater qu’en ce début du mois de juillet 2020, 42% des personnes interrogées dans un sondage de l’Ifop font confiance à l’infectiologue pour « réinventer le pays » le plaçant à cet égard sur le podium des personnalités préférées des Français. Il est également intéressant de voir à quel point les différentes études tendant parfois à lui donner raison, et souvent à lui donner tort, n’ont jamais modifié sa popularité au sein de ses groupes de soutien.

La formation de cette « bulle pro-Raoult » est donc avant tout le symptôme du dysfonctionnement du système politique français devenu incapable d’assurer de la confiance, en particulier en temps de crise. Les niveaux de défiance dans les principales institutions sont devenus si élevés qu’ils offrent un terreau fertile à ceux qui tentent de les défier. La défiance est si diffuse qu’elle agrège des individus aux profils politiques et sociodémographiques extrêmement divers, se manifestant plus ou moins selon les circonstances : les sphères de défiance « gilets jaunes » et « pro-Raoult » ne se recoupent ainsi que très imparfaitement. Et il est fort à parier que des prochains événements voient s’activer encore d’autres sphères de défiance.

Ainsi, à la défiance envers des institutions politiques et médiatiques officielles peut succéder une confiance aveugle envers des personnalités, certes hors système, mais dont le discours mériterait certainement d’être traité avec davantage de précautions. Suivant cette lecture, tout se passe comme si certains citoyens s’en remettaient dorénavant, et en dernier recours, à des personnalités alternatives avant tout parce qu’elles ne croient plus dans les institutions pourtant chargées de veiller à leur sécurité existentielle. Au fond, la popularité d’une figure comme celle du professeur Raoult est bien plus le symptôme d’une maladie chronique bien française, le malaise démocratique.

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